La nécromancie (divination par les morts) fait partie de l’univers mantique, et ne peut être envisagé que dans un contexte religieux où la mort n’est pas conçue comme un anéantissement. L’islamisation de la pensée relative à la mort n’empêche pas la persistance de traces, réaménagées ou non, d’une conception plus ancienne. On sait que depuis les temps préhistoriques, les Berbères prenaient un grand soin dans le traitement de leurs morts (teinture du corps à l’ocre rouge, architecture et mobilier funéraires), témoignant ainsi de leur croyance en une vie dans l’au-delà. Bien que relevant de la même sphère mantique, le thème de la nécromancie, contrairement à celui de l’incubation*, ne semble guère avoir attiré l’attention des chercheurs. Le seul rite nécromantique proprement dit ayant fait I’ objet d’un travail ethnologique est celui de l’asensi observé en Kabylie au cours des années 1970 (Virolle 1981, 1982, 1989).
De l’immortalité de l’âme
La croyance à une vie future après la mort, forgée à partir d’une certaine idée de l « âme «, a permis le culte des ancêtres, et a favorisé le développement de pratiques funéraires qui se sont vues plus tard condamnées par les religions révélées. Ces dernières, qui ont élaboré une toute autre idée de l’âme et de l’éternité, ont associé ces croyances et pratiques au Mal et les ont reléguées du côté du Diable. Le terme d’ « âme » paraît d’ailleurs peu approprié pour désigner ce qui, en réalité prend la forme de plusieurs « composantes de l’être », dont l’une d’entre elles se conserve au-delà de la mort, une sorte de double spirituel avec lequel on vient au monde et qui se conserve dans l’immortalité.
Le masculin pluriel pan-berbère íman ne peut en effet se satisfaire du féminin singulier par lequel on le traduit communément en français. J. Servier repère deux « âmes », dont l’une, nnefs, est « végétative », féminine, vient de la mère, correspond aux émotions, et siège dans le foie ; l’autre le rruh, est « subtile », masculine, vient de l’Invisible, correspond à la volonté, et siège dans le cœur. C est cette seconde composante qui se dégage avec le dernier souffle pour gagner l’éternité, tandis que la première demeure près du corps encore quelque temps. Cette vision contemporaine semble un affaiblissement d’une élaboration plus ancienne et plus complexe de trois principes, a l’instar des anciens Egyptiens, hantés également par la survie outre-tombe. La tripartition berbère de la personne en « corps », « âme », et « ombre », correspond, en effet, à peu près à la vision égyptienne d’après laquelle l’être humain est composé du Chet, du Ka et du Ba (Vicychl 1972, p. 674-5). Les Touaregs Azger voient l’âme comme un nuage invisible mais qui peut être mis en évidence par certains initiés. Après l’inhumation, un magicien veille sur la tombe pour consoler le défunt afin qu’il accomplisse correctement son voyage. L’âme doit absolument quitter la terre mais, dans la tombe, subsiste une sorte d’esprit protecteur, spécialement à la pleine lune. L’imprécision des données actuelles concernant les différentes« âmes », et l’incapacité des informations à spécifier laquelle parmi celles-ci constitue la véritable identité de la personne, c’est-à-dire celle qui représente le défunt dans l’au-delà, ne permet pas de déterminer la partie du mort qui répond dans les rites de nécromancie. Après le dernier souffle, l’âme rôde autour du corps sous la forme d’un papillon et revient à la maison le quarantième jour marquant la fin du cycle des funérailles (Kabylie). Par la suite, l’âme peut se manifester de temps à autre à sa famille. Quoi qu’il en soit, l’idée d’immortalité, avec ses cultes et ses rites, est une vieille idée dont l’élaboration a précédé de longtemps l’avènement des monothéismes.
