31/08/2024

MAUVAIS ŒIL [tiṭ] par Nedjima PLANTADE

Sbaḥ-kum lxir a kra ignen da  Salut à ceux qui reposent ici

Azgen immut s tiṭ   dont la moitié est morte du mauvais œil

Azgen s tegḍiṭ   [et] l’autre moitié d’entérite [infantile]

Cette formule kabyle que l’on prononce en passant près d’un cimetière contient l’explication étiologique de la mortalité infantile: le mauvais œil aurait été responsable de la mort des premiers enfants ainsi que de la moitié des morts d’enfants depuis le début des temps. L’idée que les cimetières sont pleins de morts du mauvais œil, n’est pas propre à la Kabylie, elle se présente partout en Afrique du Nord.

      Le mauvais œil, défini comme la capacité de l’individu à ruiner les personnes ou leurs biens en posant simplement le regard  sur eux ou en leur  adressant un compliment,  est une croyance très répandue qu’ on trouve non seulement en Afrique du Nord mais aussi en Europe, dans une grande partie de l’Afrique Noire, au Moyen-Orient , dans le sous-continent indien, aux Philippines et chez quelques populations autochtones d’Amérique centrale. L’étude statistique la plus complète  réalisée sur le sujet a été effectuée à partir d’une large enquête menée par les anthropologues américains  Murdock et White (1969). Celle-ci révèle que sur un vaste échantillon de 186 groupes ethniques répartis à travers le monde, 67 sont concernés à des degrés divers par la croyance au mauvais œil, soit 36%  d’entre eux. Parmi ces 67 ethnies, les Berbères, représentés dans l’échantillon par les Touaregs et les Rifains, font partie des 30 groupes où cette croyance atteint le plus haut degré de prégnance.

Importance du regard

     Les études générales portant sur la croyance au mauvais œil situent ses premières traces en Mésopotamie il y a 5000 ans, période où elle semble avoir été établie depuis longtemps puisque certains auteurs vont jusqu’à situer sa naissance au cours de la longue période du paléolithique (Di Stasi 1981 : 111-116). D’après cet auteur, le motif le plus ancien, considéré comme une des premières manifestations humaines porteuses d’une symbolique oculaire est celui de la spirale rupestre, présente dans plusieurs régions du monde. En Afrique du Nord, ce symbolisme oculaire a été relevé seulement sur quelques gravures d’animaux du Sahara (Hoggar, Tassili, Fezzan), au sujet desquelles Le Quellec cite I’ embarras de H. Lhote, qui oscillait entre renoncer à leur interprétation ou leur accorder une signification magique (1993: 494). L’importance du regard, écrit l’auteur, fait que «la représentation de l’œil devait poser problème aux chasseurs. Il n’est pas indifférent de constater que cet organe est absent de la grande majorité des gravures recensées au Sahara : omission qu’on a plusieurs fois supposée protéger le chasseur ou le pâtre du mauvais œil. . . Il apparaît qu’une valeur symbolique particulière prêtée à cet organe est effectivement attestée, au Sahara central,  par des gravures du Wâdi Djerât représentant des personnages éjaculant dans l’œil d’un Rhinocéros ou d’un Boviné (p 91). De nos jours les Maures et les Touaregs de l’Ahaggar voient dans les cercles gravés des yeux stylisés destinés à lutter contre le mauvais œil (523).

     Comme on le voit, l’absence ou la présence de représentations oculaires rupestres sont interprétées de la même manière, à savoir par la croyance au mauvais œil. Pourtant,  savoir qu’il existe à peu près partout une importante  charge symbolique  de l’œil ne suffit pas à justifier une telle interprétation. Des données aussi anciennes, ne peuvent en effet se satisfaire d’explications actuelles  fournies  par un peuple islamisé depuis plusieurs siècles.

     Il existe ailleurs, en Europe et en Méditerranée, des représentations religieuses des yeux et du regard: « temple des yeux» du Tell Brak qui renfermait des figurines dont les yeux occupaient toute la surface de la tête; Ancien temple de Hal Tarxien sur l’île de Malte, gardé par des rupestres d’yeux spiralés; représentations  nombreuses d’  yeux sur les pierres, les os et la céramique de l’âge de bronze espagnol et portugais. Di Stasi relie cette iconographie à celle de Jéricho qui comprend des crânes humains modelés à l’image du défunt, dont les yeux étaient faits de coquillages, de même que les sculptures qui les accompagnaient; coquillages qu’on utilise aujourd’hui en Afrique du Nord comme amulettes contre le mauvais œil.

     A la lumière de ces éléments, une importance accordée au regard ne paraît guère contestable, mais est-il possible d’affirmer pour autant que celle-ci ait pu être à l’origine de la formation et du développement de la croyance au mauvais œil? Que le regard soit important n’explique pas qu’il puisse être mauvais. L’œil d’Horus, recomposé par Thôt, n’avait rien de négatif, bien au contraire, il était le symbole du sacré, de l’abondance, de l’unité et de la paix. C’est encore Di Stasi qui développe une théorie de l’origine du regard menaçant par la transformation de la représentation de la déesse-mère en Mésopotamie, où celui-ci serait né. Cette transformation aurait accompagné la diversification des modes de vie dans cette région où, à côté du mode de vie sédentaire, s’est développé celui du pastoralisme. C’est là que se serait produit le passage de la représentation de la déesse-mère sans yeux, dont seul le corps plantureux et statique était mis en avant, à celle de la déesse donc les yeux occupaient l’ensemble de la tête et primaient sur le corps (temple du Tell Brak). La première répondait à une vision du monde évoquant la stabilité (agriculteurs-sédentaires), la seconde à une vision mobile évoquant le mouvement (pasteurs-nomades). Tout comme la déesse-mère était à la fois adorée et crainte, les yeux seraient venus eux aussi à tout signifier, l’amour comme la menace (p. 100).

