30/08/2024

PRINTEMPS – TAFSU(Y)T

Bien que les connaissances soient parcellaires en matière de cosmogonie berbère, il est raisonnable de penser qu’en ce qui concerne les représentations du cycle annuel, l’Afrique du Nord connaissait une situation semblable à la Rome d’avant l’instauration du calendrier julien, et qui jusque là, situait  le nouvel an au 1er mars. On retrouve, en effet, jusque dans la période contemporaine, de nombreuses cérémonies et rituels de printemps répondant à l’idée d’un temps nouveau engageant la prospérité des troupeaux et l’abondance des récoltes, enjeux

vitaux dans un monde de pasteurs et d’agriculteurs. Il était donc fondamental de fournir l’eau et l’herbage au bétail, d’assurer la fécondité des animaux et la production de leur lait, ainsi que l’entretien des champs et des vergers. La grande fête de renouvellement devait donc correspondre à ce que l’on appelle aujourd’hui amenzu n tefsut, « le premier jour du printemps », dont la célébration s’effectuait encore avec un certain éclat au milieu du XXe siècle.

La fortune du printemps n’a  pas échappé à l’esprit visionnaire du poète kabyle, Si Muhand U Mhand :

         Af asmi mmugren tafsut                                 Au jour où ils sont allés à la rencontre du printemps                   

         Argaz tameţţut                                     Hommes et femmes

         rebḥen akk° medden fell-as.                        Ce fut bonne fortune pour tous.

(M. Mammeri, Isefra, poème 203, p 359)

Ni à celui d’un autre personnage de vérité, la vieille femme des contes, au savoir ancestral délivré dans le lieu chtonien d’une grotte :

« C’est la saison bénie, on voit tous les jeunes bourgeons… Le blé commence à poindre… Le soleil fait briller tous les taillis qu’il couvre de perles… Dans la mer, des armées de jeunes poissons frétillent en tous sens… Les perdrix et les cailles vont à leurs petits qui viennent d’éclore… Les fleurs… Les abeilles butinent, des sources jaillissent, les ruisseaux chantent. Tout le monde part en pèlerinage près des tombeaux des saints… et les hommes offrent à Dieu « l’offrande de la fleur », (sadaqat en-nouar), la promesse de récolte. Les enfants chétifs et tout le monde se baignent  pour fêter la pureté de l’eau.

Béni est le printemps ! » (Scelles-Millié, « Les génies des saisons et des mois » Contes arabes du  Maghreb, p. 210). 

Tafsut, fête de l’équinoxe de printemps

Tafsut/tifsit, mot pan-berbère, vient de la racine FS(W) « défaire, délier, étirer la laine, s’épanouir », en tachelhit il désigne aussi le « mil sauvage » ; mais ces traductions sont loin d’épuiser toutes les nuances que portent en elles des notions aussi chargées de sens que celles de croissance et de développement. Le pluriel tifswin désigne les cérémonies, les moments marquants, ce qui implique que le printemps ne se réduit pas à une seule journée. Le retour du printemps se déroule sur une période de quelques semaines au cours desquelles, s’inscrivent plusieurs séquences identifiables : les prémices et l’accueil de la saison nouvelle accompagnés de prescriptions alimentaires, l’inauguration d’un nouvel horaire de pâturage, les jeux et batailles rituels, les rites sexuels.

Les Touaregs, lorsqu’ils énumèrent les saisons commencent par nommer celle du printemps (du 28 février au 27 mai), et même s’ils s’accordent à dire que l’année commence à la fin du mois d’octobre (moment du retour de la végétation dans les zones désertiques), le nouveau cycle annuel contient l’idée du renouveau de la végétation. A en juger par le témoignage  de M. Khawad  (Tisuraf, 3,1979, 79-82), au sujet de la fête de  tagdudt, il semble bien qu’il existe un lien entre la pluie, la reverdie et le début du cycle annuel :

« La tagdudt est une ancienne fête berbère qui se déroulait à la fin août, au moment de la sortie d’une étoile qui  paraît à la fin de la saison des pluies, au moment de la montée de l’herbe nouvelle et signale le renouvellement de la nature. Au pluriel l’année se dit Ilan, de Ala : herbe nouvelle. Et lorsqu’on dit l’an dernier (nadana) ou l’an prochain (ourazan), c’est à la période précédant ou suivant la saison des pluies que l’on pense ». 

Pour les Kal-Adaɣ du Mali, l’année commence au début de la saison des pluies (mi-juin) et fait l’objet d’une grande fête collective. Après un rituel guerrier nocturne, les dépouilles de bœufs sacrifiés sont dissimulées dans la maison d’une vieille femme. De la durée de leur recherche par la population dépend l’avenir, leur découverte précoce étant de mauvais augure. Enfin, la fête se termine par des chants et des danses.

