La fête de Yennayer doit nous permettre de nous interroger sur son articulation historique avec les traditions berbères. Nous essaierons donc de comprendre l’emboitement original qu’elle représente. En effet, des rites agraires se déroulent sous couvert d’une fête latine.
La première question que nous devons nous poser est la suivante : A quel calendrier appartient Yennayer ?
Ce qui est appelé Yennayer en Afrique du Nord correspond au 1er jour de l’année du calendrier julien.
Examinons l’hypothèse d’une étymologie berbère du mot yen-n-yur, « un de la lune ». Très bien, mais si les Berbères avait eu un comput aussi explicite pourquoi l’auraient ils abandonné ?
Yennayer est bien Ianiarius, le mois de janvier ou mois du Dieu Janus (Dieu des portes, des seuils). Il s’agit du mois du calendrier républicain romain qui est devenu au cours du deuxième siècle avant notre ère le premier de l’année romaine prenant la place de Martius, le mois de mars (avant le début de l’année romaine se situait au mois de mars).
Pourquoi Julien ?
De Julius César : le calendrier lunaire a été réformé par Jules César qui avait pris cette décision à la suite de ses voyages en Alexandrie où il a rencontré le mathématicien et astronome grec Sosigènes qui lui avait proposé un comput plus scientifique que celui du calendrier Romain lunaire très irrégulier et devenu ingérable par les pontifs(prêtres).
Pour honorer Jules César, on lui avait donné un grand mois de 31 jours,(julius -juillet). Idée renouvelé pour son neveu Octave devenu l’empereur Auguste (du nom du mois d’août de 31 jours également). C’est Auguste qui a ajusté l’année julienne à l’année solaire en intégrant une année bissextile tous les 4 ans au lieu de 3 ans depuis la réforme julienne.
Le calendrier Julien est un calendrier solaire de 11 mois de 30 et 31 jours chacun + un mois de 28 jours + ¼ de jour supplémentaire (années bissextiles tous les
4 ans), temps nécessaire à la révolution complète de la terre autour du soleil. Calendrier de 365,25 j/an. L’année solaire est exactement de 365,2422. C’est pourquoi ce calendrier a été réformé en 1582, année ou le pape
Grégoire XIII a supprimé les 11 jours de dérivation qui manquaient au calendrier julien et fit passer la date du 4 au 10 octobre (manquent 11 mn/an soit 1 jour tous les 134 ans). Ce calendrier grégorien s’est répandu en Europe Occidentale (catholique puis progressivement protestante) et était inconnu en Afrique du Nord avant le 19e siècle.
Introduction du calendrier julien en Afrique du Nord
– Evidemment le calendrier julien a été introduit dans tout l’empire romain, en Afrique du Nord latinisée tout au moins. Aujourd’hui le calendrier julien est présent partout en Afrique du Nord, d’Est en Ouest et du Nord au Sud mais il se superpose au calendrier agraire puisqu’on trouve les noms des 12 mois juliens lesquels sont accompagnés de périodes. C’est cette périodisation qui est l’illustration du caractère agraire du calendrier actuel : LYALI (les froidures blanches et noires), SMAIM (les chaleurs sèches), NISAN (les pluies de printemps) sont caractéristiques par leur durée de 40 jours chacune partout en Afrique du Nord.
D’où cela provient-il ?
Nous nous retrouvons avec trois hypothèses :
–Transmission du calendrier julien depuis l’antiquité.
Malgré le caractère « évident » de cette hypothèse, on ne peut la retenir car aucune trace de transmission n’a été retrouvée. Il y aurait eu forcément des personnes pour transmettre les noms latins des mois dans la langue et l’écriture latine, ce qui n’est pas le cas. Rome n’a pas été partout en Afrique du Nord, or on retrouve le calendrier julien dans toute l’Afrique du Nord.
– Hypothèse copte (Servier et autres dans les années 1950)
Cette hypothèse ne peut non plus être retenue car on ne retrouve pas les caractéristiques du calendrier copte qui a gardé les noms de mois des divinités égyptiennes ainsi que leur structure : 12 mois de 30 jours + 5 jours supplémentaires comme dans l’année égyptienne ancienne. Par ailleurs le premier mois de l’année copte nommé « Thout » débute en aout-septembre (héritage de l’Egypte ancienne avec la crue du Nil), ce qui n’est pas le cas en Afrique du Nord.
– Hypothèse de l’origine andalouse
C’est l’hypothèse la plus probable. Du fait de la présence partout en Afrique du Nord du calendrier julien accompagné de périodes cela fait penser plutôt à l’élaboration d’un calendrier mixte par des spécialistes de l’agriculture. Les traités d’agriculture des agronomes andalous rédigés en arabe à partir du 11ème siècle reprennent le calendrier julien espagnol (car les Espagnols, comme toute l’Europe ainsi que l’empire Byzantin avaient conservé le calendrier julien) adapté à l’agriculture contrairement au calendrier liturgique musulman lunaire depuis que le prophète lui-même a interdit tout autre comput ou découpe du temps. Mais la norme canonique l’a définitivement fixé à 12 mois lunaires sacrés sans intercaler de mois supplémentaire pour rattraper l’année tropique de 365 jours ¼ (les Arabes n’ont même pas évolué vers un calendrier luno-solaire comme les Hébreux !).