Traces anciennes en Afrique du Nord

     Les plus anciens témoignages de la croyance au mauvais œil dans le nord de l’Afrique remonteraient à une haute antiquité. On a retrouvé, en effet, dès le néolithique, des amulettes faites de petits coquillages (cauris) et de débris d’œufs d’autruche, mais d’après Camps-Fabrer et Morin-Barde, la généralisation de leur utilisation pourrait être postérieure à cette période (1987: 614). Cependant, le fait que ces cauris continuent d’être utilisés aujourd’hui comme amulettes contre le mauvais œil ne signifie nullement qu’ils remplissaient la même fonction à une période aussi lointaine; il serait plus raisonnable de penser qu’ils constituaient plutôt des amulettes contre le Mal en général.                      

     Les représentations de la main  levée sur les stèles de la période punique sont parfois interprétées comme l’ancêtre  de la « main de Fatma », amulette                actuelle contre le mauvais œil ; le dessin d’un œil sur une tête de boviné a été retrouvé dans une tombe punique et conservée au musée de Carthage (Elworthy 1895: 127, fig. 11).                                                                  Mais c’est surtout l’époque romano-africaine (cf. notice suivante, Mauvais œil(Antiquité)) qui fournit les attestations les plus nombreuses. Cette croyance, dont on connaît la diffusion a travers toutes les provinces  de l’empire romain est sans doute un des nombreux exemples du syncrétisme africain de l’antiquité tardive, comme le sont aussi les tablettes de malédiction en plomb, recensées tant dans les provinces africaines qu’à Rome.  

   Utilisant la notion de l’ambivalence du sacré, Ch. G. Picard compare à l’électricité l’énergie, bienfaisante ou malfaisante, dont la vieille Afrique du Nord chargeait les objets, et dont il constate la continuité aux époques punique puis romaine. L’auteur donne quelques illustrations de la croyance au mauvais œil, comme celle des mosaïques avec lesquelles était pavé le sol des maisons africaines et qui figuraient le millet. Cette graminée quasi imputrescible et douée d’un caractère magique de protection contre les forces mauvaises préservait ainsi les demeures du mauvais œil (1954: 207- 208). « … la prédilection des mosaïstes africains pour les plantes pointues et épineuses, comme l’acanthe, leur parti pris d’accentuer la pointe des tiges de millet et des roses» (238) répond à la même idée que celle des multiples amulettes représentant l’œil percé par des pointes ou des couteaux et attaqué par des animaux. Une mosaïque de Sousse montre l’œil attaqué par un poisson et deux serpents. « Les protomés associés du taureau, de l’ours et du sanglier qui se retrouvent fréquemment tant sur les mosaïques que sur les reliefs » sont là pour leur énergie génératrice et servent le même but. Placé au-dessus des portes des maisons avec ses cornes, le bucrane (crâne-phylactère de bovin) et celui du bélier sont des amulettes toujours en vigueur au XXe siècle dans l’ensemble de l’Afrique du Nord (L. Joleaud 1933: 248).

     Dans le domaine funéraire, J. Desparmet, à propos d’une stèle antique provenant d’Aumale (nº169 du catalogue de 1899 du Musée des Antiquités d’Alger), sur laquelle on voit un œil surmonté d’un croissant et attaqué par un coq, un serpent et un saurien, conclue que « cette précaution prise contre le mauvais œil sur une tombe montre que l’antiquité nord-africaine redoutait ses effets même dans l’au-delà» (1932: 85).

     Selon Di Stasi, la crainte de l’extension du mauvais œil à la vie post-mortem aurait été constatée dans le Maroc contemporain  chez les chasseurs. En effet lorsque l’un d’eux vient de tuer une panthère il se précipite aussitôt derrière la dépouille pour lui fermer les yeux en évitant soigneusement de se trouver sous son regard, ce qui peut être interprété  comme une précaution prise pour éviter le mauvais œil de l’animal. L’auteur insiste en effet sur le rôle de la disposition frontale des yeux des fauves qui, contrairement aux autres animaux dont les yeux sont disposés latéralement, leur donne un regard fixe semblable  à celui des hommes. Ce regard particulier, tout comme le regard humain ne pardonne pas et porte en lui l’esprit de l’animal qui peut se venger après la mort (1981. 114) L’exemple de la Grotte de Drachenloch dans les Alpes (-75 000) où l’on a retrouvé   des crânes d’ours enterrés rituellement avec leurs os longs enfoncés  dans les orbites vient étayer le propos de l’auteur de l’ origine très lointaine de cette croyance ,chez les anciens chasseurs; de peur de la vengeance de l’esprit de l’ours qu’ ils viennent de tuer, ceux-ci lui bloquent la vue avec les os. Toujours selon cet auteur, ce serait là également la raison pour laquelle on ferme les yeux des morts.