Nombre de cérémonies de printemps sont associées à des rites de renouvellement du temps, et partant, d’année nouvelle : la célébration (préférentielle ou prescriptive) des mariages (Kabylie, Maroc, Ouargla, Djerba), la procession du lit de « Lalla Mansoura » (mariée symbolique) dans plusieurs régions du Maroc, de Tunisie, ainsi qu’à Ouargla. A Sabrya, village situé à 40 km de Douz, dans le sud tunisien :

 « Comme la tonte des moutons, le mariage est un rite saisonnier qui s’intègre dans la vie économique et sociale du groupe tout entier : étroitement lié au cycle de la vie nomade, le mariage doit tenir compte du mouvement des astres afin d’être le signe d’une année prospère, c’est pourquoi il se situe aux alentours de l’équinoxe de printemps et chaque tribu y rassemble ses fiancés par trois ou quatre couples » (Ferchiou : 132).

Dans le Dra on appelle « nouvel an » la première moisson de mai. Le souvenir d’un début d’année située au retour du printemps est encore explicite à Ouargla. Soulignons au passage qu’il est remarquable que cette oasis connaisse un comput du temps semblable à celui de l’ancienne Egypte dont chacun des douze mois de trente jours était divisé en trois décades. L’année ouarglie commence à l’équinoxe de printemps et comprend deux saisons inégales dont la plus importante est celle qui débute l’année et qui compte huit mois découpés en trois périodes inégales, se divisant elles-mêmes en un certain nombre de décades. Cette période particulière s’appelle lweqt n temẓin, « le temps des orges ». Une lettre du Commandant Rinn témoigne d’une fête de printemps observée à Ouargla le 9 mars 1884, jour de l’Achoura, le nouvel an islamique. La description qu’il en donne est celle des carnavals maintes fois notés en diverses régions et qui comportent des déguisements en animaux, tels le lion et le chameau, livrant combat à des personnages ; pour signifier la reverdie, l’un des personnages est déguisé en palmier vert, entouré de tiges de l’arbre avec leurs feuilles, tout cela accompagné de musique, de chants et de danses. Dans toute l’Afrique du Nord, de nombreuses anciennes fêtes saisonnières ont été transférées à celles du calendrier liturgique musulman. Celle du printemps, dont le sens était le départ du nouveau cycle annuel, a été ainsi naturellement intégrée au nouvel an de la nouvelle religion.

Accueil du printemps 

En forme de prémices, en Kabylie, la veille du premier jour du printemps  est consacré à la préparation de

seksu uderyes (couscous de thapsia): hommes, femmes, enfants, munis d’une tagelzimt (binette) vont faire une ample moisson de aderyes (thapsia) pour en utiliser l’écorce des racines. Une fois rentrées, les femmes préparent la décoction en extrayant le suc qu’elles jettent dans une marmite contenant de l’eau à laquelle elles ajoutent des œufs et de l’orge, le couscous est cuit par-dessus. Les œufs durs sont mangés à part ou coupés et mélangés au couscous. La thapsia est un purgatif puissant et possède des vertus médicinales contre divers maux (coup de froid, douleurs articulaires, troubles digestifs),  il ne faut donc ne pas la diluer en buvant. L’accueil du printemps se fera le lendemain avec un corps purifié.

Amager n tefsut, « l’accueil du printemps » a donc lieu le lendemain. On se lève tôt le matin, les femmes se fardent, se vêtent de leurs plus beaux atours, se parent de leurs bijoux et partent avec les enfants en emportant une assiette de tiɣrifin (crêpes) qu’elle lève vers le ciel en souhaitant la bienvenue au printemps : 

          A Lalla Tafsut, a m ijğğigen,                              Ô Dame Printemps à la parure fleurie

          A tikli n tsekkurt ger iberwaqen,                             Ô démarche de la perdrix entre les asphodèles

         Nekki mugreɣ-kem-id s icebbwaḍen                     Je viens vers toi, chargée de crêpes

         Kemmi, mager-yi-d s ijeğğigen!                        Viens vers moi, chargée de fleurs !

Les jeunes, quant à eux, cherchent à dénicher les œufs dans les nids d’oiseaux, les enfants à cueillir des bouquets de thym, de lavande et d’églantine, ainsi que de quoi composer le déjeuner du reverdissement de la nature (ad-tezzegzew tefsut). Les femmes confectionnent pour les bergers des petites galettes que ces derniers font rouler comme des disques solaires sur le chemin du pâturage, tout en souhaitant la bienvenue au printemps.

Dans l’oasis de Ouargla, le chant d’accueil, à l’instar de son calendrier basé intégralement sur le mûrissement des dattes, lance partout ce refrain :

          Lirbea d errbieε                                              Mercredi c’est le printemps

          W a yi-ttali tazdayt,                                         Ô dattier, ne pousse pas tes nouveaux régimes,

          Tazdayt tessili-d                                              Le dattier a poussé ses nouveaux régimes,

          Lalla Xira u telli,                                            Dame Kheira n’y était pas,

          Tettelli, tettelli tigemma,                                  Elle tourne, elle tourne dans la palmeraie,

          Sall Allah u zzitun, !                                         Bénisse Dieu, et l’olivier !         

Ces chants suggèrent de façon plus ou moins explicite une personnification du printemps sous la forme d’une figure féminine (Lalla Tafsut, Lalla Kheira), particulièrement dans le chant kabyle où « Dame Printemps » est parée et chargée de fleurs. Au vu de l’importance des fleurs dans ces rites de printemps, on peut penser à une vieille entité ou divinité féminine maîtresse de cette saison. Une mosaïque de Volubilis représente les quatre saisons où le Printemps est une jeune fille couronnée de fleurs et de feuillages. Sa chevelure est piquée de coquelicots et de fleurs de grenadier.

