Magie et sorcellerie sont des phénomènes universels répartis dans l’espace et dans le temps, jusqu’à nos jours et dans les sociétés les plus avancées (l’exemple du bocage mayennais des années 1960-70, étudié par J. Favret-Saada (1977) en est une confirmation). Les travaux qui leur sont consacrés, essentiellement anthropologiques et historiques, ne sont jamais parvenus à les distinguer de manière claire. Pour les Berbères, magie et sorcellerie ne sont que les deux aspects d’un même phénomène, tant dans l’Antiquité qu’à la période contemporaine, où le substrat ancien se laisse encore saisir dans les croyances, les formules et les rites, l’islamisation n’ayant pas réussi à les éradiquer totalement, même si elle les a reléguées à la marge en tant que «superstitions de paysans ignorants ». Avant cela, elles se développaient au sein même de la société et pouvait engager tant les destins individuels que collectifs, portées surtout par des femmes-prophétesses, dont le rôle politique s’est maintes fois manifesté au cours de l’histoire. Le personnage de la sorcière des 16ème -17ème siècles européens, pourchassée et soumise à la question par les juges du tribunal de l’Inquisition, dans le but de lui faire avouer sa prétendue participation à des sabbats ou banquets sataniques et son allégeance au Diable, n’a jamais existé en Afrique du Nord.
La différence entre le magicien et le sorcier réside essentiellement dans la nature des puissances surnaturelles auxquelles il fait appel lors de ses incantations et rituels, c’est-à-dire selon qu’il invoque des divinités célestes bienveillantes (orientées vers le Bien) ou des démons du monde infernal (orientées vers le Mal). Il n’y a donc pas un type de magicien pour le Bien et un autre pour le Mal mais seulement une personne douée de pouvoirs surnaturels suffisants pour réparer un malheur inexpliqué, imputé à un autre magicien-sorcier (dont l’action initiale n’a jamais pu être observée ni par les autochtones ni par les ethnologues, mais est soutenue seulement par le discours). Certains auteurs travaillant sur d’autres aires culturelles ont tenté de montrer que derrière ces représentations et ces pratiques se laissent deviner de vieux mythes paysans et des mythologies populaires pouvant remonter au chamanisme.
Le vocabulaire de la sorcellerie
En dehors de la sphère touarègue, le vocabulaire berbère du sorcier et de la sorcellerie est d’origine arabe, sans qu’on puisse expliquer ce phénomène d’abandon d’un lexique propre à un domaine, sauf à considérer sa nature secrète bien réelle. Au contact d’une nouvelle religion et d’une nouvelle langue, l’emprunt linguistique est une des possibilités de conserver des pratiques –condamnables?- en les nommant différemment. C’est ainsi qu’on trouve partout l’arabe sḥir, devenu sḥur, qui a donné la forme berbérisée aseḥḥar/taseḥḥart, « sorcier(e) ».Pour désigner l’action du sorcier, on trouve le verbe kerrer, « faire de la sorcellerie » (kabyle, tamazight), pour lequel Dallet(p.414) se demande s’il ne viendrait pas de l’arabe karãr, et qui a donné les substantifs akarur–ikaruren/timkurar, « sorcellerie(s)», et aussi m-ikaruren « sorcière ». Construit de la même manière, le kabyle aḥckul, « sorcellerie », a donné m-iḥckulen, «sorcière », qui selon le même Dallet, viendrait de la racine arabe CKL, « entraver » (314). En Islam la magie n’est condamnable que si elle s’attribue les pouvoirs réservés à Dieu et si elle n’est pas exercée en son nom :
« Ainsi la magie pure a été accueillie officiellement par l’Islam, et la sorcellerie ne se distingue uniquement de la religion que parce qu’elle est interdite et n’est pas exercée au nom de Dieu. » (Doutté, 1908, p. 345).
En touareg, on trouve le verbe (c)cexew « jeter un sort », sans doute issu de l’arabe ccic qui a donné émeccexew « sorcier » (de Foucauld : I, p.125), ainsi que kelew « jeter un sort » et ékelew « sortilège » à partir duquel et construit émekkelew/témekkelewt
« sorcier(ère) » (de Foucauld : II, p.799-800). Quant au cas isolé de la Settut kabyle qui désigne « la vieille, la sorcière, la maligne », le mythe raconte à son sujet que c’est en vieillissant que « la première mère du monde devint la première Settut. Elle était bien la première et la plus grande des sorcières. C’est ainsi qu’après elle, toutes les vieilles femmes kabyles sont devenues des Settut et le sont encore de nos jours » (Frobenius, mythe 9 : p.51). Un second mythe explique qu’ « aujourd’hui encore, chaque village compte quatre ou cinq sorcières capables de faire descendre le soleil et la lune dans un plat rempli d’eau, et de les faire remonter dans le ciel par le sacrifice de son enfant le plus cher, comme la première mère du monde, qui était une grande sorcière » (Frobenius, mythe 7 : p.48-9). Le passage du statut de « Première du Monde » à celui de Settut révèle, sans pouvoir en dévoiler le récit, l’existence d’une très vieille divinité féminine déchue. Malheureusement, la mémoire collective n’a pas conservé le souvenir des modalités de cette déchéance ; elle retient seulement que les sorcières d’aujourd’hui en sont les descendantes et qu’elles sont porteuses de
la connaissance permettant de recréer métaphoriquement le ciel et ses astres dans une bassine d’eau, tels que tente d’en donner une représentation schématique l’auteur allemand (Frobenius, 1921 : p.114).