Ethnologie du mauvais œil

  Souvent mentionné dans les travaux consacrés au folklore ou à la magie à partir de la fin du XXe siècle, le mauvais œil n’a pas fait l’objet d’une étude spécifique et i1 n’  existe aucune monographie approfondie pour l’Afrique du Nord. On trouve cependant quelques études de détail qui le rattache le plus souvent à l’ensemble plus large du circumméditerranéen, pour lequel on dispose d’importants travaux, notamment sur l’Italie du Sud. Le phénomène a surtout attiré l’attention du sociologue finlandais E. Wester-

marck qui lui consacre un chapitre de soixante-six pages dans son Ritual and Belief in Morocco (1926: p 414-478), repris en partie pour composer le chapitre II de son Pagan Survivals in Mohammedan civilization (1933:24-58). En France, c’est E. Doutté qui s’y intéresse sur une dizaine de pages seulement dans son ouvrage Magie et religion dans l’Afrique du Nord où il l’appelle la « magie sans rites » (1908: 317-327). Chez d’autres auteurs, la croyance au mauvais œil fait l’objet de simples mentions disparates et plus ou moins explicitées (Mauchamp 1910; Laoust 1920; Desparmet 1932; Genevois 1967; 1968; 1969; 1972).

   Le mauvais œil, tiṭ (téhoṭ en touareg), nom féminin presque toujours utilisé au singulier (le pluriel allen est d’un usage très rare dans ce sens), révèle que c’est le regard (singulier) qui fascine et non les yeux (pluriel) qui ne sont que l’organe support. Chez les Chleuhs du Maroc, un homme porteur du mauvais œil est dit ameyaḍ et une femme tamiyaṭṭ; en touareg, amettehoṭ désigne le fascinateur, tandis qu’en kabyle, c’est l’action elle-même de « lancer», « emporter», « frapper» qui est rendue par les expressions, ger s tiṭ, awi s ṭiṭ, wwet s tiṭ.

   Le mauvais œil met en présence un fascinateur et une victime. L’agent fascinateur est toujours une personne humaine et non une force mauvaise invisible circulant dans l’air. Il peut être lancé aussi bien par des personnes

particulières (magiciens, individus au ‘regard mauvais’, ‘faux’,de travers’, ‘par-dessous’, ‘aux sourcils épais’ ou ‘rapprochés’) que par tout autre personne. Volontaire ou involontaire, il existe chez tout adulte (les enfants en sont dépourvus) et peut émaner d’une personne étrangère ou proche, jusqu’à ses propres père ou mère. Il est présent partout et jusque dans les rêves où, chez les Touaregs, il est auguré par un rêve de morsure de vipère

(Ch. de Foucauld et A. de Calassanti-Motylinski 1984: 278).

   Partout, le mauvais œil a pour cause l’envie, l’invidia latine, dont B. Russel écrivait qu’elle est « une des passions humaines les plus enracinées et les plus universelles.» Le lexique berbère de l’envie ne semble avoir retenu que les envies de la femme enceinte, désignées partout par le pluriel tinitin. En revanche, on recourt au vocabulaire arabe pour exprimer le sentiment d’envie contenant l’idée de convoitise, et seul le touareg connaît le mot anakaẓ.

     La notion d’envie, parfois doublée de jalousie, est un sentiment suscité chez un individu à la vue d’une personne ou d’une chose ne lui appartenant pas et qu’il juge désirable. Si le désir n’est pas satisfait, ce sentiment se transforme en un flux malin prenant le chemin du regard pour se jeter sur l’objet d’envie, parfois sans même avoir eu besoin d’accéder à la conscience du fascinateur. Partout décrit comme une potentialité enfouie en tout individu et qui peut jaillir de façon soudaine, sans que celui-ci n’ait nécessairement l’intention de nuire à autrui, le mauvais œil a conduit les hommes à chercher les moyens de s’en protéger, comme ils ont cherché à se protéger du Mal, dont il n’était sans doute qu’une des multiples facettes.

     Les cibles principales du mauvais œil sont les êtres humains, surtout les plus fragiles {enfants, circoncis, fiancés, femmes en couches) ; les biens (maison, terrains, cultures); le bétail et sa production (lait, beurre) et, de manière plus large, tout bien ou qualité innée ou acquise.

     Un grand nombre de procédés pour se protéger de ses attaques ainsi que de méthodes thérapeutiques en cas d’atteinte ont été élaborés au cours des siècles, dont certains persistent encore aujourd’hui.

     Frazer, dans son Golden Bough, relevait l’idée universelle selon laquelle les enfants sont les êtres les plus fragiles parmi les hommes et constituent de ce fait les cibles de choix de toutes sortes de dangers dont celui du mauvais œil. Les précautions prises pour l’en protéger sont d’ordres divers. En Afrique du Nord, où, sauf à être stérile, il ne viendrait à l’idée de quiconque d’envier d’avoir une fille, certaines de ces précautions sont spécifiquement appliquées au garçon:

    L’euphémisation (cf. « Euphémisme», EB XVIII : 2705-2709) : consiste à donner à l’enfant un prénom peu désirable par exemple Akli/Taklit « nègre, esclave», ou bien Aɛrab ou encore Lṯufi « Le Méprisé », tous ces prénoms évoquant la laideur physique ou morale. En Kabylie,  dans le même esprit, on peut « enlaidir» l’enfant en le mâchurant de suie avec l’annulaire entre les deux yeux et en disant:

  Å ƐellmeƔ-k s war-isem,    Je te marque du doigt sans                                             nom,

 ur k-ttayent yir wallen.  le mauvais œil ne te fera rien».

