30/08/2024

Très exigeant le savoir-vivre maghrébin

Au pays « où le soleil se couche », des convenances très strictes. Etre poli c’est s’intégrer.

    L’éducation de l’enfant passe par la transmission d’un ensemble de techniques, de normes, de valeurs et de comportements conscients ou inconscients dispensés par les parents. Dans la société traditionnelle maghrébine, cet « enseignement », puisé dans un passé très lointain, sur lequel s’est greffé la religion musulmane, imprègne progressivement l’enfant grâce à la tradition orale transmise de générations en générations par les plus âgés. Forger un individu solidaire de son groupe familial large en reléguant au second plan ses inclinaisons personnelles, voilà quel est le but de l’éducation !

    Sidentifier au père  

Cette solidarité du groupe familial, qui compte quatre générations et de nombreux collatéraux, doit mener l’enfant vers une identification puissante à sa parenté paternelle au détriment de sa lignée maternelle, comme l’exige cette société patriarcale et patrilignagère fortement marquée. Dans ce contexte, l’individu est amené à obéir à un certain nombre de règles parmi lesquelles la politesse qui, enseignée dès le plus jeune âge, tient une place prépondérante.

Qu’est-ce qu’un enfant poli ? Si l’on posait cette question en différents points de la planète chaque groupe humain y répondrait différemment tant la notion de politesse s’inscrit dans un contexte culturel donné. Ainsi ce qui est convenable, voire la règle pour tel groupe peut paraître ignoble pour tel autre : code de bienséance, rites de soins corporels, alimentaires et vestimentaires font partie de ce que l’on peut appeler les règles du savoir-vivre.

Cet apprentissage complexe d’attitudes, de gestes et de discours, à travers les faits de la vie courante influence profondément l’enfant sans même qu’il puisse en prendre conscience.

Tarbiya, littéralement « la bonne éducation », renferme des notions aussi nuancées que la finesse du langage, le raffinement du geste, la modestie, la probité, la réserve, la décence ; au sommet de toutes ces vertus se trouve la plus valorisée, haya, « la pudeur ». Celle-ci poussée à l’extrême, offre au regard un être parfait qui honore ses parents tandis que pour nous elle n’est qu’un défaut dont il est difficile de se défaire, la timidité !

La tarbiya se remarque dans les salutations que l’enfant doit émettre le premier tout en n’oubliant pas de les rendre si elles lui sont adressées. Le salut du matin revêt un caractère particulier car il engage les actions de la journée ; il convient de saluer ses parents au réveil en leur baisant la main, les vieillards, les personnes connues rencontrées dans la rue.                                 

    « Je te coupe la parole avec de lamour »

    En situation de conversation, l’enfant apprend à ne pas tourner le dos mais au contraire à se placer face à son interlocuteur en gardant les yeux baissés s’il s’agit d’un aîné, à ne pas lui couper la parole sauf en cas de nécessité, en veillant alors à prononcer les formules requises, comme par exemple,  « Je coupe le miel de ta bouche », « Je te coupe la parole avec de l’amour », à éviter de proférer certains mots désignant des êtres méprisables (par exemple l’âne) ou d’aborder un sujet inconvenant sauf s’il prend la précaution de s’excuser au passage en disant « Sauf votre respect », ou  « Que Dieu pardonne ». de nombreuses formules de remerciement sont acquises rapidement par l’enfant qui, à partir de 5 ans, doit savoir « Bonne santé », « Qu’il fasse miséricorde à tes parents ! » etc., quel que soit son interlocuteur, enfant, homme ou femme.

    En public, l’enfant ne doit pas courir, ni chanter, ni surtout siffler car cela attire le démon et fait fuir les anges, ni parler à haute voix, ni rire aux éclats, ni bâiller, ni s’étirer en baillant face à quelqu’un, ce qui lui signifierait que lui-même et ses paroles sont déplaisantes. Si l’on bâille il convient de se couvrir la bouche avec le revers de la main gauche. « Le bâillement est une suggestion de Satan » dit-on. Une attitude à proscrire est celle qui consiste à s’accouder, le menton dans les paumes. Si l’enfant s’y laisse aller, il reçoit une sérieuse correction avec explications à l’appui : cette posture appelle un deuil, celui de la mort de ses parents ; emblématique de la déploration, seuls les veuves et les orphelins peuvent l’arborer.

    L’attitude aux repas suit également certaines prescriptions d’autant qu’il s’agit là d’un rapprochement vers Dieu qui a bien voulu prodiguer les aliments. Instant privilégié où sobriété et recueillement se conjuguent en ignorant ce que nous appelons communément « l’art de la table » avec sa pléthore de plats et de couverts. Au Maghreb, on utilise la cuillère ou plus simplement les mains selon les régions, bien que l’introduction récente de la fourchette s’étende.