Incubation et nécromancie
Déjà, du point de vue du paganisme ancien, la nécromancie occupait une place particulière parmi les techniques divinatoires, parce qu’elle se faisait l’écho de l’oracle des morts et non de celui des dieux. Les nombreuses attestations anciennes et récentes de la pratique de l’incubation, qui consiste à provoquer des songes révélateurs de la connaissance de l’avenir,
en se couchant dans un lieu sacré, permettent de penser que la nécromancie proprement dite existait également. Selon Saint Augustin, les morts apparaissent aux vivants pour leur demander de s’occuper de leur sépulture. Inversement, selon la croyance populaire, les morts reviennent visiter les vivants, pour prendre soin de leurs affaires. Bien plus, lorsqu’on a vu un mort en rêve, on pense avoir vu son âme elle-même. Dans le cadre du culte des reliques de saint Etienne en Afrique (entre 415 et 430) V. Saxer (1980) signale un recueil de miracles contenant une dizaine de rêves miraculeux à Uzalis (El-Alia, dans la Tunisie actuelle). Le rêve constitue, en effet, le lien qui permet de rapprocher incubation et nécromancie car, eu égard à l’idée qu1 établit une relation entre le sommeil, le songe et la mort (le rêve est conçu comme le voyage de l’âme ayant quitté le corps, avec le risque de ne pas le réintégrer), on peut penser, en toute logique, que l’âme va nécessairement, grâce a ce contact onirique, rencontrer les morts et le monde surnaturel. Car, pour expliquer le mécanisme des rêves, le monde antique envisageait deux possibilités majeures: ou bien l’âme sortait du corps pour aller vagabonder hors de l’espace de la tombe, et rencontrer les êtres les plus divers, ou bien des entités extérieures faisaient irruption en elle; c’est du fait que l’âme peut agir en dehors du corps qu’elle accroît l’importance donnée au songe. Le rêve est donc un moyen d’entrer en contact avec les dieux et aussi avec les morts; les différents épisodes de l’initiation isiaque de Lucius, le héros du roman d’Apulée, L’âne d’or ou les Métamorphoses, lui sont révélés par les songes. D’une manière générale, le rêve résout un problème individuel, mais certains songes portent en eux un message dont la teneur sacrée concerne la collectivité. Ceux-là sont envoyés par les plus grands saints, « les Sublimes Puissances » (les morts divinisés), réunis en leur assemblée, à une personne d’âge respectable qu’ils auront eux-mêmes choisie. Celle-ci voit alors la lumineuse Réunion tenue dans le sanctuaire le plus proche, et reçoit le message divin (Kabylie). Mais il convient de distinguer l’incubation de l’oniromancie car le rêve participe aussi bien de la divination inspirée ou intuitive que de la divination inductive ou conjecturale. Dans le premier cas, il s’impose au dormeur pour lui transmettre un message, dont la source est divine, dans le second, il est traité comme un phénomène naturel fortuit, chargé d’un message à décrypter, et devient dans ce cas, l’objet de l’onirocritique.
L’idée la plus naturelle était d’évoquer les morts sur leur propre tombe, pratique ancienne chez les Libyens, qui : « invoquent dans leurs serments les hommes de chez eux qui passent pour avoir été les plus justes et les meilleurs; ils jurent la main sur leurs tombeaux. A l’égard de la divination, ils vont aussi consulter les ancêtres sur leurs tombes; ils prient et se couchent sur le lieu de la sépulture; et les visions qui traversent leur sommeil sont un avertissement qui les trouve dociles. Comme gage du serment, chacun des contractants, donne de sa main un breuvage à l’autre ; et s’ils n’ont aucun liquide sous la main, i1s ramassent sur le sol de la poussière et la lèchent. » (Hérodote, IV, 172).
L’invocation des morts illustres pour prêter serment n’est pas différente de ce qui se passe aujourd’hui lorsqu’on jure par ses ancêtres (lejdud). Rêver de ses parents défunts fait partie des songes sacrés qui requièrent une aumône avant d’être divulgués (Ahaggar). Les personnes d’âge très vénérable, c’est-à-dire proches de la fin de leur vie terrestre, possèdent déjà ici bas une certaine baraka” que l’on recherche, en accomplissant auprès d eux, de simples visites (ziara). Un témoignage archéologique de ce culte des ancêtres voué à un arrière-grand-père s’illustre par une stèle trouvée à Cherchell, qui porte une inscription néo-punique dédiée à Micipsa, fils de Massinissa, par l’un de ses arrière petits-fils, répondant au nom de Ya’azam. A cette même époque, le géographe romain, Pomponius Méla en écho à Hérodote, écrivait que: « les Augiles ne reconnaissent d’autres dieux que les Mânes. Ils jurent par eux, les consultent comme des oracles, et quand ils leur font quelque demande, ils se couchent sur des tombeaux et prennent pour réponse les songes qu’ils font pendant leur sommeil. » (I, 8). Les tombeaux n’étaient pas les seuls lieux d’incubation, des sanctuaires et des temples étaient, semble-t-il, bâtis à cette fin, comme l’exemple du sanctuaire rupestre de Slonta (Libye), dans lequel A. Laronde voie un necromaneion.
