L’eau, condition essentielle de la vie, est une nécessité absolue pour les hommes comme pour les animaux et les cultures. Dans la majorité des régions du monde, seule la pluie peut fournir l’eau vitale ; se la procurer a donc été une préoccupation de toujours, à fortiori dans les sociétés de pasteurs et d’agriculteurs zones peu arrosées. C’est pourquoi, aux deux périodes du cycle solaire, le printemps et l’automne, se déroulent des cérémonies prescriptives pour faire venir la pluie. Les mêmes cérémonies peuvent se répéter en dehors de ces deux moments cycliques, lorsque la pluie vient à manquer ou qu’une sécheresse durable s’est installée.
Bonnes et mauvaises pluies
Anẓar, nom masculin, est le terme générique qui désigne « la pluie » mais des spécifications existent. On oppose la pluie fine qui pénètre la terre et l’abreuve efficacement, à la pluie d’averse qui ruisselle. Par exemple, la pluie fine est désignée par les mots tasut (plusieurs régions du Maroc), aneznaz (Kabylie), tabayot (Ahaggar), contrairement à la pluie violente qui ruisselle, rendue par les termes agussif (plusieurs régions du Maroc), urkis (Kabylie), éṭṭab (Ahaggar). Particulièrement néfaste aux céréales est la pluie de début avril, appelée nnteh.
Lorsque de surcroît, celle-ci tombe au milieu de la journée, « elle brûle les plantes » ; on se garde donc bien d’arroser à cette période.
Mais il est une autre pluie d’avril qui, en revanche, renferme tous les bienfaits, c’est la pluie de la période de Nnisan, qui suit celle de en-Nṭeḥ. Nnisan est un mot sémitique d’origine sémitique assyro-babylonienne, que l’arabe et l’hébreu utilisent pour désigner le mois d’avril. Chez les Berbères, il n’a pas acquis ce sens, ceux-ci ayant conservé les noms latins des mois du calendrier julien. Chez eux, il désigne uniquement la période de sept jours qui va du 27 avril au 3 mai. Au plan historique, ce mot apparaît pour première fois en Occident musulman dans des ouvrages scientifiques rédigés par des agronomes de la ville de Cordoue, en Al-Andalûs. C’est, en effet, dans l’Andalousie médiévale musulmane qu’ibn-al-
A’wwâm rédige son Livre de l’agriculture, en 1175. Ces auteurs andalous utilisent le calendrier julien auquel ils ajoutent d’autres computs et traditions agraires (nabatéenne, syriaque, perse) et ce faisant, adaptent les noms des mois latins : ainsi, Ianiarius devient
Yennayer, Aprilis, Abril, December, Dujamber, etc. Ces travaux d’Andalousie sont par la suite diffusés à travers toute l’Afrique du Nord par l’intermédiaire d’ouvrages de vulgarisation rédigés par des Nord-Africains, notamment Abû Miqra (XIVe siècle), puis surtout As Sûsi (XVIIe siècle). Il est frappant de constater qu’au début du XXe siècle, l’utilisation de l’ouvrage d’As Sûsi pour déterminer la date du premier jour du premier mois de l’année (Yennayer) selon le calendrier julien ait été relevée aussi bien en Maurétanie qu’en Kabylie et en Tunisie ; les clercs des zones rurales du Nord comme du Sud utilisent des carnets sur lesquels les mois de la liturgie musulmane trouvent leurs correspondants juliens. Les périodes des grands froids (llyali) et des pluies d’avril (nnisan) connues partout en Afrique du Nord sont des termes syriaques contenus dans ces travaux et proviennent directement de leur diffusion.