    Quand la suie disparaît, on en remet et on lave rarement le visage de l’enfant (Genevois, 1968: 55).            L’attribution aux enfants de noms dépréciatifs ainsi que leur maintien volontaire dans un état de saleté et de mauvaise mise générale se retrouvent partout en Afrique du Nord et ne doivent pas être interprétés comme une négligence de la mère qui ne  prendrait pas soin de ses enfants, mais comme une manière d’éviter de provoquer l’envie et ses conséquences redoutables.

L’euphémisation peut consister aussi à doter l’enfant d’un prénom féminin. Cette féminisation peut s’illustrer également par le port d’un anneau qu’on accroche à l’oreille du bébé, le troisième jour suivant sa naissance

(taɛlluqt n ccuq).Camps-Fabrer et Morin-Barde pensent que la boucle portée à 1 oreille droite par certains hommes et jeunes Touaregs possède probablement une valeur magique, et l’on sait que Jugurtha portait un seul anneau d’or. Le port ancien d’un seul anneau se trouve corroboré par des documents archéologiques et des représentations égyptiennes de Libyens de l’Est (Bates 1914: 131 et planche II, 7 et 8).

   Les formules conjuratoires: même si l’on est animé des meilleures intentions, on se méfie de soi-même et de son propre mauvais œil, sur lequel on n’a pas de prise et qui peut surgir en présence d’un bébé qu’on voit pour la première fois. Qu’il soit lancé volontairement ou involontairement, ses conséquences sont les mêmes, et c’est surtout le premier regard qui est le plus dangereux, the first glance, insiste Westermarck. On ne manque pas alors de prononcer une formule conjuratoire du type Allen-iw di tzulixt! « Mes yeux à 1′ égout! », ou « Ce petit bout de nègre-là ! » La mère s’empresse d’ailleurs de renchérir à cette occasion que son enfant est bien aberkan ! « un vrai noir! » (François 1951: 47).

    Les attitudes d’évitement: ce sont encore les plus simples: il suffit d’éviter de regarder l’enfant ou de prononcer la moindre parole le concernant.

    Cette croyance n’est pas sans conséquences sur la santé. Les médecins ont en effet constaté un déficit en vitamine D chez les jeunes enfants mâles, particulièrement dans les milieux ruraux. Ce déficit, dû au manque     d’exposition à la lumière solaire vient de la crainte des mères qu’un regard étranger pourrait se poser sur leur bébé si elles venaient à le sortir.

    Le cas particulier du regard de la mariée doit être souligné. Westermarck écrit qu’elle ne doit regarder quiconque sur le chemin qui la mène au domicile de son mari faute de quoi, il se produirait batailles et moqueries au sein du groupe des hommes présents ce jour-là (1926: 420-421). Il cite aussi les Touaregs de l’Ahaggar chez lesquels « The bride is not allowed to look at the fantasia of

the horsemen », parce que si par malheur, elle regardait un des cavaliers, celui-ci tomberait et un accident se produirait (Benhazera 1908: 15). En Kabylie, avant la consommation du mariage, le marié, pour conjurer le mauvais œil frappe trois fois l’épaule de la mariée avec un sabre

(Lionnel 1892 : 407). Dans le cas particulier de la mariée, les significations sexuelles du regard tendraient à rejoindre la symbolique sexuelle de l’œil, développée par certains auteurs qui y voient une vulve, expliquant en cela le phallus qu’on lui opposait à Rome et dans le sud de l’Italie actuelle. 

Amulettes et talismans

    J. Desparmet (1932: 97) recense les différentes  formes de protection rencontrées, classées selon leur capacité à réduire ou à renvoyer le mauvais regard à son émetteur, ou encore selon leur symbolisme magique. Ce sont les éblouissants (étoiles, croissants); les poignants (serres, griffes, bec, canine, corne, pince); les contendants (fer à cheval à cinq trous); les corrosifs ou caustiques (piments de Cayenne, vert-de-gris); les réverbères (miroirs); le tatouage. On peut y ajouter les peintures magiques (Van Gennep 1911: 91).                                              

    L’amulette fonctionne comme un «paratonnerre» dans la mesure où elle est chargée de capter le flux malin pour le renvoyer au fascinateur, ou tout au moins l’écarter de sa cible.         

    Il existe des amulettes spécifiques, confectionnée pour les bébés et les jeunes enfants. En Kabylie, ce sont les tizlagin, colliers composés de petits coquillages (cauris), d’objets métalliques, de pointes, de perles qu’on passe

au bébé, en bandoulière par-dessus les langes (J.Des Villettes 1957); au Mzab, la taglit est un collier composé de plusieurs amulettes (Camps-Fabrer et Morin-Barde 1987: 620-621). Lors de leur premier marché, la qibla (accoucheuse-guérisseuse) suspend au cou des enfants une série d’objets (miroir, épines, fer, aiguille) pour les protéger du mauvais œil (Servier 1993: 432) ; au Maroc, les cauris sont mêlés aux petites tresses des enfants

(Doutté 1905: 350). L’association des cauris avec l’œil, sans doute pour leur ressemblance avec ce dernier, paraît très ancienne: dans la tête des momies de l’ancienne Egypte, étaient en effet insérés ces petits coquillages pour représenter les yeux.

       Mais les amulettes ne sont pas le seul lot des enfants, les adultes en portent aussi, telles cette amulette en fer blanc, cuivre ou cuir suspendue aux bras des Touaregs, à leur selle, à leur fusil ou au cou de leurs dromadaires.