Les traces archéologiques, historiques et le matériel ethnographique, indiquent en effet que le lieu sacré où l’on dort est souvent un tombeau: « Nombreux sont les monuments funéraires qui présentent des aménagements architecturaux destinés au culte des morts et dont certains paraissent avoir une spécialisation oraculaire» (Camps 2001, p. 3719). La puissance bénéfique des morts faisaient d’eux des conseillers qu’on pouvait invoquer individuellement, mais sans doute aussi collectivement. La nécropole libyque de Tiddis, au pied de laquelle ont été retrouvés des vestiges de banquets collectifs montre que « la puissance des morts sanctifiait le tombeau et le lieu où celui-ci était bâti. Ce lieu devenait centre de rassemble- ment. On devait y procéder à des sacrifices et à des banquets sacrés » {Berthier 2000, p. 409). Après le repas pris en commun entre morts et vivants, venaient certainement des consultations oraculaires, portées par un espoir de salut et répondant au besoin collectif d’avoir recours à une entité divine capable de fournir une grille de lecture du monde. Ces rassemblements au pied de la nécropole devaient également jouer un rôle dans le resserrement des liens communautaires, et devaient se produire à certains jours de l’année, comme cela semble s’être conservé au Mzab avec la « Fête des morts » :
« Le Mzab a gardé la Fête des Morts. Ses tombeaux élevés au-dessus du sol, bâtis et alignés comme des monuments mégalithiques, sont encore, couverts de bouteilles d’argile qui reçoivent parfois des libations funéraires en dépit de l’islamisme. Les saints, protecteurs de leurs fidèles, occupent au milieu du cimetière une place élevée. C’est là que le peuple se réunit à certains jours avec ses clercs… Les prêtres assis en cercle psalmodient. Le repas qui suit les chants, pris en silence est un véritable banquet funèbre» (Masqueray, p.37).
Les prêtres, drapés dans leurs étoffes blanches au milieu des tombes, officient tandis que le peuple, réuni dans une fraternité, est rangé, comme à Tiddis, le long de la pente de la colline. « La cérémonie n’est pas autre chose qu’une affirmation de la cité devant la mort, un serment, une prière commune adressée à la divinité ». (Masqueray, p.38).Les cérémonies annuelles comme celle de Asensi n Aẓru n Ṭṭhur (Haute Kabylie) en hommage au saint du même nom, réunissent plusieurs villages sacrifiant des bêtes en commun, et rassemblent de nombreux pèlerins sur les lieux des sanctuaires.
Selon V. Saxer, la divinisation des morts fait de la conception païenne de la condition des morts dans l’au-delà une véritable théologie, aux antipodes de la théologie chrétienne (39). Les liens entretenus avec les morts se manifestent avec une continuité remarquable depuis l’antiquité, marqués par des banquets de famille organisés au moment des funérailles, à la clôture du deuil, ou encore aux dates anniversaires. Dans les villages d’aujourd’hui, les repas qui, il y a peu, étaient distribués aux pauvres sur le lieu-même du cimetière, le sont maintenant sur les places publiques, la mosquée, ou les cafés. Le repas sacré (ṭṭɛam n Rebbi, « nourriture de Dieu »}, partagé avec les morts, scelle la réciprocité du don et du contre-don entre ceux qui y ont pris part. Malgré l’islamisation des tombes kabyles actuelles, nombreuses sont celles sur lesquelles est déposée en permanence une petite cruche en terre que l’on remplit d’eau à certaines occasions pour continuer d’abreuver le mort. Les témoignages de ces agapes funéraires dans l’antiquité tardive montrent à quel point la mort était célébrée en rapport avec la vie : nourriture et boissons prises en commun, chants, danses, toutes attitudes contre lesquelles n’ont pas manqué de s’insurger les théologiens africains, tel Tertullien qui s’indigne, qu’aux yeux des païens, « les dieux et les morts sont la même chose » (De Spectaculis). Le culte des dieux, puis des morts divinisés de la vieille religion berbère trouve à s’exprimer plus tard avec les martyrs du christianisme et se poursuit aujourd’hui avec le culte des saints islamiques. Deux siècles après Tertullien, saint Augustin fustige les Africains qui « estiment permises et licites les ripailles et beuveries qu’ils célèbrent en l’honneur des bienheureux martyrs» (lettre 22) ; ailleurs, il leur reproche de souiller par leur convivia funéraires le tombeau du martyr saint Cyprien : « Ce lieu si saint où repose le corps d’un martyr si saint avait été empesté et infesté par l’invasion des danseurs. Durant toute la nuit ils chantaient ici des chansons impies et les chants entraînaient à la danse » (Sermon 315,5). Le passage du texte d’Augustin qui renseigne sur les usages funéraires communs au culte des morts, et des martyrs est celui dans lequel il raconte comment sa mère fut refoulée du cimetière de Milan où elle était venue faire ses dévotions aux morts et aux martyrs telles qu’elle avait coutume de les accomplir en Afrique (Saxer rapportant Courcelle, 125). Mais c’est dans ses Confessions qu’il évoque les pratiques africaines de sa mère, « selon l’usage africain,
Monique avait apporté de la bouillie, du pain et du vin pur » (VI, 2). Sur place, le vin était mélangé à l’eau puis boisson et nourriture devaient être absorbées partiellement avant d’être distribuées aux morts. Il ne s’agit donc pas simplement d’offrandes aux morts mais de partage de repas avec eux, et le vin qu’on versait dans la tombe était censé leur parvenir.