La pluie qui tombe durant la période de nnisan bénéficie d’une sorte de sacralité (baraka) la chargeant d’une force quasi-religieuse. Elle recèle d’innombrables vertus, magiques et thérapeutiques. Dès que cette eau commence à tomber, les gens sortent à l’extérieur pour exposer leur tête nue afin d’en recevoir les bienfaits. On expose les bêtes pour les engraisser, les protéger des maladies et les faire prospérer, on en arrose les meules et les ruches. Elle fait pousser les cheveux des jeunes filles et des femmes, ainsi que la laine des moutons, dont la toison n’est coupée qu’après en avoir été imprégnée. Le troisième jour de nnisan, on fait une entaille à l’oreille des agneaux pour hâter leur croissance. Les écoliers en mouillent leurs tablettes pour réussir leurs études ou la boivent pour devenir intelligents. La boire soigne également la typhoïde, remédie à la stérilité des femmes, renforce les hommes avant le combat, participe à la bonne conservation des céréales. Les gouttes de pluie de nnisan, avalées par les poissons de la mer, deviennent des perles, de même que le corail s’accroît s’il émerge à la surface durant cette pluie. On en donne une gorgée à l’agonisant, on en asperge le linceul du défunt, elle ressuscite les grenouilles ; mélangée à l’encre, le marabout l’utilise pour écrire ses amulettes prophylactiques. Enfin, elle est bonne pour faire cesser la mauvaise pluie, soit parce que celle-ci tombe trop longtemps, ou à un moment néfaste pour les cultures. Néanmoins ces occasions sont rares ; la pluie est plus souvent recherchée que redoutée, et les rites pour son obtention sont bien plus fréquents et nombreux que ceux pour la faire cesser. Parmi les rites magiques destinés à faire cesser la pluie, on peut citer celui relevé à Marrakech par la doctoresse Légey. Il consiste à atteler un chat à une charrue miniature et à accomplir, de préférence dans un cimetière, le geste du labour tout en semant du sel. Mais il s’agit là d’un acte individuel de magique négative pour nuire à la récolte d’autrui et non d’un rite collectif. Ce « labourage des chats » ressortit bien du domaine de la magie puisqu’on le retrouve dans un autre contexte, exécuté par une magicienne/sorcière lorsqu’elle veut introduire la discorde et la ruine dans un foyer. Dans ce cas, tous les éléments du rite, par un procédé d’inversion complète et de renversement du monde, miment une parodie du labour qui doit amener la stérilité. Une autre eau du ciel qui possède également des vertus positives, même si elle n’est pas de l’eau de pluie, est la rosée (kabyle : nnda) dont on se frotte les mains et le
visage. Comme la pluie de nnisan, elle est récupérée pour être conservée et utilisée à des fins prophylactiques. On la recueille à l’aide d’un tissu absorbant qu’on essore ensuite. Dans le même ordre d’idée, on pourrait dire que la neige connaît à peu près le même traitement : on s’en frotte le visage pour se tonifier, et lorsque les chemins sont impraticables et qu’on ne peut se rendre à la fontaine ni s’approvisionner en eau, on la fait bouillir pour obtenir de l’eau potable.
Rites d’obtention de la pluie
Les rites collectifs pour obtenir la pluie se présentent sous trois formes, les rogations, les jeux rituels, les processions.
Les rogations sont connues dans toute l’Afrique du Nord. Al-Qayrawânî (dont l’avis diverge de celui d’Abû Hanifa pour lequel cette prière est une innovation), présente « la prière de l’eau », aṣ-ṣalat-al-istisqa’ comme canonique. Elle est menée par l’imam, qui, avec les fidèles, sort au lever du soleil et fait deux rek’a en disant à haute voix dans la première, la Fatiha et la sourate LXXXVII, et dans la seconde la Fatiha et la sourate CXI. Dans chaque rek’a, il fait deux prosternations, mais avec une seule inclination, dit le teṥhûd et fait le salut terminal. Alors, tournant la face vers les fidèles, il s’assied ; puis, après que les assistants aient retrouvé une attitude de recueillement, il se redresse et poursuit la seconde partie de la khûțba. Cela fait, il se tourne vers la qibla et retourne son manteau (pour faire tourner le ciel à la pluie) en passant sur l’épaule droite la partie qui est sur l’épaule gauche et inversement, mais sans le mettre sens dessus dessous. Les assistants mâles font de même, eux étant assis, tandis qu’il est debout, et c’est dans cet état qu’il invoque le ciel ; après quoi il se retire, de même que les fidèles. Actuellement, à Merzouga, dans le sud-est marocain, l’imam peut décréter quelques jours de jeûne avant d’accomplir la prière de al-istisqa’, suivie du partage d’un repas communiel. Y participent les hommes, les femmes âgées, les enfants (Gélard : 90).