La « main de Fatma » : la plus répandue des amulettes, suspendue le plus souvent autour du cou, est celle de la main ouverte, improprement appelée « main de Fatma » par les Européens, devenue un bijou et nommée

Xamsa, « Cinq », en référence au nombre de doigts. La formule conjuratoire par excellence du mauvais œil, Xemsa g wallen-ik!, « Cinq dans tes yeux! », obéit à la magie du nombre cinq, qu’il est interdit parfois de prononcer, (Doutté: 183-184 et 325-327). Celle-ci se retrouve dans l’amulette du fer à cheval à cinq trous ainsi que dans la division des groupes en cinq parties (Quinquegentis des inscriptions latines de l’Antiquité), fractionnées elles-mêmes en cinq arrondissements (Lekhmas djebaliens du Maroc, cf. Moulieras 1899: 113).

Aux diverses significations apportées à la main ouverte (geste du réflexe de défense, geste de protection des divinités, rapport à la magie du chiffre cinq, menace de l’index tendu) s’ajoute celle peu attendue, d’une signification phallique. Discutant la position de E. Doutté sur la seule magie du chiffre cinq, J. Herber (1927) élimine toute comparaison possible de l’amulette nord- africaine avec les représentations de la main dans le     monde. En Afrique du Nord, selon lui, c’est moins la main qui est protectrice que le médius qu’elle comporte en son milieu. Bien qu’il admette un rapport entre le geste de bénédiction et de protection des dieux et le terme berbère afus signifiant « main», et aussi « protection, autorité, pouvoir, force», il remarque l’absence de notion insultante ou agressive de cette main bénissante, et donc 1′ absence de rapport avec les pensées exprimées par la « main

de Fatma », et conclue à la représentation du digitus infamis. Ce doigt impudique, lorsqu’i1 est dressé ne serait que « le geste ignoble des voyous de l’Afrique du Nord, le médius de la main droite, tendu, rigide, entre les autres doigts recroquevillés sur eux-mêmes, suprême injure, affront intolérable» Mouliéras (147). En Kabylie, ce geste impudique est accompagné de l’expression qqim fell-as, « assieds-toi dessus». La « main de Fatma» n’aurait donc

rien à voir avec la main bénissante mais avec Priape, le dieu ithyphallique gréco-latin, protecteur des jardins contre le mauvais œil. Cette interprétation rejoint celle de l’utilisation apotropaïque de l’obscénité dans les cultures anciennes. Une position toute différente est celle de Probst-Biraben qui rejette l’interprétation phallique et préfère y voir un phylactère essentiel puissant, venant de ce que la main était, depuis la préhistoire, l’attribut universel de l’homme agissant, et le seul symbole qui se soit transmis sans altération (1933: 371). Il serait vain de chercher à retracer l’origine et l’histoire d’un tel symbole dont on sait qu’il existait dans l’Egypte ancienne

(Elworthy: 247, note 387) et que, comme tous les symboles, il a dû voyager très facilement.

   Le poisson : l’amulette du poisson, bien que présente sur l’ensemble de l’Afrique du nord, persiste surtout en Tunisie. Dans les années 1940, Graf de La Salle a observé des décors de charrettes tunisiennes représentant deux poissons répartis de chaque côté de la voiture et enfermant une main prophylactique (1944). Le poisson joue également un rôle de gardien du seuil dans la coutume de certaines familles qui introduisent une daurade dans les fondations de leur maison ou sous le seuil au moment de sa construction. Ailleurs en Afrique du Nord, le poisson est utilisé en suspension, ou figure sur les fibules. L’expression « Cinq dans tes yeux! » possède son équivalent pour le poisson puisqu’on dit aussi « Le poisson dans ton œil! ».

   Les auteurs retiennent souvent la seule interprétation phallique du poisson en négligeant le fait que dans l’ancienne Afrique du Nord et chez les Touaregs actuels, cet animal était investi d’une valeur religieuse qui explique sans doute son pouvoir bénéfique actuel.                                     

Le talisman : il s’agit de l’amulette écrite {en arabe ou en tifinaƔ) donc plus récente et appelée généralement du mot arabe ḥerz, (berbérisé en taḥerzett) ;

les Touaregs la désignent aussi du mot berbère signifiant « écrit » ( terawt},                                                       

Remèdes                                                                             

Si malgré les précautions prises, le mauvais œil réussit son œuvre funeste, la mère ou la guérisseuse accomplit certains rires dans lesquels sont utilisés         des végétaux, des éléments d’animaux et autres antidotes, accompagnés la plupart du temps de formules comme celle-ci,     Allen-im d awermi, ayen rant ad yennerni ! « Que tes yeux soient comme la rue, que ce qu’ils ont vu grandisse ! » Opération analogique entre la rue (plante vivace à croissance rapide) et le regard ; celui-ci, devenu plante, fait croître la victime sur laquelle il se pose au lieu de causer son malheur.    