     La fête des fleurs dans la Tunis du XVIIe siècle en témoigne, grâce à la description qu’a laissée l’historien musulman Ibn Abî Dinâr Al-Qairawânî dans son Kitâb almu’nids fî aḫbâr Ifriqiya wa Tûnis. Pour les habitants de Tunis de son époque, le premier jour de mai comptait parmi les plus célèbres de l’année, on y dépensait sans compter, en mettant un point d’honneur à rivaliser dans la préparation de mets succulents tout en multipliant les actes de générosité. On se procurait en abondance, des plantes aromatiques et des légumes. Les marchands vendaient, ce jour-là, des oranges, des citrons doux et des citrons acides, et aussi des légumineuses telles que pois-chiche et fèves fraîches, des salades et des légumes verts.

Dans leurs maisons pavoisées, les Tunisois dressaient des huttes de roseau représentant des boutiques de marchands de fleurs et de légumes ; ils y suspendaient toutes les plantes vertes et odorantes qu’on peut trouver. Ils s’adonnaient au plaisir des chansons et de la

musique sans aucune mesure. Il s’agit de la fête de printemps, « la fête de Mayu », du nom latin du mois de mai, et située un peu plus tard dans le calendrier.

C’est avec des bouquets d’herbes nouvelles que l’on nettoie la baratte. L’interdit du lait au moment de Yennayer fait place à sa consommation maximale au moment de Tafsut ccbaḥa n tefsut d iƔi !, « la grâce du printemps, c’est le babeurre ! » Un ensemble complexe de rites d’empêchement du vol magique de lait et de sa restitution se déroule au cours de cette période, montrant ainsi l’importance de ce produit à ce moment de l’année. Enfin, la célébration des mariages achève d’imprimer à cette saison, son caractère de régénération universelle, de fertilité de la terre, des hommes et des bêtes. Processions, repas champêtres et roulades dans l’herbe sont là pour le signifier.

Prescriptions alimentaires

Le grand nettoyage de la maison est suivi de préparations culinaires dans lesquelles entrent les céréales, le lait et ses dérivés (beurre, fromage), les œufs, les légumes et plantes frais. Plus qu’il ne donne lieu à des interdits alimentaires, le printemps, après la période de restriction de l’hiver, invite au contraire à la consommation maximale des produits de la saison, ceux de la terre comme ceux des animaux. La galette kabyle quotidienne s’enrichit et se décline en trois versions : la mella de Bgayet (Bougie), fourrée à la pâte de dattes ; la  timxelleεt, farcie aux oignons émincés et aux morceaux de graisse mangée chaude dès le matin ; aɣrum n leḫwal, fourré aux sept plantes potagères ou sauvages (oignon, ail, piment), menthe veloutée (nnaεnaε), menthe pouliot (felgu), menthe à feuilles rondes (timijja), serpolet (zzeεter) et de la graisse séchée ; la grande crêpe trempée dans du lait (acebbwaḍ) qui souligne le mélange d’un produit de la terre (farine) avec celui des bêtes (lait) ; les beignets (lesfenğ), comme à chaque fois qu’on recherche la prospérité ; les crêpes (tiƔrifin) dont on dépose une partie de la pâte sur les trois pierres du foyer. En Tunisie, on trouve la zrêga , faite de pain coupé en morceaux et mélangé à l’huile d’olive, au sucre ou au miel, ainsi que le marqaz.

En Kabylie, on offre également leur dîner aux insectes (imensi ibeεεac), composé des mêmes aliments que ceux des humains, à savoir des crêpes ou de la galette. Au moment de déposer  la nourriture qui leur est réservée, une femme s’adresse à eux en leur disant simplement : Atan imensinwen, a ibeεεac ! (« Voici votre diner, ô insectes ! »). Ce partage de nourriture avec les insectes a pour but de se les concilier afin qu’ils ne viennent pas se rendre nuisibles aux hommes en leur détruisant leurs cultures et leurs réserves ; c’est pourquoi on leur donne  une nourriture sèche afin de limiter leur multiplication : tiƔrifin akken ad Ɣerfen !, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas virulents ou, selon une expression plus radicale,  aƔrum aquran akken ad qqaren !», c’est-à-dire « du pain sec afin qu’ils se dessèchent !». C’est aussi pour éviter le pullulement des fourmis qu’on ne roule pas le couscous le premier jour du printemps. 

Nouvel horaire de pâturage

La deuxième séquence  de la période festive, considérée « comme une véritable deuxième fête de Printemps » est marqué par l’inauguration joyeuse d’un nouvel horaire de pâturage appelé tiririt uzal (21 mars grégorien en Kabylie et dans les Aurès) ou tizi n ticka (début juillet dans les Hauts Seksawa du Maroc), la date variant selon le climat des différentes régions. Il revient au berger de mesurer la longueur de l’ombre portée par son corps pour déterminer ce jour, à partir duquel le bétail sortira deux fois par jour au lieu d’une, une fois tôt le matin, une autre fois l’après-midi, après la grosse chaleur de la mi-journée. C’est le début de la période des izegzawen, « les verts » et de la consommation des premières fèves. « Avril est un mois facile », dit-on. 