    Rendre hommage à la nourriture    

    La nourriture, empreinte de sacré, oblige à mille précautions à faire acquérir à l’enfant : ne pas manger debout, ôter ses chaussures avant de s’asseoir autour du plat collectif ou de l’assiette, car c’est rendre hommage à la nourriture que de plier les genoux devant elle. Avant d’entamer son repas, il faut prononcer la formule « Au nom de Dieu » que les enfants d’aujourd’hui utilisent volontiers mais avec une perte de sens-celle-ci se résumant simplement pour eux à « Allons-y ».

    Si le plat est collectif, l’enfant aura appris à prélever sur le bord qui lui fait face sans toucher le centre, et ce, avec la main droite (la gaucherie est combattue et méprisée).Même si les aliments sont chauds, il ne doit pas souffler dessus, car l’air expiré avilit ce qu’il touche, mais plutôt s’obliger à prendre des petites bouchées. Il ne convient guère de regarder manger le voisin, ni de s’attarder au repas à la fin duquel la formule obligatoire  « Louange à Dieu » est énoncée. Il arrive que l’on place plusieurs enfants autour d’un plat commun et qu’ils se chamaillent en y cognant leurs cuillères lorsque celui-ci est vide. Dans ce cas, la mère (la grand-mère ou la tante) intervient vigoureusement pour leur expliquer que ce comportement indigne d’enfants bien élevés, s’il venait à se produire chez des hôtes, placerait ces derniers dans le plus grand embarras sachant que faire ce bruit c’est réclamer du supplément, ce qui est des plus inconvenant !

    La toilette, le diable et la prière

    Dans de nombreuses régions il est de règle d’émettre, à la fin du repas, un rot sonore pour signifier sa satisfaction dans la satiété ; cela nous mène aux antipodes de notre attitude commune envers l’éructation !

    Parmi les aliments, le pain est le plus sacralisé ; si, par mégarde un enfant en fait tomber un morceau, il doit le ramasser, le baiser et le porter à son front en s’excusant auprès de Dieu. On lui apprend à ne pas répandre les miettes et, a fortiori, à ne pas les piétiner s’il en trouve sur le sol. Actuellement on constate que le respect de cette règle ne s’applique plus guère qu’au seul pain domestique mais non à celui du boulanger, moins sacralisé. L’enfant apprend également l’existence de tabous alimentaires, notamment celui de la viande de porc dont bientôt l’évocation suffit à le dégoûter, à la grande satisfaction des  familles récemment immigrées.

    La toilette, extrêmement importante au lever doit impérativement s’accomplir avec le petit déjeuner et les mains non encore lavées ne doivent en aucun cas toucher les aliments. Pour inciter les enfants à faire leur toilette du matin, on leur a fait croire très longtemps que le diable fait « pipi » sur leur visage pendant la nuit. Ici la propreté physique se confond avec la propreté morale et l’enfant apprend par sa mère à faire sa toilette rituelle qui deviendra obligatoire avec les cinq prières quotidiennes.

    Des convenances pour séparer

    Très tôt l’enfant acquiert une autre règle fondamentale qui est de partager avec les plus démunis, cela pour l’amener plus tard à la pratique de la sadaqa, « laumône ». Bien vite il doit s’abstenir de manger devant un autre sans offrir une partie de ce qu’il a, tout comme il évitera plus tard de manier de l’argent devant un malheureux ; ainsi l’acte charitable se confond-il avec la piété(1).

    Les convenances se font l’écho d’une séparation nette entre les générations d’une part et les sexes d’autre part. C’est pourquoi le chef de famille est l’objet d’une grande déférence : les enfants ne poursuivent pas une conversation particulière en sa présence ni même ne demeurent dans la même pièce que lui. Parvenus à l’âge adulte, ils continuent ainsi de rester silencieux et de baisser les yeux face à leur père. La fille, elle, doit observer la plus grande réserve, adopter une tenue modeste, cacher ses cheveux sous un foulard, s’asseoir à l’écart, les jambes serrées et ne pas parler, ni surtout chanter. Le garçon doit également respect à sa mère mais, le lien affectif qui les unit et une attitude plus permissive de cette dernière la rendent impuissante à réprimer ses insolences.

    Au total l’enfant est forgé à ressentir, s’il ne se conforme pas aux règles du savoir-vivre, la hachouma, « la honte » ; un individu incapable d’éprouver cette hachouma est indigne. Le sentiment de « honte » est le guide incontestable vers le respect des prescriptions qui, in fine, amène chacun à l’intégration sociale. Il est évident qu’en immigration ces pratiques volent en éclats sous l’influence de la fréquentation de l’école et aussi parce que seuls les parents ont la charge des enfants ; sont perdus ainsi les liens de solidarité tissés par une prise en charge multiple capable d’imprimer à l’enfant les sentiments puissants de civilité nécessaires à son développement. Dans ces conditions il lui devient difficile de se situer entre un code des bonnes manières enseigné succinctement à la maison et le code véhiculé à l’extérieur dont il ne saisit que des bribes de sens. L’école aurait sans aucun doute un rôle primordial à jouer dans le travail d’intégration de ces enfants.

Article destiné à la revue mensuelle lécole des parents N°6 1992                             

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