30/08/2024

VOYANCE KABYLE FEMININE EN REGION PARISIENNE  

ELEMENTS D’ENQUETE

C’est au cours d’un travail antérieur (Plantade, 1988) que nous apparut le statut très particulier, tant sur le plan social que sexuel, de la voyante-magicienne kabyle, et, sans doute algérienne en général. Les éléments d’enquête présentés ici n’ont d’autre but que de prolonger ce travail à l’immigration en recherchant ce qui, en situation de transplantation, perdure, s’étiole, disparaît ou naît. Pour l’heure, nous souhaitons simplement présenter brièvement les premiers jalons d’une enquête menée auprès d’une voyante-magicienne kabyle exerçant en banlieue parisienne, enquête dont nous tenons à situer d’emblée les limites puisqu’elle ne concerne qu’une seule praticienne. De ce fait, elle ne présente qu’un aspect possible de la voyance algérienne implantée en France, et ne présage que peu des résultats qui pourraient être mis en lumière par une enquête systématique   large portant sur un nombre de praticiennes suffisamment représentatif.

     S’il est permis de parler d’une certaine efficience de cette pratique spécifique, i1 faut la chercher dans les talents d’adaptabilité développés par la voyante-magicienne face aux nouvelles formes que prend la demande.

     Cette demande formulée par les consultantes reflète des préoccupations en rapport principalement aux relations avec le mari et au destin des enfants. Ces deux thèmes ne font que prolonger les mêmes soucis que ceux existant en milieu d’origine tout en subissant des modifications dues aux nouvelles données sociologiques. Concernant le premier point (les relations avec le mari), les femmes-épouses demandent plusieurs types d’action, comme par exemple :

     – Empêcher l’époux d’accomplir des voyages répétés en Algérie auprès de sa famille. La femme cherche ainsi, en profitant de l’éloignement géographique, à instaurer et à préserver une distance psychologique avec sa belle-famille.

     – Éliminer ou tout au moins réduire les envois en argent ou en colis effectués par le mari à sa famille.

 – Amener le mari à se désintéresser de l’argent et à confier à son épouse la gestion du budget familial.

    – Donner, en cas de divorce, une issue favorable à l’épouse, et éventuellement, faire revenir les enfants emmenés en Algérie par le père.

Cet ensemble d’actions, sous-tendu par la volonté de placer l’époux sous la domination de son épouse, se révèle comme étant une des réponses possibles à la domination masculine en vigueur.

Concernant le second point (le destin des enfants), les femmes-mères recourent aux services de la voyante-magicienne pour :

    – Lutter contre le célibat volontaire de leurs enfants, filles ou garçons, alors qu’en structure villageoise, il s’agit de remédier au célibat involontaire des jeunes filles.

    – Faire revenir une fille fugueuse.

    – Faire réaliser des unions licites à leurs enfants, en empêchant éventuellement une union illicite en cours d’officialisation.

    – Faire sortir de prison un fils délinquant.

    -Etc.

Face à une demande de plus en plus diversifiée, la voyante-magicienne adapte sa pratique et tente de fournir des réponses à l’aide de moyens nouveaux, voire syncrétiques. Les formes mantiques observées chez notre voyante se présentent quelque peu différemment de celles observées au pays, même si certains aspects sont conservés.

    En milieu rural d’origine, la divination est essentiellement de type inspiré : la voyante ne fait qu’énoncer les paroles dictées par l’esprit qui l’habite depuis qu’il s’est révélé à elle lors d’une crise psychologique annonciatrice et initiatrice de sa future fonction. C’est ensuite par sa bouche que jaillissent les paroles toujours énigmatiques dictées par l’esprit, lequel lui prête aussi sa voix masculine ; il appartient, par la suite, à la consultante de se donner son interprétation en décodant le message mystérieux. Ce type de mantique ne requiert pas de support matériel et accorde toute sa valeur à la parole, ce qui s’inscrit logiquement dans la société à tradition orale qu’est encore, à bien des égards, la Kabylie d’aujourd’hui. Cette divination inspirée semble se laisser supplanter partiellement par la divination déductive lorsqu’on passe du milieu rural au milieu urbain, ce qui se produit aussi dans le passage à l’immigration.

La voyante qui nous intéresse combine les deux types de divination où, toutefois, apparaît un appauvrissement de la divination orale. Le support utilisé est toujours un vêtement appartenant à la personne concernée, vêtement jeté à plat sur le lit où la voyante se tient assise, et sur lequel elle décrypte l’agencement pris par les reliefs et les plis, autant de signes révélateurs du destin individuel. Ce procédé qui pourrait s’apparenter à la géomancie fut toujours absent des observations que nous avons pu effectuer en Kabylie ; il constitue donc pour nous une donnée nouvelle. C’est en complément, en conclusion de la séquence orale de la consultation que vient s’inscrire cette phase déductive. La consultation divinatoire en immigration requiert donc une mise en situation préalable alors qu’en terrain kabyle l’improvisation orale constitue ä elle seule la divination elle-même ; ici, la séquence orale préliminaire ne contient aucun message divinatoire lequel ne survient qu’après le procédé géomantique, au cours d’une conversation ordinaire avec la consultante.