De l’ancien vocabulaire, le berbère a tout de même conservé la racine GZN, « deviner, connaître », qui a donné agezzan/tagezzant, « devin(eresse) ». La répartition géographique de ce mot est quasi-générale dans tous les parlers, comme l’ont recensée K. Naït-Zerrad (2002, p.934), complétée par C.Murcia(2010) :
Tacelḥit : agzzan, « devin » ; tamaziɤt agzzan « diseur de bonne aventure », « sorcier », « devin » ; Figuig : kezzen « prédire le futur », agezzan, akezzan « devin » ; zenaga : min itagezzenen « qui pratique la géomancie », agezan « géomancie » ; kabyle : gezzen « dire la bonne aventure », agezzan « diseur de bonne aventure » ; chaoui : gezzen « dire la bonne aventure », tagezzant « diseuse de bonne aventure », « sorcière » ; mozabite : gezzen « tirer la bonne aventure », « pratiquer la divination », agezzan, « diseur de bonne aventure, devin, chiromancien » ; Wargla : gezzen, « dire la bonne aventure, prédire », agezzan « diseur de bonne aventure », devin » ; rifain : amegzu « qui prédit l’avenir, diseur de bonne aventure » ; touareg : igazan (masc. plur.), « divination par les points faits sur le sable, géomancie », ewet igazan « pratiquer la
géomancie », amesgezu (plur. imasgazan) « géomancien ».
C. Murcia pense que cette famille lexicale commune à l’ensemble du berbère pourrait dériver d’une racine GZY ou GYZ à laquelle appartient le verbe berbère du Nord (tacelḥit, tamaziɤt, mozabite), gzi, « faire des
scarifications avec la pointe d’une lame de rasoir, inciser, vacciner» ; touareg : egyez, « scarifier, inciser, vacciner, tatouer », tageyyezt « scarification, incision, vaccination » ; Ghat : eggej « vacciner ». Il pouvait donc s’agir à l’origine d’une pratique divinatoire par
scarification (Murcia, I, p.597-8).
Prophétesse libyenne et sibylle grecque
Attestée par des sources anciennes ainsi qu’au Moyen-âge et jusqu’à la période contemporaine, la prépondérance des femmes-devineresses sur les hommes-devins remonte à l’antiquité, depuis la mère de Massinissa, jusqu’à Fadma n’Soumer (Kabylie, 19ème siècle), en passant par la reine Dihya des Aurès (8ème siècle), et bien d’autres. Il est difficile de distinguer ces devineresses antiques de celles d’aujourd’hui chez lesquelles on retrouve l’expérience de
transe et de voyage intérieur sous forme d’initiation (Plantade, 1988 ; Virolle-Souibès).L’écrivain romain Varron (Ier siècle avant J.C.) avait placé la sibylle libyque au second rang de sa liste des dix prophétesses attestées dans le monde connu de son époque. Mais il y a plus.
Après sa visite du sanctuaire delphique, Pausanias (2ème siècle après J.C.) rapporte les dires des prêtres, qui pensent que le mot Sibylle est dʼorigine libyque1. Quoique l’on nʼait pas trouvé dʼétymon adéquat dans les langues indo-européennes, ni même dans les autres grandes langues écrites de lʼAntiquité, cette remarque du géographe grec nʼa pas été sérieusement étudiée (le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de P. Chantraine conclut son article par « étymologie inconnue »). Pourtant, si l’on se tourne vers la langue berbère actuelle, on peut tout à fait penser que les informateurs de Pausanias étaient bien renseignés. En effet, tous les dialectes connaissent le verbe siwel, « parler », qui a en réalité une valeur
dʼinjonctif, « parle !», dans le sens de « faire résonner la voix ».
1. Pausanias 10, 12,1 : καὶ ὑπὸ τῶν Λιβύων Σίβυλλαν λέγουσιν ὀνομασϴῆναι, « et on dit qu’elle est nommée Sibylle par les Libyens ». Sur les informateurs lettrés du périégète, C.P. Jones, «The Guides of Pausanias», in S.E. Alocok et alii, Pausanias : Travel and Memory in Roman Greece, Oxford 2001, 39. Pour les étymologies des auteurs latins, R. Maltby (cf. n.20) 565 s.u. Sibylla. Selon Diodore de Sicile (4, 66,6vk), Daphné, fille de Tirésias, fut nommée Σίβυλλα.