Comme au premier jour de Tafsut, les femmes habillés, fardées, portant leurs bijoux partent le matin faire moisson de branchages (laurier-rose, feuilles de cactus, genêts, bouquets d’orties). Aux alentours de onze heures, c’est-à-dire au moment de azal azaylal, où la chaleur et la lumière sont les plus intenses, les bergers et leur bétail rentrent de la séquence matinale du pâturage et sont accueillis dans un désordre joyeux où, munis des branchages ramassés tôt le matin, et dans le but de se revivifier, on se frappe mutuellement, sans oublier les bêtes ; enfin, ces touffes sauvages sont suspendues au-dessus de la porte de la maison. C’est le jour de la plus grande consommation de laitages, sous forme de, de beurre, de babeurre et  de fromage (aguglu). C’est ce jour-là également où le chant du coucou, tikkuk (nom du chant et de l’oiseau lui-même) affole les bœufs qui partent en tous sens, au point de se répandre jusque dans les villages (Kabylie et Maroc central, Haut et Anti-Atlas). Une interprétation rationnelle de cet affolement des bœufs est donnée par E. Laoust, arguant des piqûres des taons, de retour au printemps. Cette explication paraît cependant trop simple car on imagine mal comment des bergers ayant une longue tradition d’agriculture et d’élevage pourraient rester dans l’ignorance des piqûres de taons. De plus, E. Laoust semble ignorer l’existence de la même croyance en dehors du Maroc central, en Kabylie, où l’on en a même conservé une légende étiologique. La même croyance, désignée du même nom, fait penser davantage à un contexte mythico-religieux commun. 

Jeux et batailles rituels 

Les cérémonies les plus spectaculaires qui se déroulent au printemps sont les batailles rituelles, qu’on se livrait encore au XXème siècle dans les Aurès et ailleurs, et qui rappellent celles de l’ancienne Libye et de l’ancienne Caesarea (Cherchel). Bien que ces jeux se déroulent principalement au printemps, ils peuvent aussi être exécutés lorsque la sécheresse se fait sentir, et appelle des rites ou des rogations pour obtenir la pluie. Le plus répandu des jeux rituels est celui de la koura/takurt, « la balle », jouée avec ou sans bâtons. E. Doutté (1905) repère trois types de jeu de la koura : deux camps et une balle en laine recouverte de cuir qu’il faut envoyer dans le camp adverse avec le pied ; le jeu de la balle avec la crosse où chaque camp cherche à amener la balle de son côté ; enfin, manière plus brutale qui requiert une grande agilité : on lance la pelote en l’air et celui qui la reçoit doit se jeter à terre, faire une pirouette sur les mains, donner un coup à celui qui se trouve le plus près de lui et lancer ensuite la pelote à son tour. Les coups sont portés avec les pieds. Les descriptions les plus précises des différents jeux de la koura se trouvent dans E. Doutté (1905 : p. 318-32).

D’abord signalées par Hérodote en Libye (IV, 180), on retrouve ces jeux sous le nom de Caterva, « bande armée », chez Saint-Augustin à Cherchel (De Doctrina christina, IV, 24, 53), et beaucoup plus tard, à Fès, décrites avec précision par Léon L’Africain :

« Ils ont un certain temps déterminé en l’année, auquel toute la jeunesse s’assemble, dont ceux qui sont d’une contrée se bandent contre ceux d’une autre, tous armés de gros bâtons et se mutinent parfois de telle sorte, et d’une ardeur si véhémente, qu’ils en viennent aux armes, non sans la mort de plusieurs »  (p. 129)

Même si les dates ne sont pas précisées, il est fort probable qu’il s’agit de la période du printemps, comme l’indique un autre exemple, récent, rapporté par un administrateur d’El Mila (Jijel) au début de la conquête française :

« Les Oulad Aouat et les Oulad Kacem, se livraient au moment de la fête du printemps, à un exercice vraiment sauvage. Les guerriers des deux douars se réunissaient dans la grande prairie qui se trouve derrière Tanefdour ; on traçait une limite dans une partie de la prairie, où se trouvait, autant que possible, une bande de narcisses ; puis les deux camps, séparés par deux ou trois cent mètres, préparaient leurs armes à feux. A tour de rôle des guerriers hardis s’avançaient pour cueillir des fleurs de narcisses sur la bande limite et ils étaient reçus à coups de fusil par ceux du camp opposé. Il va sans dire que chacune de ces solennités était marquée par des morts et des blessures graves » (Doutté, 1905 : 323-4).

 Mathéa Gaudry décrit ce jeu tel qu’il se déroulait dans les Aurès en 1929.  Elle souligne que rien ne différencie le jeu des femmes de celui des hommes en dehors du degré de violence. Le cercle des joueuses est formé de spectateurs-hommes, le cercle des joueurs de spectatrices. Chez les hommes le jeu est très violent ; il provoque souvent des accidents et les mêlées laissent des blessures. Normalement la balle est en alfa mais parfois elle est en bois.