Du fait que beaucoup de rites anciens ont été intégrés à la fête de l’Achoura, c’est le jour de celle-ci que, dès l’aube, les visites féminines au cimetière ont lieu car « les morts sont à cette heure debout dans leurs tombes, attendant les visites » (Mzab). Récemment encore, durant la période coloniale, le serment sur des tombeaux de saints restait une pratique courante, à laquelle la Justice française ne dédaignait pas de recourir (Gsell 1915, p. 184). L’architecture funéraire et les pratiques qu’elle suppose se retrouvent jusque dans les jeux des enfants touaregs du 20e siècle, au sujet desquels Ch. De Foucauld écrit « qu’ils construisent des petites tombes avec des pierres ainsi que des tombeaux préhistoriques». (1984, p.
79). Ces mêmes tombeaux préhistoriques sur lesquels les femmes touarègues vont se coucher pour avoir en songe, des nouvelles de leur parent ou ami absent : « Elles y dorment sans prononcer la formule islamique ‘Au nom de Dieu’. L’homme des temps préislamiques qui est dans la tombe leur donne les informations qu’elles recherchent » (p. 280). Il est d’ailleurs remarquable que les tombes récentes de l’Ahaggar soient pourvues d’un oratoire (tamejjida), sorte de petite chapelle en forme de « rectangle tracé sur le sol au moyen d’une seule rangée de pierres sèches; un petit demi-cercle de pierres sèches y marque la direction de la Mecque; en face de lui, un espace libre marque l’entrée (p. 100, note 2). Ces tombes à chapelle ne font que reproduire l’architecture funéraire ancienne qui aménageait des espaces donc la fonction cultuelle ne fait aucun doute, et qui « sont conçus comme des chambres qui permettent aux consultants de s’approcher du corps du défunt sans le déranger et de recevoir l’oracle par la voie du sommeil.» (Camps 2001, p. 3721).
Les morts conseillers des vivants
D’une manière générale, la pratique de l’incubation est désignée par le terme arabe d’istikhara, dévié semble-e-il de son sens premier, lequel fait partie en général des prescriptions religieuses relatives au commerce, « l’istikhra magribine apparaît comme n’étant autre que 1’ antique incubation, non reconnue par l’islam et islamisée sous le couvert de l’istikhâra orthodoxe, qui n’avait primitivement rien à voir avec elle » (Doutté, P·414). D’après M. F. Virolle (1981), le rituel de l’asensi (kabyle) ou du tebiat (arabe) qu’elle a observé dans la région de Tizi Ouzou relève de la nécromancie, alors que pour N. Benseddik (2001), le tebiat de la Mitidja algérienne appartient à l’incubation, mais il semble que ce dernier ne concerne que le sommeil et le songe, et ne fait pas appel explicitement aux morts. Quoi qu’il en soit, ces flottements de sens dans lesquels le même mot est appliqué aux rituels incubatoire et nécromantique ne font que confirmer leur sphère mantique commune.
