30/08/2024

SACRIFICE CHEZ LES LYBIENS (Hérodote, IV, 188)

L’établissement d’un passage du texte des Histoires d’Hérodote portant sur la manière dont les anciens Libyens sacrifiaient à leurs dieux a suscité, parmi les hellénistes, une controverse non encore tout à fait éteinte. Les manuscrits donnent : « Θυσίαι δὲ τοῖσι νομάσι ἅιδε. επεὰν τοῦ ὠτος : ἀπάρξωνται τοῦ κτήνεος, ῥιπτέουσι ὑπὲρ τὸν δόμον, τοῦτο δὲ ποιήσαντες ἀποστρέφουσι τὸν, αὐχένα ἀυτοῦ » (IV, 188), « Tels sont les sacrifices chez les nomades. Dès qu’ils ont offert en prémices l’oreille d’une tête de bétail, ils la lancent au-dessus de leur habitation, cela fait, ils tordent le cou de la

Victime ». Cet état du texte s’est maintenu jusqu’au XVIIIe siècle, moment où il a donné lieu à une nouvelle conjecture du philologue allemand, J.J. Reiske.  

Arguant qu’on ne peut continuer de désigner par le terme de « maison » des habitations de nomades qui ne pouvaient être que des huttes de joncs, Reiske établissait alors « ὦμον », ’omon’, « épaule », ou « ‘bomon’, « autel », au lieu de δόμον« ‘domon’, « demeure » (Neumann, 1892 : p. 136). Cette rupture avec la tradition manuscrite a conduit certains érudits à des traductions fautives, notamment en français. De ces deux conjectures, c’est celle de « par-dessus l’épaule » qui a prévalu, sans doute parce que le geste magique de jeter quelque chose « par-dessus l’épaule », c’est-à-dire « derrière soi » est un geste familier dans le folklore européen. Ces traductions donnent par exemple, « Ils coupent comme prémices un morceau de l’oreille de la victime, qu’ils jettent par-dessus leur épaule, cela fait ils lui tordent le cou en arrière » (Legrand, 1949), ou bien,  « Après avoir offert comme prémices l’oreille de la victime, ils la jettent au-delà de leur seuil, puis ils tordent le cou de la bête » (Berguin, 1932).  Dans son apparat critique, Legrand retient la conjecture de Reiske qu’il justifie en recourant à deux arguments discutables, « Omon est une conjecture de Reiske ; tous les bons manuscrits donnent ‘domon’, mais ce mot ne paraît chez Hérodote que dans un texte d’oracle pour désigner le temple d’Apollon (V, 92). Ici que désignerait-il ? Les nomades n’avaient sans doute pas de temples et ‘domon’ serait un terme bien fastueux pour désigner l’habitation du sacrifiant, qui n’était qu’une modeste hutte faite de tiges d’asphodèle et de joncs » ; pourtant, comme le suggère avec bon sens St. Gsell, « Il est vrai que les nomades n’avaient pas, à proprement parler, de maisons, mais le mot peut signifier simplement ‘habitation’» (191, note 5).

De l’avis général, la difficulté vient de l’impossibilité à documenter ce rituel, dont on s’accorde à reconnaître la particularité. La discussion est reprise par trois auteurs dans un récent commentaire d’Hérodote ; ceux-ci souscrivent à la critique formulée il y a plus d’un siècle par Neuman, qui recommandait de ne pas tenir compte des conjectures proposées par Reiske, et de demeurer fidèle aux manuscrits. Ne trouvant rien de comparable à mettre en parallèle avec ce rituel singulier, ils le considèrent donc comme indigène, « Parallels for this sacrificial ritual, which must be taken as authentically indigenous and inspired by the need to protect the house, are not known » (Asheri, Lloyd, Corcella, 2007 : p. 711). L’historien punicisant, M. Fantar, va également dans le même sens en affirmant que « Le procédé ne semble pas avoir été emprunté ni à l’Egypte ni à la Phénicie. Il s’agirait plutôt d’un rituel particulier à eux. Voilà un élément en faveur d’une origine autochtone de ce culte adressé au soleil et à la lune » (p. 260).

Dans son ouvrage sur le symbolisme de l’art rupestre du Sahara, J.L. Le Quellec critique à juste titre la conjecture de Reiske ainsi que le point de vue de Legrand, et trouve fascinant de pouvoir signaler un écho de ce geste dans la Libye contemporaine, auprès d’un écrivain  relatant ses souvenirs d’enfance. En effet, cet auteur libyen, A.F. Hashim, écrit que son père arrachait la rate du mouton sacrifié à l’Aïd-el-Kebir pour la lancer sur la plus haute porte de la maison, où elle restait collée un certain temps, jusqu’à ce que le soleil et le vent la fissent tomber. Grâce à ce témoignage, la considération de Legrand perd beaucoup de son crédit même s’il n’existe malheureusement pas d’autre témoignage (Le Quellec : p. 191).