Il est impossible d’énumérer tous les rites curatifs tant ils sont nombreux; ils ont ceci de commun qu’ils comportent toujours une première étape qui consiste à identifier le fascinateur par une technique divinatoire utilisant le plus souvent le sel. On s’arrange ensuite pour se procurer, selon une logique métonymique, un morceau d’un de ses effets (lambeau d’étoffe ou un simple fil de son vêtement), qu’on brûle. Les simples fumigations produites suffisent parfois à traiter la victime. On peut aussi délayer ces cendres dans de l’huile pour obtenir une pâte dont on introduit une petite quantité dans l’anus de l’enfant et sur la plante de ses pieds, le tout accompagné de formules magiques. Rahmani (1939) rapporte quelques exemples pour la Kabylie de l’Est, tandis que H. Genevois fournit la description complète d’un rite de Haute-Kabylie où interviennent les éléments primordiaux de l’eau, du feu et du métal: « Quand le bébé est frappé de mauvais œil; on jette dans le kanoun, pendant la cuisson du souper : du charbon de forgeron, un tisonnier, un couteau, un soc de charrue, une pioche et une faucille pour que le souper cuise dessus. ‘Le tisonnier entre dans l’œil de l’envieux, le couteau idem, le soc idem, la pioche pour qu’elle arrache le mauvais œil’. Quand le repas est cuit on retire les outils de fer chauffés au rouge, on les dépose dans un vieux récipient de terre que l’on met sous le berceau; on verse de l’eau en disant: ‘de l’eau: tu es en sécurité. Quant à celui qui t’a touché de son mauvais regard, que son œil s’éteigne de même’. La vapeur monte, le bébé la

respire et les effets du mauvais œil disparaissent» (1968 : 72-75).

Un rite curatif différent est donné dans son intégralité par G. Laoust-Chantréaux chez les Aït-Hichem (1990: 161-162).

    Il existe aussi la « boule de la Fête», ticcict n lɛid, faite de sang du mouton de l’Aïd mêlé à du fumier qu’on utilise également en fumigations faites au bébé atteint. Au Maroc il s’agit de « capturer le mauvais œil » en brûlant de l’alun quel on met ensuite dans l’oreille d’un chien pour en débarrasser son enfant (Westermarck 1926). A Tlemcen, on exécute un rite d’expulsion avec du sel et de l’ alun utilisés en girations, puis promenés sur le torse, de haut en bas et de bas en haut avant  d’être jetés dans le kanoun, accompagnés d’une suite d’injonctions :

                Yeux du voisin

                yeux du rat           

                mauvais œil; sors du corps,

                  sors du sang,

                  sors de la chair,

                  sors de l’os

                  (Serradj 1951 : 288)

   Le mauvais œil s’en prend également au bétail et aux récoltes. Le propriétaire de brebis déjà atteintes suspend par un fil au-dessus du linteau de sa porte une petite pierre ronde trouée en son milieu. Par le seul fait de passer sous cette pierre, le troupeau est censé être débarrassé du mauvais œil (Laoust 1920: 14). Les vaches, quant à elles, portent une amulette autour du cou; de même pour les chèvres, les moutons, les animaux de labours. Les céréales, au moment de leur vannage et de leur ensilage, ont besoin d’une mise à l’abri de ses attaques, particulièrement celle du premier regard. Ce rôle de protection est assuré par une bannière, un roseau planté dans le tas de grain et garni d un foulard de femme. Dans le même but, le moulin à bras est recouvert d’une natte (Laoust 1920: 396). En Kabylie, les légumes du jardin doivent être préservés des regards et sont dissimulés avec

du feuillage ou de la terre, et au moment de la cueillette, « on ne laisse personne regarder ni de près, ni de loin » (Genevois 1969: 77). Au Maroc, « on protège la maison en posant sur le haut d’un mur, une marmite renversée dont le fond est entièrement noirci par la suie. Ce mode de protection, toutefois s’étend plus particulièrement aux champs de pastèques et de courges» (Laoust 1920: 26).

Le mauvais œil et le lait

   Certains auteurs remarquent que la croyance au mauvais œil se présente seulement dans les sociétés de pasteurs et d’agriculteurs, là où existent la production de céréales et de lait, et qui n’utilisent ni la pêche, ni la cueillette, ni la chasse comme leur activité de subsistance principale. La croyance dans le mauvais œil aurait gagné en vigueur après la période de domestication des gros animaux, et il pourrait y avoir un lien entre la croyance et le fait

que les animaux producteurs de lait s’assèchent pour des raisons mystérieuses (J.M. Roberts 1976: 242-243). Ils expliquent ainsi pourquoi la Chine et l’Asie du Sud, qui n’élèvent pas d’animaux pour leur lait mais pour leur

viande, et cultivent le riz au lieu de céréales ignorent cette croyance (V. Garrison et C.M. Arensberg 1976: 297), hypothèse qui irait dans le sens d’une naissance au néolithique, lorsque ces modes d’organisation socio- économique se sont créés.                                       

  Quoi qu’il en soit, les rapports qu’entretient le mauvais œil avec le lait se présentent de façon saisissante dans les faits ethnologiques. Le mauvais œil s’attaque au lait maternel: il peut assécher les seins, gâter le lait qui en sort, provoquer l’aqẓẓul n ti («abcès du mauvais œil »). Le bétail et ses productions (lait, beurre) sont l’objet

des mêmes précautions que les humains: les amulettes confectionnées spécialement par les femmes sont suspendues au cou de la vache laitière, au pot a lait, à la baratte (Laoust : 71) car, tout comme le mauvais œil peut faire disparaître le lait maternel, il put aussi assécher le pis des vaches, gâter le lait et le beurre. Au moment où elle va vêler, on accroche au cou de la vache un nouet de terre des lieux saints en disant : « ni son lait, ni son beurre ne lui seront enlevés par le mauvais œil » (Genevois 1972: 27). Si le lait a disparu, on exécute les rites de son retour: en Kabylie, « la femme prend un soc de charrue, un fer à cheval, un anneau d’acier, un peson de fuseau, une faucille, du sel, du benjoin, de la rue … Elle fait tourner le tout sept fois au-dessus de la vache en disant ‘Je les faits tourner tous ensemble, lait et beurre te reviennent de tous les sommets!’ Puis elle fixe au cou l’anneau d’acier, le fer à cheval, le peson de fuseau et le nouet de terre de lieux saints» (Genevois 1968: 76). Au Maroc, on protège le lait des bêtes qui viennent de mettre bas en le faisant bouillir et en évitant de le sortir de la maison le jour-même {Westermarck 1926: 245).