Une série de pratiques pour faire pleuvoir consiste à associer, par un lien magique l’écoulement des liquides du corps à la chute de la pluie. Pleurer et uriner ont donc cette capacité. L’une d’elle, générale au Maroc, est de faire pleurer abondamment la mariée, quitte à la maltraiter jusqu’à ce que son voile soit trempé et acquiert le nom de « voile des larmes ». Dans la région de Marrakech on connaît un jeu rituel pour faire cesser la sécheresse : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, chaque camp tire de son côté sur une corde jusqu’à ce qu’elle casse ; les spectateurs jettent ensuite de l’eau sur les deux camps et on partage le couscous commun. E. Doutté le signale également en Kabylie (1905 : 387). A Oran il existe un banquet de la pluie au cours duquel on se jette des boules de boue, appelées lwaɛda n takurt (Doutté, 1905 : 587). A Takitount, en Algérie, quand la sécheresse est intense, les habitants préparent un banquet sacrificiel (zzerda) au cours duquel ils dansent ; puis se remplissant la bouche d’eau, ils la crachent en l’air en criant : « la pluie et l’abondance! » (Doutté, 1908 : 583). A Tlemcen, en temps de sécheresse, on jette de l’eau du haut des terrasses et par les fenêtres sur des petites filles qui passent en chantant. En Kabylie on adresse la prière suivante : « Ô ciel bleu, ô Dieu, favorise les fèves ; ô ciel étoilé, visite les champs semés ! » Enfin, dans les campagnes du Houz, le jour de la consommation du mariage, on attache une galette de blé dans le dos de la mariée, qui sort dans les champs en criant « Ô mon Dieu, donne-nous beaucoup de pluie! » avant de lâcher la galette sur le sol, pour qu’elle soit partagée par les enfants qui la suivent.
Pour ce qui est des processions, on relève la promenade d’une vache noire autour d’une mosquée ou d’un village, ou bien celle d’une vache casquée et caparaçonnée, entre les cornes de laquelle pend un panier. Une bande d’étoffe, attachée avec la ceinture d’une jeune fille
vierge fait le tour du ventre de l’animal. Ainsi ornée, elle est traînée par une femme âgée, accompagnée par un chœur de femmes et d’enfants qui chante « Ô Terghenja ! Tends les mains au ciel et demande à Dieu la pluie ! » (Maroc central). Chez plusieurs groupes chleuhs de l’Anti-Atlas, la procession comporte un agneau, et l’invocation y associe le bélier. Certains auteurs, comme L. Joleaud, ont tenté un rapprochement de cette forme d’utilisation magique des animaux avec certaines représentations rupestres, interprétées comme des rites de pluie.
Au dire des femmes kabyles d’At-Ziki, les rogations canoniques auraient remplacé un rite plus ancien où une jeune fille portant une louche partait, en tête d’une procession de femme et de jeunes filles, pour demander la pluie à Anẓar. Ce rite, dans sa forme la plus complète, a été recueilli en 1976 par Rabia Boualem et présenté par Henri Genevois au IIe Congrès de Malte, peu avant sa disparition. Il comporte une légende explicative et une cérémonie. La légende raconte qu’Anẓar, dieu de la pluie, désirait épouser une jeune fille qui se refusait à lui.
Mécontent, il assécha la rivière près de laquelle elle se tenait. Finalement, elle lui céda et il l’emporta au ciel.
Cette cérémonie kabyle, unique en son genre, se compose de plusieurs parties chantées qu’il est utile de restituer ici. La cérémonie consiste à désigner une belle jeune fille qui tiendra le rôle de tislit unẓar (la mariée d’Anẓar). Habillée et parée comme une mariée, la matrone du
village lui remet une louche, et la fait monter sur son dos. Le cortège s’ébranle en s’arrêtant à chaque maison, où il est aspergé d’eau et reçoit semoule, viande fraîche ou séchée, graisse, sel… Au fur et à mesure, la procession s’agrandit de tous ceux rencontrés en chemin ou dans les maisons. Durant ce temps la jeune fille chante en implorant le Maître des eaux. Une fois parvenue au sanctuaire du village, la procession s’arrête et l’on fait cuire le repas communiel préparé avec les aliments recueillis. Après le repas la matrone dévêt la jeune fille, qui s’enveloppe d’un filet à fourrage, symbole de la seule nourriture dont on dispose. La jeune fille, tenant la louche tendue en avant et faisant sept fois le tour du sanctuaire, poursuit son chant ainsi :
Ay at waman, awit-id aman Ô vous, Maîtres des eaux, donnez-nous de l’eau,
Nefka tarwiḥt i wi-tt yebƔan! J’offre ma vie à qui veut la prendre !
Une fois la giration terminée, elle reprend :
SsukkeƔ-d tiṭ af tmurt : Je regarde la terre :
Udem-is yennezruref. La face en est dure et sèche,
Iẓri gg-iƔzer yeqqur. Pas une goutte d’eau dans le ruisseau.
Isegmi n ddhus yekref. L’arbrisseau des vergers s’étiole.
Ay Anẓar, fk-aƔ-id afus-ik, Anẓar, viens à notre secours,
Aɛni ljid-aƔ-yanef ? Tu ne peux nous abandonner, ô Noble ?