 Pourtant, des témoignages allant dans ce sens existent bel et bien, et si on les prenait en compte ils feraient, non seulement perdre encore du crédit à la considération de Legrand mais réfuterait celle-ci de façon définitive. Pour cela, il suffit d’explorer un domaine parmi l’un des plus conservateurs de très vieilles traditions, celui des mythes et des contes.

La preuve indiscutable du non-fondé des conjectures et des considérations des deux érudits se trouve dans les contes de Kabylie, région éloignée de la Libye, ce qui montre au passage que ce rituel appartenait probablement à tous les anciens Berbères. Le souvenir de ce geste demeure en effet intact dans la mémoire des conteuses kabyles. On le trouve restitué dans plusieurs versions du type ATU 313E* de la classification internationale. Ce type raconte  l’histoire d’une jeune fille qui, pour échapper à la décision de son frère de se marier avec elle, s’enfuit et  trouve refuge dans une grotte, fermée par un gros rocher, ou en haut d’un palmier. Son frère la retrouve et lui coupe la main, laquelle, après de nombreuses péripéties, lui est restituée par un oiseau. Ces versions kabyles fournissent avec une précision stupéfiante les deux détails essentiels qui composent le geste décrit par Hérodote : le lancer de la partie coupée du corps ainsi que la direction vers laquelle il est orienté, en l’occurrence le toit de la maison. Plusieurs exemples permettent d’en juger : « En arrivant il jeta sur le toit de la maison la main, encore toute sanglante, de Zalgoum » (Mammeri : p. 19) ; « Dès son arrivée, Aïssa jeta la main ensanglantée de sa sœur sur le toit de la maison » (Aït Mohammed : p. 87) ;  « La mère prit la main de sa fille [] lui mit du henné et la déposa sur le toit de la maison » (Rabdi : p. 89) ; « La main de

Aïcha avait été emportée par un aigle [] L’oiseau la déposa sur le toit » (Yakouben, p. 72-3). Même si le contexte de ces contes n’apparait  pas d’emblée comme étant celui du sacrifice, rien ne dit le contraire non plus. L’important ici est de montrer que le faîte de l’habitation quelle qu’elle soit (hutte, tente, bâtie en dur à toiture en terrasse ou à versants), constitue bel et bien le lieu de destination de parties du corps lancées par le sacrificateur ou le sacrifiant. Sachant par ailleurs l’importance qu’occupe la couverture de l’habitation comme lieu de rites divers, à travers toute l’Afrique du Nord contemporaine (sacrifice en son honneur au moment de la couverture de la maison ; lieu où l’on montait pour chasser le vent à l’aide d’une massue ; lieu où l’enfant prend le premier repas de son premier jeûne ; lieu de pratiques magiques, etc.), il n’y a rien d’étonnant à ce que des prémices de sacrifice puissent y être déposées. Même les maisons kabyles au toit à deux versants continuaient jusqu’à une période récente d’être le lieu de ces pratiques, notamment  la poutre faîtière. 

Ces prémices exposées au-dessus des habitations étaient-elles offertes au Soleil et à la Lune, conçus comme les principales divinités, comme le laisse entendre le texte d’Hérodote ? Aux oiseaux de proie, comme le disent les contes ? Représentaient-elles une protection pour la maison et ses gens ? Les questions sur le sens et la valeur de ce geste demeurent encore sans  réponse. Quoi qu’il en soit, les conteuses kabyles mettent définitivement fin à une discussion de deux siècles, en donnant raison à Hérodote, et en faisant un sort à la conjecture de Reiske et aux traductions des érudits qui l’ont suivie.

BIBLIOGRAPHIE

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AIT MOHAMED, S., 1999, « Zalghoum, la belle promise », Contes magiques de la Haute Kabylie, Paris, Autres Temps,  p. 81-94.

ASHERI D., LLLOYD A, CORCELLA A, 2007 – A Commentary on Herodotus Books I-IV, Oxford University Press, XVI-722 p.

FANTAR, M., 1981, « Cultes et pratiques rituelles : contamination de la religion libyque et africanisation des divinités carthaginoises et romaines », L’Afrique du Nord dans l’antiquité, Paris, Payot, p 243-75.

GSELL, St., 1916, « Hérodote », Textes relatifs à l’Afrique du Nord, Alger, 46 p.

HERODOTE, Histoires, IV, 188.

LE QUELLEC, J. L., 1993, Symbolisme et art rupestre au Sahara, Paris, L’Harmattan, 638 p.

MAMMERI, M., 1980, « Zalgoum », Tellem chaho ! Contes berbères de Kabylie, Paris, Bordas, p. 9-33.

NEUMANN, R., NordAfrika nach Herodot, Leipzig, 1891, 165 p.

RABDI, L., 2006, « Ԑica à la chevelure d’or », Contes de la tradition orale kabyle, Paris, L’Harmattan, p. 84-94.

REISKE, J.J., 1761, Animadversionum ad Graecos auctores volumen tertium, Thucidides, Herodotus et Aristides, Leipzig, 572 p.

YAKOUBEN, M., 1997, « Aïcha Smana », Contes berbères de Kabylie et de France, Paris, Karthala, p. 70-73.

Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) tome XLII-2019

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