L’incubation peut s’opérer à partir d’un lieu naturel ( grottes, arbres, monts, sources ) ou du tombeau d’un saint. Dans le premier cas, on s’adresse à une divinité, dans le second, la part réelle de l’incubation ne peut être mise en doute, mais elle s’accompagne d’une part de nécromancie du fait que le personnage auquel on s’adresse était un mortel, dont l’exemplarité de la vie passée sur terre justifie en quelque sorte la « divinisation ». En conséquence il faudrait réserver le terme de « nécromancie » au seul cas où la parole oculaire est énoncée par un mortel, i1lustre ou simple défunt, et exclure l’usage du terme dans les cas où l’on a affaire à la pratique magique utilisant des parties de cadavres dans la préparation de philtres destinés à contraindre les personnes. On peut distinguer trois catégories d’oracles, ceux rendus par les divinités (incubation) ; ceux rendus par les morts illustres (rois et héros); enfin, ceux rendus par les simples défunts du commun des mortels. Les premiers et les seconds pouvaient être sollicités pour répondre à une demande collective concernant l’ensemble de la communauté, tandis que le champ de compétence de ceux de la troisième catégorie se limite à eux-mêmes et à leur famille.
L’incubation la plus répandue et la plus ancienne est l’incubation thérapeutique, qui tire ses pouvoirs des forces chtoniennes des grottes et des cavernes, par ailleurs lieux de cultes divers, et dont certaines étaient spécialisées dans la formulation des oracles. Lorsque, de surcroît, la grotte disposait d’une source à proximité, celle-ci renforçait ses pouvoirs de guérison par l’hydrothérapie. De nombreuses grottes de ce genre ont été identifiées en différents endroits du Maroc et dispensent encore leurs bienfaits au 20e siècle (Imi n’Taqandout, Sidi Chemharouj, El Maqta, Ghar Fatta…). Au sujet de l’identité de celui ou celle qui rend l’oracle, H. Basset pense qu’il s’agit d’un génie tandis que Doutté et Bouché-Leclerq y voient l’esprit des morts. Dans l’antiquité, ces lieux de culte, naturels ou aménagés étaient parfois spécifiés par le nom d’une divinité y ayant élu domicile (Baccax, Ifru). La diffusion du culte d’Esculape connaît plusieurs sanctuaires dédiés au dieu-guérisseur (Benseddik).
Les saints ont remplacé les anciens dieux du polythéisme. Ce sont eux qui, avec l’islamisation, continuent de bénéficier de la dévotion et des commensalités de la part de la population. Mais qu’en est-il des simples défunts ? Ces derniers continuent également d’être sollicités mais ils ne peuvent répondre que pour eux-mêmes et leur famille. Les At-laxert ou les At-wadday, « les gens de l’au-delà », forment le peuple des morts avec lequel on continue de partager les repas des fêtes religieuses sous forme d’offrande aux pauvres. Les morts, adaptés au contexte de l’islam, continuent encore de guider les hommes dans la vie en leur indiquant la voie à suivre pour gagner le Paradis, ce chant lyrique recueilli par Genevois (1965, p. 8) le souligne clairement :
BeddeƔ, di tizi, ssawleƔ: rran-d awal lmeggetin
« Je me suis arrêté au col et j’ai appelé: les défunts m’ont répondu:
A wagi i Ɣ-d-iluɛan, nekkmi ddaw tmedlin Toi qui nous interpelles, nous [qui sommes] sous les dalles
Ruḥet ad_texdemem Ṛebbi skud tellam d lḥeggtin Servez donc Dieu, tant que vous êtes vivants »
L’importance du rapport aux morts se retrouve aussi
dans la 1ittérature, orale et écrite : un conte kabyle raconte que, grâce au livre de la grand-mère de sa grand -mère, un prince-orphelin réussit à descendre dans la tombe de sa mère, à partir de laquelle il visite l’autre monde et y rencontre les « ombres ». Enfin, sa mère lui révèle l’existence d’un trésor dans leur maison (Rivière 1882, conte 6). La littérature moderne utilise également le thème de l’asensi : M. Feraoun dans La terre et le sang, et M. Ouary dans Le grain dans la meule.