SliƔ tamurt tettiẓẓif J’entends le gémissement de la terre
Bḥal ameḥbus gg ṭṭiq. Pareil à celui du prisonnier plein d’ennui.
Taylewt ur d-ttudum, Pas une goutte ne suinte des outres,
Kul ires la yetceqqiq. Le limon est rempli de crevasses.
UzenƔ-ak-in, ay Anẓar, Je me plie à ta volonté ô Anẓar,
Zzat-ek ay lliƔ d ariq. Car devant toi je ne suis rien.
Yeqqur wemdun yettafwaṛ L’étang se vide et s’évapore,
Yeqqel i iselman d aẓekka. Il devient le tombeau des poissons.
Yeqqim umeksa yendell, Le berger reste tout triste
Tura rɣan ak ikussa. Maintenant que l’herbe est flétrie.
Tajemmaɛt texla telluẓ, Le filet à fourrage est vide, il a faim,
Tḥeṛs-iyi amzun d talafsa. Il m’étreint comme ferait une hydre.
Puis les femmes entonnent un chant composé de cinq couplets entrecoupé d’une imploration où le nom d’Anẓar est à chaque fois prononcé :
Ay Anẓar, a bu-wul esḥay, Ô Anẓar au cœur généreux,
Yeqqel wassif d aqerqar. Le fleuve n’est plus que sable desséché.
Tasarut attan ɣur-ek, La clef, c’est toi qui la possèdes,
Ttxil-ek, elli-d lɛinṣer. De grâce, libère la source.
Lqaɛa tceḥḥeq, La terre agonise,
Ger-as idim-ik gg uẓar. Injecte ton sang jusqu’en ses racines.
Ay agellid, ay Anẓar, Ô Seigneur, ô Anẓar
Teɣli tyemmatt tamurt : notre mère la terre est sans force :
Fell-ak ay tuɣ ṣṣber, elle patiente, elle compte sur toi,
Akken tuɣ lɣriba n lqut. Comme elle a accepté de toi le manque de nourriture.
ČČaṛ-ed s tidi-ik iɣzer, Remplis la rivière de ta sueur
Ad tali tudert zdat n lmut. Et la vie triomphera de la mort.
Ay Anẓar, a bu-tezmert, Ô Anẓar, ô puissant,
A win izerɛen lerwaḥ, toi qui donne la vie aux hommes,
Fell-asen ekkes tamrart, délivre-les de leurs liens,
D kečč i d ddwa n ljerḥ. Toi, le remède des blessures.
Tamurt ad-ters am tegmert, La terre attend, livrée comme une jument,
S tirza-k i tfeṛṛeḥ. Toute à la joie de ta venue.
Ay Anẓar, mmi-s ucacfal, Ô Anẓar, fils de géant, Tamɛict-ik ger yitran, Toi qui vis parmi les étoiles.
Tajmilt ad tbin inek Notre gratitude te sera acquise évidemment
Ma tefkid-aɣ-id aman. Si tu nous donnes de l’eau
Ay Anẓar, ay agellid, Ô Anẓar, ô Roi,
Sser-ik ḥedd ur yesɛi. Toi dont le charme est sans égal.
Tuɣed taqcict am tyaqutt, tu as épousé une jeune fille, perle précieuse,
Terna amzur d imleɣwi. À la chevelure souple et lisse.
Attan, g-as afriwen, La voici, donne-lui des ailes,
Kecmet deg genni-, ruḥet. Et foncez vers le ciel, allez.
Aff-em tlaba rqiqen, Grâce à elle, parée de fine étoffe,
I tennid i wi fuden : swet ! Tu peux dire aux assoiffés : buvez !
Enfin, les jeunes filles en âge de se marier jouent au jeu de la balle dit « zerzari ». Une fois la partie terminée, les femmes, dans un calme olympien, rentrent chez elles avant le coucher du soleil. D’après les femmes d’At-Ziki, ce sont les marabouts qui auraient interdit ce rituel
païen. Il persiste encore ici et là mais la plupart des villages, pour conserver le rituel, ont
remplacé la jeune fille par Taɣunja, « la louche », parée elle aussi comme une mariée et nommée également tislit unẓar, « la mariée d’Anẓar ». Quoi qu’il en soit, les rogations et les prières islamiques supplantent peu à peu l’ancienne cérémonie féminine ou cohabitent avec elle.