Une autre variante jeu de la koura est donnée par Mouliéras dans son exploration du Maroc, à la fin du XIXème siècle.  Le jeu se pratique avec une balle bourrée de laine, de chiffons ou d’alfa, entourée d’une peau souple et traversée par une grosse aiguille qui dépasse de vingt centimètres de part et d’autre. Les joueurs (des tolba-s) sont torse nu et vêtus d’un pantalon très court, et doivent faire preuve d’une grande adresse : lorsque la balle est lancée, il s’agit, dans un grand bond vertical, de se saisir de l’aiguille sans arrêter la balle dans sa course. Ici les blessures éventuelles proviennent moins de la balle elle-même ou des crosses que de l’aiguille, qui d’après l’auteur, constitue un véritable dard capable de transpercer aussi bien les mains que les têtes.

Ces véritables batailles rangées, avant d’être exécutées avec une pelote plus ou moins souple, devaient probablement l’être avec une boule de bois, elle-même précédée par la takurt minérale. Takurt, de la racine KR, désigne la pelote, la boule, la balle, la pierre ronde. La sacralité des pierres a été maintes fois constatée, en particulier les pierres sphériques. Le plus ancien édifice religieux de l’Afrique du Nord, datant de 40 000 ans, a été trouvé à El Guettar, dans la région de Gafsa, en Tunisie ; il est formé d’un tas de pierres de forme sphérique, déposées près d’un point d’eau. E. Gobert a remarqué l’intérêt des Africains du Nord pour les pierres, particulièrement les pierres rondes. « Pour le paysan tunisien la pierre est, plus qu’un symbole, il semble qu’elle soit regardée en même temps comme un témoin agissant et l’instrument même du châtiment. » (p 41) Aujourd’hui, on les conserve précieusement chez soi. On les trouve sur des bancs de pierre souvent joints à des tombeaux de saints aux côtés des lampes, des encensoirs, des bâtons, tout cela recouvert d’étoffes. Desparmet (1905) s’étonne de voir les Blidéens utiliser avec dévotion des pierres rondes comme pierres lustrales pour faire leurs ablutions ; sur le chemin entre Aglu et Mogador une pierre lourde porte le nom de takurt n ddnub, « la boule des péchés », celui qui est capable de la soulever au-dessus de sa tête est une bonne personne. Dans l’oasis d’Ammon (Siwa), il y avait une pierre qui provoquait le vent quand on la déplaçait.

De tous les témoignages ethnographiques sur ce sujet, celui de la fête du sel de Ghat, rapporté par Viviana Pâques, demeure de loin le plus intéressant par la richesse de ses détails, et rappelle de façon saisissante le témoignage d’Hérodote. Il est utile de le restituer dans son intégralité :

 « La fête du printemps avait lieu chaque année à date fixe calculée sur le calendrier solaire à la fin du mois de mars quand le soleil entre dans le signe du bélier. Elle fut officialisée puis interdite par le gouvernement. A Ghat, elle se confond avec la fête des fèves, jour où pour la première fois dans l’année, on a le droit d’en consommer. Elle se déroule habituellement dans un jardin où le chef du village, ou simplement le chef de famille, égorge un bélier qu’il mange avec ses convives. Le jeu de la kura et les combats rituels se déroulent entre groupes rivaux, par exemple entre Twinin et Ghat. Une autre fête très ancienne oppose les femmes de Ghat à celles d’El Barkat le 27 du mois de Ramadan (ce jour joue un rôle de début d’année ; c’est le jour où les femmes se recoiffent, c’est le moment où l’on repeint à la chaux les marabouts). Sur la plaine de sel de Tindjarabent, toutes les vierges de Ghat et de El Barkat viennent ramasser le sel. Elles portent la robe noire et la robe blanche et sur leur poitrine elles ont croisé deux chech, un blanc et un rouge en guise de ceinture à la mode grecque. Chaque groupe de jeunes filles est conduit par une vieille femme (tamenokalt n tibaradin Aman El Barkat) qui porte le drapeau de la guerre. A côté d’elle marche une autre vieille l’Aïdi n tamenokalt (le chien de la tamenokalt) qui s’est fait un masque d’argile blanche, porte un plat sur la tête et aboie. Le sel ramassé sera vendu au marché par les vieilles, mais chaque jeune fille en conserve un morceau qu’elle gardera chez elle toute l’année : dissous dans l’eau, il possède des vertus thérapeutiques. Les deux camps ont chacun deux forgerons qui jouent du tambour. Lorsque la provision de sel est terminée, les vierges, armées d’un bâton (de citronnier) le « taborit » de «inkutide » sur lequel sont dessinés en traits rouges, noirs et blancs des lignes brisées, commence la danse guerrière d’inkutide. Alors les deux camps ayant chacun à leur tête sa tamenokalt et l’aïdi s’avancent l’un vers l’autre et s’affrontent. Les jeunes filles scandent un chant en frappant le sol de leurs pieds nus. Elles se donnent des coups de genoux, entrechoquent leurs bâtons, en croisant et décroisant les bras devant leur poitrine. Leurs gestes sont rythmés par les sept mots de défi qu’elles répètent en cadence inlassablement : inkutide (respire-moi), tasracade (elle m’a respiré), tisanani (tu me connais), isanaka (je te connais), hayaza (allez, recommence !), tabilent (on s’empoigne), arriri (écarte les cuisses). Pendant ce chant, chacune des tamenokalt essaie d’enlever à l’autre le drapeau rouge mais elle est défendue par le chien et les autres vierges. Le camp vainqueur a le privilège de voir sa tamenokalt vérifier la virginité de toutes les jeunes filles et quelque soit le résultat de la visite, le camp vaincu passe pour avoir peu de vierges dans son village. Naturellement, depuis deux ans, cette fête a été interdite par le cadi de Ghat. Elle avait pourtant résisté à deux mille cinq cents ans de bouleversements puisque Hérodote parle d’une fête similaire près du lac Triton. » (233-4).

