30/08/2024

PRISONNIERE DE MA MERE.

Le cas Malika

Nous souhaitons donner au cas présenté ici une valeur illustrative de ce que peut être la relation mère-fille telle que elle peut s’exprimer chez une jeune fille maghrébine vivant en France ; la situation conflictuelle éclate à la faveur d’une confrontation brutale entre le code collectif de l’honneur, référant culturel de la mère immigrée, et le choix individuel de la fille, laquelle a pourtant parfaitement intégrée les valeurs de ce code par l’éducation que elle a reçue mais aussi des idées de liberté et d’épanouissement personnel.

Lhistoire de Malika

    Au moment où cette histoire s’est produite (1984), Malika avait 25 ans et vivait en France avec sa famille depuis 16 ans. Ce fut donc une fillette kabyle de 9 ans qui débarqua dans les années 1960 en banlieue parisienne et qui fit toute sa scolarité en France. Fille sensible et  intelligente, elle préparait alors une licence de Lettres. Elle fumait et prenait des contraceptifs à l’insu de ses parents et se plaisait à se montrer aux autres comme une fille libérée des contraintes et coutumes Kabyles qui l’avaient façonnée ; son maître-mot était la liberté.   

    Au cours de ses études elle fut éprise d’un étudiant français très amoureux d’elle. Ils se fréquentaient depuis plusieurs mois lorsque la mère apprit par des tiers la liaison de sa fille et menaça de se suicider si le mariage venait à se produire. Elle ne mangea plus, ne dormit plus et passa son temps à pleurer, bref elle se laissait dépérir. Malika en parla à son ami, lequel essaya en vain de la persuader que en allant voir les parents il pourrait se faire admettre, mais Malika, elle, ne parvenait pas à lui dire autre chose que « c’est impossible », comme prise d’un mouvement de panique à l’idée que son ami se retrouve en face de ses parents. Nous étions parmi ses meilleures amies « compatriotes » et elle se confiait aisément à nous : « Je deviens folle, je ne supporte pas de voir ma mère dans cet état, je voudrais mourir, je n’aurais jamais du exister parce que mon existence n’a pas de sens et que il n’y a pas de solution à ma situation. La voir pleurer est une véritable torture pour moi, j’ai envie de hurler, de me frapper la tête contre le mur, ses yeux sont tout abimés par les larmes ! ».

Malika se débattait depuis plusieurs jours dans un dilemme effroyable où sa vie et celle de sa mère étaient en jeu car, quelque pouvait être la décision prise, elle  sera un échec :

– soit la mort de sa mère (signifiée clairement par cette dernière),

– soit sa propre mort (c’est ainsi que elle vivait l’éventuelle séparation de son ami)

Dans les deux cas le résultat aboutissait à sa propre destruction :

– sa mort à elle ;

– la mort de sa mère (dès lors elle-même ne peut plus exister).  

    Au bout du compte, malgré nos encouragements enflammés à suivre son propre désir, elle « choisit » celui de sa mère qui est évidemment celui du groupe. Elle renonça donc à son ami, lequel désespéré, chercha longtemps à la recontacter par notre intermédiaire, en vain. Quelques mois plus tard elle se précipita dans les bras du premier Kabyle rencontré et l’épousa rapidement, tout en sachant que il ne lui conviendrait pas car peu scolarisé et tenancier d’un café-restaurant, milieu que elle abhorrait. Depuis elle n’a de cesse de s’en plaindre en tout premier lieu à sa mère,  laquelle se trouve satisfaite puisque elle-même se plaint de son mari depuis son propre mariage ; désormais la communication est devenue possible puisque véhiculée par le même langage. Mais aujourd’hui c’est encore les larmes aux yeux que Malika nous évoque son histoire en se remémorant la souffrance intolérable qu’elle ressentait lorsqu’elle voyait pleurer sa mère par sa faute. Son mariage demeure une autopunition en même temps qu’une punition infligée à sa mère à laquelle elle va souvent rendre visite pour lui exhiber sa souffrance, l’accusant ainsi de lui avoir gâché sa vie.