On trouve partout le nom Ɣunja, sauf chez les Tsoul du Maroc, qui nomment Manţa la poupée, façonnée chez eux à l’aide de deux manches de pelles à vanner liés ensemble. Dans cette même région, toujours dans le but d’obtenir la pluie, les femmes vont à un endroit d’où elles ne risquent pas d’être vues des hommes et, complètement nues, jouent à la balle à l’aide de louches en bois (Westermarck : 268). Si le rite de « la mariée de la pluie » est connu partout en Afrique du Nord, seul E. Laoust en rapporte un, dans le Haut-Atlas qui adjoint à « la mariée » son « mari ». La procession de Ɣunja et de son mari couvert de haillons noirs comporte donc deux poupées, dont la féminine est portée par une vieille femme montée sur un âne. Une fois la procession parvenue à la rivière, celle-ci est jetée dans l’eau et doit pleurer. La poupée masculine personnifie Anẓar et est vêtu de noir. Le pilon, qui forme son ossature représenterait un phallus, que l’auteur assimile à l’organe d’émission de l’urine, liquide symbolisant la pluie. E. Laoust rapporte de nombreux rites de pluie dont certains utilisent la poupée et d’autres une bannière de roseau, toutes deux portant le nom de Tlɣunja. Enfin, le geste d’envoyer au ciel ou à la lune des tiges sèches en lui demandant de les renvoyer reverdies, montre la correspondance entre les phases de la lune et la croissance puis la décroissance de la vie végétale, une des plus vieilles croyances de l’humanité.
On s’est beaucoup interrogé sur l’identité de cette « mariée de la pluie » ainsi que de son « mari ». Retenant l’idée d’un sacrifice offert à une divinité de la pluie nommée Anẓar, certains auteurs ont conclu à une évolution concernant la réalité de l’offrande. Dans les temps lointains, l’effigie devait être une jeune fille vierge bien réelle, offerte en sacrifice à une divinité de la pluie, au fil du temps, celle-ci aurait été remplacée par une représentation sous forme de poupée. E. Laoust y voit une personnification de la Terre condamnée à la stérilité si l’eau du ciel ne vient pas à son secours (214). D’autres enfin, conçoivent dans la poupée la représentation d’une vieille divinité de la pluie (Bates, Bel). Sa qualité de vierge liée à l’eau les conduit à faire un rapprochement avec la déesse Caelestis de l’antiquité dont le culte était largement répandu dans la province romaine d’Afrique. Qualifiée de vierge par Apulée et par Tertullien, elle est « Maîtresse du ciel », et de plus « pluviarum pollicitatrix » (C.I.L. 16 810), « Prometteuse de pluies », ce qui ferait d’elle la parèdre du dieu libyen du ciel. Pour M.-L. Gélard, loin de représenter une vierge, la poupée serait au contraire une femme mûre. Selon G. Picard, il est vraisemblable que la déesse du triton de l’oasis du Djérid dont parlait Hérodote, représentait le sacré des eaux qui procure la fertilité.
Quant à Anẓar lui-même, le texte des chants s’adresse à lui sous le vocable agellid, terme dont le sens recouvre celui de « Roi », « Maître », « Seigneur », et aussi « Dieu ». En tant que maître de la pluie, il pourrait s’agir du grand dieu du ciel.
Au plan linguistique, Tislit unẓar désigne aussi « l’arc-en-ciel » ; lorsque le soleil se mêle à la
pluie et qu’il donne un arc-en-ciel on parle de tameɣra n wuccen, « noce de chacal ». Malheureusement on ignore le sens à donner à cette expression. Il s’agirait d’une sorte de chaos où se mêlent des éléments opposés de la nature, un désordre du monde. La crainte bien connue des Berbères pour le chacal tire sans doute son origine d’une ancienne divinité du Mal. De multiples croyances et pratiques faisant intervenir cet animal, ainsi que sa présence importante dans la littérature orale des contes, forment un ensemble de données dont la cohérence nous échappe encore largement.
Conclusion
« La récolte est le produit d’un mariage magique renouvelé chaque année, entre un élément femelle, la terre, et un élément mâle, la pluie » écrit H. Basset (361) en référence à la croyance dite « universelle » qui veut que le ciel et la terre correspondent aux deux principes, masculin et féminin, le premier étant le principe fécondant de la seconde, par le truchement de la pluie. Cependant, l’universalité de ce principe peut être remise en cause si on observe que dans la pensée égyptienne, par exemple, ces deux principes sont inversés puisque c’est le ciel qui est féminin et la terre masculine. En dépit de l’existence probable des deux divinités féminine et masculine mises en scène dans les rites de pluie, il est bien difficile, d’après les éléments rassemblés de dire ce qu’il en était en la matière dans le passé lointain des Berbères.
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Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) tome XXXVIII-2015