     La partie orale du procédé mantique comporte, à notre avis, des emprunts très nets à la pratique masculine du maraboutisme, laquelle utilise les versets du Coran.

Notre voyante-magicienne, pourtant analphabète en arabe, possède un Coran et en récite par cœur des versets, notamment le vers incipit ã toutes les sourates (« Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux »), suivi de versets maudissant Satan et le Mal, la profession de foi musulmane, deux versets de la sourate d’ouverture, la Fatiha, l’appel aux Saints, avant de terminer sur la personne réelle propriétaire du vêtement : là elle loue son aspect physique (« il a bel air, son teint est éclatant » …), puis sa psychologie (« il est honnête, juste, vertueux, .. » ), ainsi que l’illustre ce texte.

Aεidu billahi min ccitan rragimin

Aεídu billahi min kull bla

Bismillahi rrehrnan rrahímin                                                                

Ak ixzu Rebbi ineεl ik a nneεul nnaεil

Steɣfir Lleh, steɣfir Lieh                                                      La ilah a illallah

Cudan a Muhemmed Rasulu Lleh             

Ya ttewhid Lleh                              

Ya xílaq, lxelq Lleh                                               

Ya Sidi εabdelqader Gilali                                  Ya Harim, Ya Karim

Sseltan ssalihin

A Mulay εabdelqader

Bab lhaga ayi                                            Ticci ines tefka                              

Abehhì ibehha                               

Akursi ines iressa                                      Iɣerban d iɣerban n zzan                                                                                    

Iberdan d iberdan n tafat

D anifi, d aεerti                                                            

D aheqqi, d adwahri                                                          

Ɣur es atriq d atrìq n ssfa                                 ɣur es abrid d abríd lfayda

Ul is d asfayan                                            Imi s d azìdan                               

Dderε is d ameqqran

Je retourne vers Dieu en me détournant de Satan

Je retourne vers Dieu en me détournant de tout ce qui est mal

Au nom de Dieu clément et miséricordieux

Que Dieu maudisse Satan comme doit l’être tout maudit

Je me repens, je me repens

Il n’y a de Dieu qu’Allah

Je témoigne que Mohammed est l’envoyé de Dieu

Dieu unique           

Le créateur des êtres

Seigneur Abdelkader Djilali

Magnanime, généreux

Le roi des Saints

Seigneur Abdelkader

Le propriétaire de cette chose

Son teint est éclatant

Il a bel air

Sa chaise est bien stable

{Les murs ?) sont de chênes zéens

Les chemins sont ceux de la lumière

Il a de l’honneur, de la vertu

Il est juste (il est ?)

11 est dans le chemin de l’honnêteté

Il est sur le chemin du bénéfice

Son cœur est honnête

Sa bouche est bonne

Sa force est grande

C’est à la suite de cette improvisation, à quelques détails près toujours la même, que s’opère le décryptage divinatoire sur le vêtement. Il peut évidemment advenir de recourir par la suite à la magie si la divination prédit des événements néfastes,

     En conclusion nous avons donc une voyante-magicienne par la bouche de laquelle s’exprime un être masculin (l’esprit qui l’habite), qui s’est approprié des prérogatives des marabouts (hommes) en utilisant comme eux le texte sacré musulman, qui fixe ses tarifs à l’avance, qui recourt parfois aux médias pour se faire de la publicité, bref qui adopte des comportements que la tradition kabyle réserve habituellement à l’homme. Le statut d’ambiguïté sexuelle que recèle ce type de personnage nous pousse à risquer une interprétation psychologique en référence au cadre théorique et méthodologique défini par l’ethnopsychiatrie. Si l’on tient compte des rapports entre hystérie et bisexualité tout en sachant que le désordre-type féminin dans cette culture, au sens que G. Devereux donne à ce terme {Devereux, 1977), est l’hystérie, on peut comprendre la satisfaction que les femmes tirent de la double allégeance sexuelle de la voyante, Ainsi elles peuvent satisfaire par « procuration » leurs propres pulsions masculines latentes tout en renforçant en elles-mêmes leur capacité d’inhiber ces mêmes pulsions.

La voyance et la magie, dans leur pragmatisme, ne font que tenter d’adapter leur action sur le réel, action de plus en plus difficile et prenant un caractère nettement plus répressif en immigration où la morale traditionnelle est invoquée face à une jeunesse de plus en plus retorse. L’émergence de l’individu et de la liberté qui lui est nécessairement liée place ces pratiques dans la difficulté et il semblerait que la jeunesse masculine immigrée ne leur accorde que peu de crédit. Mais ce savoir concerne-t-il les mères ou leurs enfants ? Les deux dira-t-on ; pourtant c’est la femme-mère qui, seule, par son empreinte, peut le faire valoir.

               REFERENCE$ BIBLIOQGRAPHIQUES

DEVEREUX, G. (1977). « La schizophrénie, psychose ethnique ou la schizophrénie sans larmes », in Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris,  Gallimard,

PLANTADE, N. (1988}. La guerre des femmes, magie et amour en Algérie. Paris,  La boîte à documents.

Article destiné au livre « Sexe et genre », De la hiérarchie entre les sexes édité par Marie-Claude Hurtig aux Editions du CNRS, Paris, 1991.

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