Ces agronomes andalous ont nommé les périodes LYALI, SMAIM, NISAN, termes syriaques d’origine babylonienne qui ne pouvaient être connus que des spécialistes et des érudits voyageant en Syrie. (Exemple : Ibn-al-Awwam qui a écrit au 11ème siècle le Kitab – al filaha, trad. « Le Livre de l’agriculture », traduit chez Actes Sud, 2000). C’est probablement autour de cette période que ce calendrier julien-syriaque andalou fut adopté en Afrique du Nord. En effet, c’est à la fin du 11ème siècle, en 1090, que le sultan Almoravide Yusuf ibn Tashfin annexe à son royaume nord-africain les royaumes musulmans d’Espagne. Cela continuera sous la dynastie suivante des Almohades, qui constituait un royaume unique depuis l’Andalousie jusqu’à l’Egypte et qui promut un certain nombre de savants. De plus, au fur et à mesure de la Reconquista (qui se termine en 1492), l’élite andalouse se replia sur l’Afrique du Nord (ex : Bougie), y propageant leurs idées.
Yennayer dans le calendrier agraire amazigh
Partout il s’agit du solstice d’hiver, c’est à dire du retour de la lumière.
Une différence notable entre les calendriers berbères du Nord et ceux du Sud : la conservation des noms de mois berbères dans l’oasis de Ouargla et dans le monde touareg, même si on retrouve à l’état de traces quelques bribes dans les zones du Nord tournant autour d’un personnage féminin non identifié, la Dame Babyannu déclinée phonétiquement sous différentes formes. A part cela, dans le Nord exclusivement les mois juliens et musulmans.
Kabylie : l’année débute à l’ouverture des labours, bien que le 1er Yennayer soit appelé aqerru useggwas. Quatre saisons :
– Amewwan (lexrif) eww=être mûr
– Tagrest (chetwa)= glace
– Tafsut (rbi ) fsu=étirer, épanouir
– anebdu (ssif) bdu=commencer (moissons).
On retrouve encore quelques traces de compte en décades, « ta ecret », la « dizaine » (ressemble à la décade égyptienne, pas vraiment étudié jusqu’à aujourd’hui). Jusqu’au 20ème siècle il existait encore des spécialistes du comput du calendrier, les « ihessaben » en Kabylie qui transmettaient leur savoir. On peut noter que les noms de couleurs après les 7 jours de Nisan (en mai) sont les restes de l’ancien calendrier agraire berbère précédant le calendrier julien des agronomes andalous.
Il existe deux portes de l’année « tibbura useggas » : 1er Yennayer + ouverture des labours (14 octobre).
Insla (24 juin) : fête du solstice d’été (jour le plus long).
Maroc : présence de Yennayer, semblable aux autres régions par ses mets, ses rites, ses masques. Mais ces fêtes sont plutôt saisonnières car selon les régions, les rites ont lieu à Yennayer, en automne, au printemps, en mai, donc toujours aux moments importants de l’année.
Ouargla : Ont leur propre calendrier et ignorent le calendrier julien. Jour de l’an est le 1er jour de printemps (équinoxe de mars).
2 saisons : « tagrest » ou saison morte (4 mois) et la 2ème « vivante » non nommée (8mois) divisée en 18 décades correspondants au développement et à la maturation des dattes.
Double liste des mois berbères et hégiriens.
Touaregs : Jour de l’an, le 25 octobre. Double liste des mois berbères et hégiriens.
L’année commence lorsque apparaissent les pattes de chamelle, « tallomt », c’est à dire la Grande Ourse, elle annonce la fin de la saison sèche « gharat » et le début de la saison froide « tagrest ».
4 saisons inégales + intersaisons : Tafsit = printemps (20 mai-20 juin)
Ewilan = été (21 juin-22 septembre)
Amewan = automne (23 sept-21 déc.)
Tagrest = hiver (22 déc.-19 mars), hiver noir
(28 nov.-20déc) ; hiver blanc (3-27 fév.)
La deuxième partie de janvier commence avec l’apparition de Sirius de la constellation du Chien, période de froid vif, de vent et de pluie. Tout comme au Nord, les 7 jours néfastes entre février et mars sont redoutés : el-husum avec nombreuses protections et interdits.
Parmi les seuils importants :
– Mi -janvier (solstice d’hiver ?) pour ceux dont la survie est menacée par le froid qui brûle la végétation. Perception du retour de la lumière par les paysans ? (A comparer au nouvel an chinois le 20-25 janvier au moment agricole de l’inversion du mouvement de la sève qui remonte).
– Fin octobre au sahel quand on n’a plus à redouter la canicule souvent mortelle.
Conclusion :
Yennayer est une importation doublement étrangère (Rome via Andalous) qui s’est intégré dans les traditions agraires amazighes.
Le « Revival » actuel de cette « fête » répond sans doute à une utilité sociale d’un « Nouvel an » dans un contexte de revendication identitaire, même si on triche un peu avec l’Histoire. C’est d’ailleurs ce qu’à fait l’Académie Berbère dans les années 1970 lorsqu’elle a choisi arbitrairement une date de démarrage d’un comput « berbère».
An 2956 : comput -950 avec l’arrivée au trône d’Egypte du pharaon d’origine libyenne Sheshonq 1er pour fonder la 22 ème dynastie !
Légitimité de ce comput ?
– Si l’on veut répondre à une volonté d’ancrer très loin dans l’histoire la présence des Amazighs en Afrique du Nord, la date de -950 est beaucoup trop récente, les
Amazighs étant présents en Afrique du Nord depuis beaucoup plus longtemps.
– Ce pharaon concerne davantage l’histoire égyptienne que l’histoire amazighe.
Comme on le voit la Recherche ne fait que commencer : la conception de la division du temps a été partout d’origine religieuse ; il faut donc rechercher le cadre religieux dans lequel les Amazighs ont élaboré leur calendrier. C’est probablement dans la religion ancienne des Berbères que doit se trouver la réponse !
Article destiné à une conférence organisée par l’association Tamazgha en Février 2006