COMPTE RENDU PAR NEDJIMA PLANTADE
Recueillir des témoignages de vie permet le plus souvent de donner la parole à ceux qui ne peuvent s’exprimer habituellement. C’est la démarche adoptée par Fatima Mernissi et Wédad Zénié-Ziegler qui ont chacune choisi délibérément de favoriser l’expression des femmes de leur pays respectif, le Maroc et l’Egypte.
Dans Le Maroc raconté par ses femmes (1), Fatima Mernissi a voulu rompre le silence des femmes marocaines, projet sous-tendu par l’interrogation suivante: dans son pays le discours féminin s’apparente-t-il au discours masculin, celui qu’elle nomme le discours « sonore », ou au contraire s’en éloigne-t-il, s’élabore-t-il sur d’autres valeurs? L’un des discours masculins répercuté par les media est celui qui définit « les pôles majeurs de la vie d’une femme » par les luttes pour être aimée, désirée et protégée par un homme « capable de monnayer la femme-corps ». Après avoir interrogé des femmes d’origines géo- graphiques et sociales diverses ( femmes ayant grandi dans un harem, paysannes, ouvrières, étudiantes, et même une voyante), elle aboutit à la conclusion qu’à travers des thèmes tels que les rôles de sexe, le couple et la contraception, le discours féminin se situe à l’opposé du discours masculin. Si dans le discours « sonore » il y a un sexe fort, l’homme, et un sexe faible, la femme, cette conception est inversée dans le fait de vouloir les nourrir (contrairement à ce que stipule le principe de la nafaqa en droit musulman), et où elles se battent elles-mêmes pour avoir accès à l’emploi et subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. En ce qui concerne la perception du couple,
le discours « sonore » n’exige fidélité que de la femme l’homme, lui, grâce à la polygamie peut posséder jusqu’à quatre femmes et en répudier autant qu’il le désire pour les remplacer par d’autres. Les femmes revendiquent au contraire un couple basé sur l’égalité et le dialogue. Enfin dans le domaine de la contraception les femmes, pour lutter contre la misère économique, manifestent le désir d’un espacement et d’une limitation des naissances et ont souvent recours à l’avortement. Si l’auteur dit que la pilule et le stérilet ne conviennent pas aux femmes marocaines, elle reste mystérieuse quant aux moyens contraceptifs qui se révéleraient plus « adéquats » et dont les autorités marocaines n’auraient pas su tenir compte dans leur tentative manquée de planification des naissances.
S’il est vrai que les onze interviews (sélectionnées parmi une centaine accumulée depuis 1970) qui composent cet ouvrage laissent nettement apparaître l’aspiration des femmes à une vie conjugale meilleure que celle qu’elles connaissent où un mari buveur, infidèle, polygame ou brutal, se montre le plus souvent incapable de subvenir aux besoins de la famille, il n’en demeure pas moins – et ceci est passé sous silence par l’auteur – que ces femmes participent d’une manière ou d’une autre à la pérennisation de leur situation défavorable; elles expriment par exemple sans détour leur refus d’envoyer trop longtemps leurs filles à l’école, et leur volonté de les marier elles-mêmes. De plus, l’éducation des enfants revenant exclusivement aux femmes, celles-ci sont responsables de ce qu’elles inculquent dès la prime enfance; or, les valeurs qu’elles transmettent à leurs filles et à leurs garçons ne sont autres que celles qui les ont amenées elles-mêmes à souffrir de l’attitude masculine. Bref, les femmes ne sont pas que des pantins aux mains des hommes et l’on peut regretter que nombre de contradictions contenues dans le discours des interviewées ne soient pas relevées dans les commentaires.
La démarche de Wédad Zénié-Ziegler auprès des femmes égyptiennes(2) répond à ce qu’elle appelle une « recherche d’identité ».