Même si la langue libyque reste trop insuffisamment connue pour fournir la preuve formelle de l’existence de ce verbe dans l’antiquité, sa répartition sur la totalité du territoire de l’Afrique du Nord est un indice fort de son ancienneté. Il n’est donc pas absurde d’imaginer qu’il pouvait être utilisé tel quel à l’occasion d’un rituel divinatoire, adressé à la prophétesse juste avant l’énonciation de son oracle. Cette étymologie se justifie d’autant mieux que le passage de la consonne berbère [w] au [b] grec est aisément explicable, les plus anciennes occurrences de cet emprunt se trouvant chez Aristophane (Pax 1095; 1116; Equ. 61), lequel emploie un dialecte précurseur en matière dʼamuissement du phonème anciennement noté par le digamma2.
Cette hypothèse de l’origine libyque du mot grec Σίβυλλα, désignant la « prophétesse » permet d’émettre l’hypothèse d’une évolution possible, au fil des ajustements religieux, de la « tagezzant-sibylle » de l’antiquité, vers la « taseḥḥart-sorcière » d’aujourd’hui, uniquement spécialisée dans les actions malfaisantes, C’est par le biais du poète latin Virgile que nous pouvons tenter le lien entre ces deux termes et considérer que la spécialiste que l’on nomme de manière péjorative taseḥḥart pourrait être la descendante de l’ancienne tagezzant, à la fois prophétesse et magicienne, et par la bouche de laquelle était énoncée la parole de prophétie comme parole de vérité.
2. Laissons de côté lʼoccurrence du mot chez Héraclite (DK 22 B92), transmise par Plutarque. Sur lʼattique comme précurseur dans lʼamuissement du phonème représenté par le digamma et la manière dont ce dialecte représente-le [w] latin (correspondant au phonème berbère), voir F. Biville, « Les emprunts du latin au grec ». Approche phonétique », Tome 1, Introduction et consonantisme, Louvain-Paris, 1990, 76-97. Je remercie Emmanuel Plantade de m’avoir communiqué cet article et formulé de judicieuses remarques sur ce
point.
L’auteur dresse le portrait d’une de ces devineresses massyles qui nous donne à lire les traits d’un personnage aux immenses pouvoirs généralement attribués à
la sorcière, tout en nommant celle-ci « sacerdos », « prêtresse », et sa pratique magicas artes (acc.), « arts de la magie». Le passage est celui où Dido s’adresse à Anna, sa sœur :
hinc mihi Massylae gentis monstrata sacerdos,
Hesperidum templi custos, epulasque draconi
quae dabat, et sacros seruabat in arbore ramos
spargens umida mella soporiferumque papauer.
Haec se carminibus promittit soluere mentes
quas uelit, ast aliis duras immittere curas
sistere aquam fluuiis, et uertere sidera retro ;
nocturnosque mouet Manis : mugire uidebis
sub pedibus terram, et descendere montibus ornos.
Testor, cara, deos et te, germana, tuumque
dulce caput, magicas inuitam accingier artes.
(Enéïde, IV, 483-493).
Traduction : “de là, une prêtresse massylienne vint se présenter à moi.
Gardienne du temple des Hespérides, elle donnait au dragon ses festins sacrés et veillait sur les branches de l’arbre sacré, répandant des liqueurs de miel et le pavot porteur de sommeil.
Elle prétend, par ses formules, libérer les cœurs qu’il lui plaît,
mais aussi envoyer à d’autres cœurs de durs soucis,
arrêter le cours des fleuves et faire reculer les astres ;
Elle fait surgir les Mânes nocturnes :
tu verras la terre mugir sous ses pieds et les ornes descendre des montagnes.
Sœur chérie, je l’atteste par les dieux, par toi-même, par ta tête aimée, c’est à contrecœur que je recours aux arts de la magie.”
(trad. A.M. Boxus et J. Poucet).
Dans la continuité de Virgile, on ne peut, aujourd’hui, tracer la frontière, parmi les spécialistes de la magie, entre deux catégories nettement séparées, dont l’une regrouperait celles dont l’activité se limitent aux actions bienfaisantes, et l’autre celles qui se consacrent aux seules actions néfastes, le discours exprimant plutôt un commun savoir et pouvoir surnaturel, accordé tant à la
tagezzant qu’à la taseḥḥart. Autrement dit, sorcellerie et contre-sorcellerie sont les deux faces d’une même monnaie ; cette conception ne saurait être mieux rendu que par cette formule ramassée, entendue quelquefois par les ethnologues lors de leurs enquêtes de terrain, « Qui sait faire sait défaire, et inversement ! ».
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Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) Tome XLIII-2019