Le lait des femmes et celui des bêtes, associés dans une même conception, sont pareillement victimes de l’œil mauvais et soumis aux mêmes rites de retour. Mais c’est dans le folklore européen qu’on trouve une étiologie du mauvais œil établie par un lien direct avec le retour au sein après sevrage. En Europe centrale (Slovaquie) un enfant sevré remis au sein deviendra porteur du mauvais œil, ce qui conduit les mères à s’interdire absolument de céder à ses pleurs une fois intervenu le sevrage. Il est difficile d’affirmer aussi clairement la chose pour l’Afrique du Nord. Néanmoins, on constate que les femmes, même si elles n’expriment pas précisément l’acquisition du mauvais œil par un retour au sein après sevrage, insistent fortement sur le caractère définitif de celui-ci et l’impossibilité d’envisager un retour en arrière. La fermeté d’une telle attitude renferme l’idée que l’excès de satisfaction amènerait à la régression et empêcherait l’enfant d’accéder aux étapes suivantes d’un développement normal. Le mauvais œil, associé dans un rapport étroit avec le lait, marque le devenir de l’individu. La mère elle- même, inquiète de son propre mauvais œil dû au ravissement que lui inspire la contemplation de son bébé durant la tétée, évite de trop le regarder dans ces moments-là.      

Le mauvais œil, niveleur social

Plutôt que d’ajouter des données à d’autres données, presque partout semblables là ou la croyance existe, certains auteurs préfèrent se poser la question de savoir pourquoi le mauvais œil est présent dans certaines sociétés et absent dans d autres.

      Une approche psychologique qui retiendrait les sentiments d’envie et de jalousie comme seuls moteurs de la croyance ne suffit pas en effet à rendre compte d’un phénomène considéré comme complexe. Ils avancent donc que le mauvais œil serait le fait de la structure même de la société, qui découragerait les individus d’outrepasser les limites attribués à leur rôle social, sous peine de              devenir porteur ou cible du mauvais œil. Une telle structure sociale encouragerait la voie idéale en toutes choses et ferait du mauvais œil un « niveleur» social. Cette approche,  la mieux admise aujourd’hui, affirme que les sociétés fortement structurées et fermées, et dont le contrat socia1 maintient une sorte d’équilibre ou d’égalité forcée, conduisent au contrôle de toute accumulation excessive de biens. Ce type organisation répond à l’idée que les richesses de la communauté constituent un « gâteau fini », où tout acquéreur d’un bien supplémentaire prive les autres et peut donc susciter chez eux le sentiment d’envie à la base du mauvais œil. Dans cette optique, le travail récent de P. B. Gravel propose une origine et une explication de la croyance en relation avec l’idée de redistribution des richesses, reprenant en cela la théorie de la réciprocité de M. Mauss. Pour lui, le mauvais œil serait né dans un monde égalitaire pré-féodal dans lequel la coopération était cruciale, la compétition contre-productive et où il étaie d’une importance capitale pour la survie de chacun de partager avec les autres. La cupidité, une caractéristique des êtres humains devait donc être contrôlée, et l’envie, dans sa relation à la production et à la reproduction était par conséquent considérée comme dommageable à l’harmonie de la réciprocité (1995: 8). L’auteur conclut en écrivant: « Production and reproduction are viewed as two inseparable aspects of the same thing. Reproduction is the life-force that guarantees production. Production and reproduction are the beginning and the end of everything” (Gravel 1995: 36).                                         

    Une étude réalisée au cours des années 1970 dans plusieurs villages de tisserands  de la côte orientale de la Tunisie pourrait illustrer ce propos. Cette étude montre en effet que les tisserands obéissent à une sorte d’in- jonction implicite obligeant chacun à contrôler sa production pour la maintenir au même niveau que celle des autres, c’est-à-dire a un niveau moyen-bas.

   Cette norme économico-sociale, qui, par exigence d’une production égalitaire, freine et limite celle-ci. Ainsi, les plus zélés d’entre eux sont moqués par les autres et ridiculisés, tandis que les plus lents sont bien acceptés. Les premiers, sans cesse dérangés dans leur travail par des pressions résultant d’une conspiration tacite pour maintenir la norme de production du groupe, craignent le mauvais œil et exhibent une profusion d’amulettes de poisson et autres, souvent les queues séchées des grands                    poissons de mer qu’ils suspendent en grand nombre à la structure de leur métier, et derrière lesquelles ils finissent par disparaître complètement. Sur l’ensemble des 190 tisserands faisant l’objet de l’enquête, la moitié réalise  une production quotidienne moyenne alors que les plus rapides (10%), dont le métier est totalement recouvert       

D’amulettes,  finissent par quitter 1’atelier pour s’installer chez eux. Une fois cette installation privée effectuée, ils libèrent leur métier de toutes ses amulettes et se mettent à produire à leur guise la quantité qu’ils souhaitent vendre sans crainte du mauvais œil. On le voit, les processus opèrent dans un contexte de parité sociale où le mauvais œil sert à maintenir les liens au sein du village (Teitelbaum 1976: 73).