Cette femme issue d’une famille melchite de la bourgeoisie cairote a vécu jusqu’à l’âge adulte en Egypte. Installée depuis vingt ans en Suisse, elle revient dans son pays où elle désire effectuer une enquête auprès des femmes les plus déshéritées, c’est-à-dire paradoxalement celles qui, de par leur situation socio-économique, se trouvent éloignées d’elle-même. Son désir de (re)trouver une « identité » de femme égyptienne, faite des richesses et des misères de ce pays, la pousse à se rapprocher des femmes les plus humbles, celles des faubourgs du Caire, des villages du Delta du Nil et de la Haute-Egypte, en les interrogeant sur leur vie quotidienne.
Cette vie, son éducation lui a appris à l’ignorer en développant chez elle un sentiment d’indifférence. C’est beaucoup plus tard qu’elle prit conscience de ce manque et fut traversée du sentiment d’avoir été privée d’une partie d’elle même. Cet aspect de son itinéraire personnel, présent tout au long du livre, maintient l’auteur dans un sentimentalisme souvent agaçant, aux motivations d’autant moins claires que le mot « identité » est utilisé sans définition préalable.
La face voilée des femmes d’Egypte comporte plus d’une douzaine d’interviews de femmes coptes et musulmanes suivies, en seconde partie, d’un essai d’analyse où les principaux sujets abordés dans les discours féminins, tels les rites sexuels et le statut juridique de la femme, sont replacés dans leur contexte historique et culturel. L’auteur y dénonce tout ce qui engendre la souffrance et porte atteinte à l’intégrité de la personne, et condamne les deux grands maux dont sont victimes les femmes égyptiennes (et aussi africaines): d’une part l’excision, relevant de la coutume et véhiculée par une tradition ancestrale dont l’origine est incertaine; d’autre part le statut juridique de la femme musulmane dans la Charia, qui s’oppose à son émancipation. Cette condamnation de principe ne lui fait toutefois pas perdre de vue que les solutions à apporter ne peuvent surgir que d’une prise de conscience des femmes elles-mêmes ainsi que d’actions concrètes et concertées des Autorités qui tiendraient compte des réalité endogène. Toutefois ces femmes, malgré toutes les souffrances dont elles sont le lieu, n’aspirent guère au changement. Bien au contraire, la montée de l’intégrisme, le discours des « femmes de la modernité », celui des étudiantes voilées de l ‘Université du Caire montrent que la résistance au changement et le repli sur les valeurs de l’Islam sont actuellement le cheval de bataille pour lutter contre l’ « occidentalisation ». Il existe certes des femmes égyptiennes occupant de hautes responsabilités ou s’exprimant publiquement sur la condition féminine qu’elles n’hésitent pas à dénoncer dans leurs écrits, mais leur action reste minoritaire, voire isolée.
Si les femmes du Maroc n’ont à subir, aux dires des interviewées, que mauvais traitements, infidélités et répudiation de la part de leur mari, les femmes d’Egypte, elles, qu’elles soient coptes ou musulmanes, connaissent par surcroît la mutilation sexuelle qu’est l’excision. De plus, il apparait que les femmes coptes ont à souffrir davantage de la situation d’abandon du mari dans la mesure où leur Eglise interdit le divorce et par voie de conséquence la possibilité d’un remariage. L’auteur, troublée par la résignation de toutes ces femmes devant leur sort, l’explique par le fait que « le sentiment d’avoir agi en conformité avec la tradition est ‘tellement valorisant que leur rancune ou leur souffrance personnelle sont anesthésiées ». Au total, ces deux livres ont le grand mérite d’ apporter, si rares dans ces pays, des témoignages bien plus éloquents que les commentaires des auteurs.
(1) Fatima MERNISSI, Le Maroc raconté par ses femmes. Rabat,
Société Marocaine des Editeurs Réunis, 1984, 236 p.
(2) Wédad ZENIE-ZIEGLER, La face voilée des femmes d’Egypte.
Paris, Mercure de France, 1985, 207 p