Même si le panthéon libyque nous est peu connu, ces batailles magico-religieuses étaient sans doute exécutées en l’honneur de divinités, et les jeux rituels ne peuvent être réduits à de simples divertissements sportifs. Comme l’écrivait Mauss, « les jeux semblent être nés de la religion et ont, pendant longtemps, gardé un caractère religieux ». Ce caractère sacré est indéniable du fait même qu’on n’y joue pas n’importe quand mais seulement au cours de deux circonstances, principalement au printemps et aussi pour faire venir la pluie en cas de sécheresse ; on n’y joue pas dans les fêtes qui n’ont que le caractère de simples réjouissances. D’autre part, ils sont réservés à certaines catégories, en fonction du sexe, de l’âge ou de la caste. Ils sont interdits à « ceux qui ne savent ni lire ni écrire et n’ont donc pas accès à la science des clercs », et là où tout le monde peut participer, les tolba-s y jouent à part ou d’une façon particulière. On retrouve l’idée de caste chez les Touaregs ou seuls les nobles sont concernés par ces jeux. On peut donc supposer que les anciennes cérémonies devaient être présidées par une caste spéciale qui leur donnait une force magique et divinatoire dont la fonction est de fertiliser les humains, les bêtes et la terre. Ces combats opposent deux éléments dont la rencontre est à la fois union et opposition. Ils s’agencent toujours en deux camps opposés et complémentaires (les deux moitiés d’un village, les deux sexes, deux saisons), et du fait que chaque camp porte en lui un élément de l’opposition, leur issue augure de l’avenir.

Le balancement

Dans le Djérid, le premier mai julien (13 mai), à l’occasion de la fête de mayu, on installe des balançoires à l’intention de toute la gente féminine. A Tozeur, la fête du printemps (constatée le 28 février 1995) consiste en la cueillette de bouquets de fleurs, mais on garde le souvenir proche d’un grand cortège de femmes partant à la cueillette des fleurs et pratiquant le jeu de l’escarpolette.

Il semble que les fêtes du balancement aient particulièrement lieu au printemps. En certains endroits, le balancement s’effectue à l’époque des abricots, en d’autres, au jour de l’équinoxe de printemps. La fête peut durer trois jours, et les pères d’enfants nés dans l’année les apportent et les balancent sur des escarpolettes (Doutté : 580). D’après les données de nombreuses sociétés étudiées par Frazer, le rite du balancement aurait pour but de faire croitre les récoltes, plus on se balance haut, plus la récolte poussera haut elle aussi (vol II, p 113).

Mais le motif sous-jacent semble être un appel à la contribution des dieux et/ou à apaiser leur colère en éloignant les mauvaises influences ; se balancer haut permet de capter au vol le souffle divin.  D’une manière générale les rites du balancement ont été interprétés comme des rites de purification ou des rites propitiatoires favorables aux récoltes. D’un autre point de vue, comme l’écrit Lévi-Strauss, « une démarche normale, où le pied gauche et le pied droit se meuvent en alternance régulière, offre une représentation symbolique de la périodicité des saisons ». On peut donc penser que l’alternance régulière du balancement de l’escarpolette pourrait lui aussi symboliser cette périodicité ; et comme celui-ci se produit au printemps, il pourrait s’agir du début du nouveau cycle annuel.