La Relation mère-fille

Cet exemple tragique montre à point la fille kabyle, et plus généralement la fille maghrébine ne saurait exister indépendamment de sa mère. Elle n’a pas à choisir d’autre destin que celui de sa mère, dicté par elle. Il s’agit donc pour la mère de tout mettre en œuvre pour forger un être en tous points correspondant à ses désirs, eux-mêmes conformes au modèle social dans lequel elle pourra se retrouver. Cette réincarnation d’elle-même ne pouvant s’opérer avec le garçon,  c’est la fille seule qui peut être porteuse des stigmates de sa mère.

Quel type de relation la mère développe-t-elle avec sa fille ?

Déjà à l’état fœtal, la fille est perçue comme fatigant davantage sa mère que le fœtus mâle. Le ventre est plus douloureux, plus lourd à porter. Le fœtus-fille est plus cannibale, les envies nombreuses et plus pressantes. On croit à une malignité du fœtus, qu’il soit mâle ou femelle, mais on accorde une malignité plus grande au second ; des expressions comme « elle me dévore » « elle me suce » attestent d’une représentation du fœtus dévorant. De même, l’accouchement d’un garçon est plus aisé que celui d’une fille. La naissance d’un garçon est source de joie, celle d’une fille de tristesse. Le maternage aussi est différent selon le sexe de l’enfant :            

  • Tétée plus courte pour les filles.
  • Sevrage plus précoce.
  • Exigence plus précoce de la propreté.
  • Caprices moins bien tolérés que ceux du garçon.

On pourrait continuer longuement cette énumération sur les attitudes différentielles de la mère. Quelques années plus tard l’éducation rude comporte des châtiments corporels pouvant porter sur le sexe de la fille alors que les parties génitales du petit garçon sont toujours préservées. Il arrive à la mère de pincer ou de mordre la vulve de sa fille ; la pimentade de la vulve et de la bouche est également en vigueur. Il existe en Kabylie une forme d’infanticide culturellement admis qui consiste, pour la mère, à étouffer « sans le vouloir » son bébé durant son propre sommeil lorsqu’elle s’est endormie avec lui durant la tétée. On peut imaginer que ce type d’infanticide toléré peut permettre d’éliminer une fille jugée de trop dans la fratrie. Très tôt le corps de la fillette est marqué négativement. Le narcissisme structurant de la fille se trouve ainsi peu à peu entamé par la mère. Les imprécations comprenant des souhaits de mort sont souvent le lot quotidien des fillettes. A la puberté les seins naissants sont objet de traitements particuliers, comme par exemple obliger la fille à vouter le dos, à bander ses seins, ou à les frapper symboliquement avec une chaussure appartenant à son père tout en récitant des formules destinées à les faire régresser. Au plan sociologique la mère à la responsabilité de conformer sa fille à la norme sociale ; cette responsabilité dans laquelle elle s’investit pleinement la conduit à une dévoration de l’identité distincte de son enfant. Celle-ci va rapidement renoncer à ses propres désirs et projets et se conformer à ceux dictés par sa mère. Son corps est dévalorisé ; seuls le mariage et la maternité pourront la faire accepter, tout comme a été acceptée sa mère. On peu supposer que la fillette va peu à peu se haïr et par la même haïr sa mère qui est faite comme elle. Cette haine envers sa mère est génératrice d’angoisse et conduit à ce que J. Bowlby a nommé l’attachement anxieux. C’est par le jeu de l’identification avec sa mère que la fillette mettra toutes les femmes dans le même sac, à commencer par elle-même ; sa dépendance vis-à-vis de sa mère lui permet en quelque sorte de s’oublier dans la fusion avec elle. D’après J. Bowlby, l’attachement anxieux n’est pas le résultat d’un maternage excessif de l’enfant, comme on le dit souvent, mais « provient du fait que les expériences de l’enfant l’ont conduit à construire un modèle de figure d’attachement qui a des chances d’être inaccessible et/ou indisponible lorsqu’il y fait appel ». D’après cet auteur les critiques, reproches, humiliations de la mère conduisent à cet état d’attachement anxieux. La mère qui menace sa fille de l’abandonner ou de se suicider si elle ne se conforme pas à ses exigences la rend déjà responsable de son éventuelle disparition. La mère kabyle fait en sorte que son amour et son approbation soient fonction de l’obéissance de sa fille à toutes ses exigences. Elle peut même lui faire intérioriser que son comportement méchant la rend malade et pourra, si elle continue, être la cause de sa mort (cf. le chantage affectif de la mère de Malika). Dans ce type d’éducation, il n’y a pas de place pour l’épanouissement personnel. On peut conclure avec J. Bowlby que  « plus on a fait agir des pressions morales, plus il/elle sera attaché(e) au parent et plus l’idée de le quitter entrainera angoisse et culpabilité, mais plus il aura d’amertume au fond de lui-même d’avoir été traité ainsi ». C’est pourquoi Malika n’a pas fugué mais est restée dans la voie convenant à sa mère malgré son sentiment d’anéantissement et d’échec personnel.