Ces morts, utiles aux vivants, requièrent des officiants, qui sont les voyants-guérisseurs. La spécialiste à laquelle on fait appel pour effectuer le rite du tebiat ou de l’asensi est la timssensit, « nécromancienne ». En Kabylie, ce rite se déroule obligatoirement le quarantième jour suivant le décès, moment où l’âme cesse d’errer pour se fixer au lieu de son séjour éternel. Elle est chargée de faire parler le défunt dont les dires seront énoncés par sa bouche. Bien entendu, la timssensit aura préalablement reçu une initiation comportant un voyage dans l’au-delà, c’est-à-dire une initiation avec mort-renaissance. C’est ce voyage initiatique qui fait écrire à M. Virolle, l’auteur
ayant observé ce rite, que la nécromancienne est une chamane qui, lors de ses interventions, entre en transe. Si l’on s’en remet à la définition générale du chaman et du chamanisme: « A la fois prêtre, sorcier, magicien et devin, le chamane remplit le rôle d’intermédiaire entres les hommes et les esprits… et entretient une relation privilégiée avec la nature et les animaux sauvages … » (de Sales 1991), on peut en effet être tenté de trouver plus que des similitudes avec la nécromancienne kabyle. Cependant il convient de prendre avec prudence ces rapprochements; quelques traits chamaniques ne suffisent pas pour affirmer que nous avons affaire à une chamane en tant que telle. Les transes des voyantes-guérisseuses de l’Afrique du Nord ne sont pas celles des chamans sibériens ou américains, dans lesquelles l’homme-médecine officie dans un contexte religieux particulier, qui est celui du système chamanique, dont rien ne prouve les similitudes de la pensée et des représentations de l’âme avec celles de l’Afrique du Nord, même dans leur aspect le plus païen. A bien observer les données actuelles, ce serait même le contraire: alors que dans la cure chamanique, l’âme du patient a quitté le corps de son propriétaire, soit sous l’effet d’une forte émotion, soit qu’elle a été dérobée par un esprit mécontent, le patient nord-africain subit les méfaits d’un esprit extérieur qui s’est introduit en lui. L’intervention de la voyante-nécromancienne kabyle ne constitue donc pas à restituer au patient son âme perdue, mais à faire sortir de lui une entité mauvaise (génie, etc.). Le rôle du vrai chaman, lui, est de voyager dans le monde des esprits pour récupérer cette âme et la restituer à son propriétaire. Retenir seulement l’idée de voyage et de transe, sans tenir compte de celles forgées au sujet de l’âme, ne suffit donc pas à conclure au chamanisme. Pour cela, il faudrait pouvoir prouver qu’il existait par le passé un système culturel ayant développé un tel système religieux, lequel aurait laissé les traces que nous connaissons aujourd’hui. Or, en dehors de l’état de sommeil et du songe, celles-ci n’évoquent en aucun cas la possibilité pour l’âme des vivants de quitter le corps ou d’être dérobée de quelconque façon. Comme le fait remarquer J.-L. Le Quellec (2006) pour un tout autre domaine, la tendance excessive à nommer chamanisme tout phénomène de transe touche également les spécia1istes de l’art rupestre. Il dénonce à juste titre la facilité avec laquelle certains spécialistes de l’art rupestre saharien s’emparent de l interprétation chamanique, qu’ils appliquent à des représentations énigmatiques, alors qu’ils ignorent tout du contexte culturel des graveurs qui leur a donné naissance.
Conclusion
L’incubation sur les tombeaux dans le but de voir en songe les âmes des morts a été peut-être la première forme de nécromancie, avant d’évoluer vers une incubation intentionnelle ne répondant plus qu’à un désir individuel d’obtenir un rêve divinatoire.
Actuellement, solliciter les morts pour les interroger est un acte qui appelle la réprobation car on pense que c’est tenter de les ressusciter, ce qui du point de vue de l’orthodoxie, ne peut que constituer un acte impie abominable et hautement condamnable. Malgré cela, le fait que l’on pense aujourd’hui que l’âme souffre en revenant à la tombe lorsqu’on l’appelle, et qu’il faut donc éviter de recourir à elle trop souvent, montre que l’ éventualité d’un recours à l’ oracle des morts n’est pas une pensée totalement infâme. Ainsi, par la réduction et l’adoucissement de la pratique, on pense pouvoir se conformer à l’orthodoxie. On est loin des images effrayantes des morts que l’on avance trop souvent. Bien au contraire, les Berbères semblent avoir une conception assez positive de leurs morts, proche de celle plus humaine de l’antiquité. Car le caractère dangereux des morts ne participe peut être pas de leur propre nature mais de celle de leurs gardiens, matérialisés par les pierres dressées tout autour de la tombe et formant un enclos magique de protection. Il n’est pas impossible, comme le raconte le conte kabyle « La marâtre » (Frobenius, IV, 47), que ce sont ces gardiens que l’on craint, toujours prêts à mettre en œuvre leur rôle de défenseurs par une mise mort du profanateur, et non les morts eux-mêmes. Leur fréquentation des forces de la nature et des dieux, paraît faire des morts des entités plus sages et meilleures que les vivants, auxquels ils peuvent encore, sous une forme atténuée servir de guides vers leur propre accomplissement ici-bas dans le but de gagner l’éternité, parmi les Elus.
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Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) tome XXXIII-2012