Rites sexuels  

Chez les Libyens, d’après Nicolas de Damas, hommes et femmes se réunissaient à un jour déterminé, qui suivait le coucher des Pléiades. Après un repas, les hommes allaient rejoindre les femmes, qui s’étaient couchées à part ; les lumières éteintes, chacun prenait possession de celle sur laquelle il tombait. Une coutume analogue existerait encore à Tametert, dans le Sahara (région de l’oued Saoura). Gsell rapporte qu’ « au dire des indigènes, les habitants de ce village, hommes et femmes, se réunissent une fois par an. C’est « la nuit de la confusion » » (Gsell : 197, n.2). Cette mention de Nicolas de Damas, sous le règne d’Auguste, a donné lieu à un article de Carcopino, qui établit un parallèle entre cette « nuit de l’erreur », constatée en Berbérie contemporaine (Benoît, Laoust, Mouliéras, Westermarck), et les obscénités des Thesmophories de Syracuse et de Vaga (Béja). Cette fête des Cereres, était « célébrée dans l’Afrique entière » à l’époque de Jugurtha, comme un culte agraire de la fécondité. « En ce qui concerne la « nuit de l’erreur » des Dapsolybiens, Nicolas de Damas nous apprend qu’elle  revenait périodiquement : c’était, semble-t-il, une fête mobile dont le retour se plaçait à des dates variables, suivant les années, mais toujours après le coucher des Pléiades ». L’introduction en Afrique du culte grec de Déméter et de sa fille Koré (devenues celui des Cereres à l’époque romaine) remonterait au IIe siècle av. J.C. Le culte de ces deux déesses aurait été aisément adopté par les Numides sédentaires et agriculteurs, cultivateurs de céréales. Les Berbères, encore plus que les anciens Grecs « ne se représentaient pas les générations de la nature sans union sexuelle » (29). A partir d’une nouvelle leçon qu’il tire d’un passage de Salluste, Carcopino conclue que « la « nuit de l’erreur » africaine  tombait après le 11 novembre, et constituait une fête des semailles destinée à promouvoir la croissance des germes récemment déposées dans le sein de la terre » (p.31). Mais un problème surgit immédiatement : comment expliquer le rapprochement opéré par Carcopino entre la fête en l’honneur de Déméter et Koré,  qui se déroulait à l’automne et les rites sexuels africains du XXe siècle, qui eux avaient lieu à la période du printemps ?  La réponse est donnée par le fait que les deux déesses avaient obtenu à Syracuse, deux fêtes annuelles : la fête de Koré dans l’Hadès, lorsque la maturation du blé était achevée ; et les Thesmophories proprement dites, lorsque Koré a été rendue à sa mère et que la semence du blé commençait sa croissance. D’autre part, en Afrique, les fêtes en l’honneur des deux déesses étaient célébrées en avril (Camps, 1993 : p.1842). Cette fête, Léon l’Africain la signale au XVIe siècle à Aïn-el-Asnam, au Sud de Sefrou

(Maroc). Elle s’est maintenue en divers lieux du Maroc et du Sahara. Un siècle plus tard, en Tunisie, Ibn Abî Dinâr Al-Qarawâni précise que les réjouissances du printemps duraient quinze jours et que cette tradition venait de leurs ancêtres. Il signale un endroit nommé Al-Warda (dans l’enceinte de Tunis) où se déroulaient des « débauches publiques » à la fin de la journée. Bien qu’ayant été supprimée par le souverain de Tunis, Mourad, elles reprirent après la mort de celui-ci (1640), pour être définitivement interdites par Ahmed Khodja (mort en

1647), et il ajoute :

 «‘En ces jours (de la fête de mai) le peuple atteignait un degré de dépravation auquel n’est parvenue aucune autre population.’ L’auteur musulman ne manque pas d’observer également que si la fête publique et licencieuse d’Al-Warda fut supprimée (comme contraire à l’islam), les coutumes domestiques du premier mai ont continué à Tunis, avec plus d’éclat que par le passé ».

En réalité cette « nuit de l’erreur » n’a été baptisée ainsi que par les esprits chagrins, les intéressés lui préfèrent « la nuit du bonheur » ou « la nuit de l’an », exprimant ainsi clairement le lien entre la régénération de la nature et le début du cycle annuel. Une illustration de cette pensée est rapportée par Laoust dans un rite archaïque conservé à Douzrou, petit village de l’Anti-Atlas, où l’on débute le printemps par une cérémonie de bon départ. Celle-ci met en scène, dans une mosquée, l’union sexuelle d’un couple de mariés symbolique, qui peut être interprétée comme ayant une influence bénéfique sur la végétation naissante du printemps. La nuit qui suit cette journée particulière, jeunes gens et jeunes filles se retrouvent pour vivre ce qu’ils appellent « la nuit du bonheur ». Cette nuit du renouveau est souvent confondue par les auteurs avec le code de l’hospitalité, qui consistait à offrir à l’hôte, pour la nuit,  une femme de la famille, coutume observée chez les Iloulen umalu en Kabylie, dans l’Aurès, ainsi qu’en d’autres points d’Algérie et du Maroc. Ce code de l’hospitalité n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel, et l’ethnologie n’a pas manqué de le relever chez d’autres peuples.                                                                                  Benoit, pour sa part insiste sur le fait que cette, chez les Beni Mahsen du nord du Maroc, la cérémonie se déroule dans une caverne et est destinée aux seuls initiés. Ce rite donne lieu à des discussions sur  son caractère initiatique, qui le rapprocherait des religions à mystères.