    L’enquête signale également que douze des tisserands  sont buveurs d’alcool et ne peuvent être victimes du mauvais œil. Ils placent  leurs bouteilles près du métier  à portée du regard, leur taisant ainsi remplir la fonction d’amulettes protectrices; dès lors, les hommes ordinaires ne peuvent rien contre eux car ils sont les « fils de Satan ».     

L’exigence égalitariste implique le fait de donner à l’autre une part de ce l’on possède et qu’il ne possède pas (part de repas ou tout autre objet). D’innombrables attitudes sont générées par cet idée et ce constatent quotidiennement, même parmi les personnes les plus cultivées, lesquelles n’échappent pas à la croyance. L’anecdote suivante en donne une idée : dans les années 1950, une grande famille de Boghni (Kabylie), recevait à dîner Monseigneur Duval, alors archevêque d’Alger, qui exprima son admiration devant deux beaux yatagans suspendus au mur du salon. Aussitôt, la maîtresse de maison en décrocha un et le lui offrit, adoptant ainsi la bonne réponse qui consiste à offrir l’objet désiré (afin d’éviter le mauvais œil provoqué par l’envie qu’il a suscitée). Monseigneur Duval, au fait de la croyance, réalisa immédiatement son erreur et chercha à se rattraper: il remercia la dame et accepta l’épée mais, invoquant son statut de pacifique homme d’Eglise, proposa à ses hôtes de laisser le yatagan en dépôt chez eux, ce qui fut accepté de bonne grâce! (communication personnelle du Père R. Poyto).

La modernité non plus ne dispense pas de la superstition puisqu’on peut la constater en France, chez des cadres d’entreprises, originaires d’Afrique du Nord et parfaitement intégrés, qui accrochent des amulettes de l’œil dans leurs bureaux afin de protéger leur réussite professionnelle.

Malgré l’ancrage d’une telle idée, rien n’indique, dans l’état actuel des connaissances que l’ancienne religion libyque ait pu posséder une divinité de la just1ce (comme en a possédé la Grèce avec la Némésis) dont cet

ensemble d’attitudes serait la manifestation d’un lointain souvenir ; mais même si cela était le cas, cette divinité n’aurait pas eu nécessairement besoin de s’exprimer par le moyen du mauvais œil pour châtier l’excès de biens ou de bonheur.

Quoi qu’il en soit, les rites du mauvais œil, comme tous les rites magiques paraissent aujourd’hui dénués de sens, au point de se demander s’ils recèlent une quelconque signification pour les intéressés eux-mêmes. La réalité est que nous n’en possédons plus les clés d’interprétation. Pourtant, les gestes accomplis et les paroles prononcées au cours de ces énigmatiques mises en scène peuvent être autre chose que l’actualisation et la répétition de modèles  mythiques dont l’exemplum manque aujourd’hui.

    Nulle attestation archéologique ne venant confirmer la croyance au mauvais œil en Afrique du Nord avant la période punique, rien ne porte à croire à croire à son  origine berbère dans cette région du monde. Les interprétations

Controversées données aux rares représentations rupestres de l’œil ne permettent guère de considérer celles-ci comme des indices suffisants de la présence de cette croyance à des temps très éloignés. Malgré la tentation de voir dans les gravures rupestres de la « mainmise» ou dans celles des mains seules, l’ancêtre de la « main de Fatma », on ne peut que suivre Le Quellec qui refuse de voir un quelconque rapport entre les deux et par conséquent, un quelconque rapport avec le mauvais œil, et qui prudemment, préfère poser la question suivante: « Ces, mains … ne seraient-elles pas l’expression d’un désir de mainmise magique, d’une volonté de domination, voire d’appropriation ? » (426). Ajoutons à cela que sur l’ensemble du corpus des stèles libyques inscrites de l’Abbé Chabot, seules les nº 63 et 67 comportent la représentation de la main. On constate aussi une quasi-absence du mauvais œil dans la littérature orale des contes. Le corpus kabyle de Mouliéras n’en contient que deux: le conte II où il est question d’un cheval extraordinaire qu’on revêt d’une vilaine peau noire pour qu’il fasse pitié plutôt qu’envie, et le conte LXX où l’on nomme « négresse» une petite fille afin qu’elle ne meure pas, et qui rappelle la pratique euphémistique de protection du prénom dépréciatif.

   Dès lors, remonter au-delà de l’antiquité pour tenter d’expliquer la prégnance actuelle de cette croyance n’est pas nécessaire si I’ on tient compte des liens entretenus par l’Afrique du Nord avec le monde latin durant plus de six siècles, puis davantage encore avec les cultures du Proche et du Moyen-Orient lesquelles véhiculent la croyance depuis au moins la période biblique. D’ailleurs, si l’on observe sa distribution sur 1′ ensemble du territoire africain, on constate qu’elle est présente seulement dans les pays islamisés (les deux tiers de la partie Nord, ainsi que la partie Est), à l’ exclusion des pays formant l’arc Sud-ouest du continent.                         

   Pour la question de la compréhension du pouvoir délétère du regard, ni sa persistance ni son étendue à travers le monde n’ont pu permettre de le saisir de façon concluante, sauf à le considérer comme une des possibles manifestations du Mal, que celui-ci émane des divinités ou des hommes.

Depuis le constat d’impuissance que faisait Hocart en 1938 quand il écrivait: « We do not know how the evil eye works, because those who believe in it do not care, they only know that it works and they fear it» (156-157), le mauvais œil demeure un mystère quasi entier.

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Article destiné à l’Encyclopédie Berbère (Peeters) tome XXXI-2010

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