Il existe un symptôme culturel féminin appelé « le mal de tête » qui peut être mis en relation avec cet attachement anxieux ; en effet il appelle un remède que se prodiguent mère et fille ; le bandage serré de la tête et la pression manuelle des tempes. Une enquête personnelle menée en milieu psychiatrique kabyle en 1982 nous révéla que chaque dossier féminin comportait la mention « céphalées ». La migraine de la jeune femme est un mal commun que’elle adresse à sa mère, et l’on peut se demander si ce choix de symptôme culturellement structuré ne serait pas la manifestation d’un refus de se conformer aux exigences de la mère qui empêche sa fille de penser ; la tête étant faite pour penser ne souffre-t-elle pas si on la prive de cette activité ? La jeune femme en présentant le même symptôme que celui de sa propre mère lui signifie que elle avait raison lorsque elle disait souffrir à cause de son mari et de ses enfants (il existe un véritable culte du masochisme féminin comme le montre ces litanies quotidiennes : « Je souffrirai jusqu’à ma mort »,  « Je n’ai pas de chance », etc. Tout se passe comme si la solidarité féminine ne pouvait s’exprimer que dans la souffrance partagée, comme si le « mal de tête » offert par la fille à sa mère était un symptôme identificatoire.

La place du père

    La présence réelle du père auprès de ses enfants est très faible ; pour l’enfant il existe surtout dans le discours de la mère qui le présente souvent comme une menace tant pour l’enfant que pour elle-même. On peut supposer aisément que lorsque la fillette découvre la contradiction maternelle quant au rapport de celle-ci avec le père, elle éprouve un important bouleversement intérieur. Car cette mère qui se plaint de son mari, de son manque d’égards, de son abandon, qui se considère comme sa victime, qui se présente comme martyre du mariage, cette même mère pousse en toute hâte sa fille vers le mariage, le décrivant, contre toute vraisemblance, comme l’idéal à atteindre. Ce mensonge traduit par la plainte de la mère dès le début de mariage signifie qu’elle a été trompée par celle qui lui avait dépeint le mariage comme idéal à atteindre.

M. Hamoumou, dans un travail consacré aux relations parents-enfants chez les Algériens immigrés (*), a montré par une approche de clinicien basée sur les tests TAT et Rorschach que, pour les jeunes filles en question, le père demeure lointain, inaccessible, inapprochable tandis que la mère apparaît très ambivalente, à la fois nécessaire et très angoissante. Ces conclusions corroborent nos premiers jalons de réflexion à propos de ce que nous avons appelé le « cas Malika ». S’ils ne permettent pas pour autant de tirer des conclusions fermes, ils offrent des pistes de recherche possibles qui tiennent compte des éléments psychologiques et ethnologiques dans une démarche complémentariste.                                     

*M. Hamoumou, « L’honneur perdu » : les relations parents-enfants dans les familles d’immigrés algériens, in Annales ESC, Juillet Août 1986, n°4, pp.771-787.

Article destiné à la revue Migrations-Santé, n°64/65, Juillet/Octobre1990.

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