Rites agraires

Les huttes de roseaux à l’abri desquelles les enfants passent les journées de printemps possèdent une force magique. On sait la valeur sacrée de cette plante vigoureuse, liée à l’eau et à la poussée rapide. Quant au fait de manger, à cette époque, des fruits et des légumes verts, censés renfermer l’esprit bienfaisant, l’âme sanctifiante de la végétation pour le faire pénétrer en soi, il est tout aussi connu. Bel pense qu’il ne faut pas donner un autre sens au fait rapporté par Chénier, au XVIIIe siècle, au sujet de certains ruraux marocains quand il dit :

 « Il est des endroits où l’on conserve la bouse de vache de mai, qui est une coction des herbes et des fleurs dans leur force ; on donne l’extrait aux malades en guise de thé. Ce mois de mai a joui d’un tel prestige chez les Berbères que certains d’entre eux, nés sans doute en mai, ont porté le nom de Mayou comme d’autres musulmans se nomment Ramdân. Le père de Abd al-Haqq, fondateur de la dynastie mérinide de Fès, se nommait Mayou » (p.342).

La décoction thérapeutique de la bouse de vache du printemps produite par l’ingestion de l’herbe fraîche et de ses vertus pouvait encore s’observer il y a peu, en Kabylie. 

Des rites de fertilité directement liés à l’agriculture et à la prospérité des céréales se déroulent aussi à cette période. On y promène à travers champs une poupée qu’on vient de façonner et qu’on nomme Mata (Kabylie, Maroc). Ce rite a été décrit pour la première fois par Drummond (1844), puis Harris (1898),  Laoust (1920), et Westermarck (1926). Il s’agit d’une véritable cérémonie dont Frazer n’a pas manqué de se saisir pour en faire l’une des illustrations de sa théorie de « la Mère du blé », et qu’il appelle « la mère de l’Orge chez les

Berbères ». Voici la description qu’en donne Drummond, en traduction française :

« Quand les jeunes pousses de blé sont sorties de terre, ce qui arrive vers la mi-février, les villageoises façonnent, en figure de femme, une grande et grosse poupée, et l’habillent le plus somptueusement qu’elles peuvent, la couvrant de toutes sortes de clinquants et d’ornements, et l’affublant d’un haut bonnet pointu. Elles la promènent en procession tout autour des cultures, criant et chantant sans relâche un chant particulier. La femme qui marche en tête porte cette image, qu’elle doit céder à celle de ses compagnes assez agile pour la dépasser : ce qui devient l’occasion de beaucoup de courses et de luttes. Les hommes exécutent également la même cérémonie, mais à cheval : ils nomment l’image Mata. D’après les croyances populaires, ces cérémonies portent bonheur » (15-6).

Pour l’anthropologue britannique, James Frazer, il est évident que la procession a pour but d’activer la croissance des récoltes en leur communiquant l’influence vivifiante de la déesse Mata ; appelée « la fiancée du champ » elle personnifie la fécondité et l’esprit bienfaisant de la végétation au printemps.

Les rites de l’asifeḍ font également partie des cérémonies du printemps. Laoust en relève de nombreux exemples dans plusieurs régions du Maroc. Inconnu en kabyle le terme contient partout ailleurs l’idée d’ « expulser », « écarter », « envoyer ». Il s’agit donc d’un rite d’expulsion du Mal après que celui-ci ait été symboliquement transféré à une effigie, laquelle est ensuite détruite. Parmi les asifeḍ, celui dit « des oiseaux » et celui dit « du chacal » ont lieu en avril ; le premier a pour but d’empêcher l’action nuisible des petits oiseaux sur les cultures, le second, l’action nuisible sur les bêtes. Protéger cultures et bêtes au moment de leur pleine croissance permet de tenir loin le spectre de la faim.

Conclusion

Malgré le nombre et la qualité des rites et des cérémonies de printemps, on ne peut guère, dans l’état actuel des connaissances, en tirer davantage de compréhension qui pourrait apporter une réponse à la question essentielle : quelle divinité féminine présidait au printemps ? Pour dépasser le travail des folkloristes, et tenter de débusquer les multiples articulations qui relient entre eux ces phénomènes épars, la convergence de données archéologiques, épigraphiques, historiques et anthropologiques est nécessaire. Les rituels de printemps sont bien des survivances de fêtes antiques, dont la richesse et la complexité témoignent d’une véritable religion. Mais  l’antiquité, bien qu’ayant livré plusieurs éléments du panthéon berbère attestant de divinités explicitement nommées, leurs attributs et fonctions demeurent non encore élucidés. S’il est avéré que le panthéon libyque se compose d’une écrasante majorité de dieux masculins, la faiblesse numérique des divinités féminines n’empêche pas que celles-ci aient occupé une place très importante dans les croyances. C’est ce que relève M. Fantar dans sa synthèse des cultes et pratiques rituelles de l’Afrique du Nord antique, où il souligne le rôle considérable tenu par les grandes déesses, même revêtues d’un costume punique ou romain.

La démarche de patrimonialisation dont a bénéficié Yennayer, lequel s’impose maintenant partout en Afrique du Nord, se produira-t-elle aussi pour Tafsut ? La question mérite d’être posée car depuis quelques années, des associations locales tentent de lui insuffler un regain de vitalité. Pour cela, elles reprennent les célébrations collectives d’amenzu n tefsut en organisant des couscous géants à l’aderyes. Mais, ici comme ailleurs, la tentative de réappropriation identitaire par la référence à l’héritage antique, a dorénavant pour objectif la transmission des éléments de la tradition, et non plus la conservation des coutumes.  

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Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) tome XXXVIII-2015

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