31/08/2024

L’ENFANT DU SEPTIEME JOUR

      par Nedjima PLANTADE

Dans les familles maghrébines, l’enfance est ponctuée de marquages symboliques et de rites fondés, en grande partie, sur la discrimination sexuelle. Connaître c’est comprendre.

L’enfant maghrébin n’est pas apporté par une cigogne pas plus qu’il ne naît dans un chou ou dans une rose. Il est un ange descendu du ciel dont la venue au monde ne suffit pas à son intégration à l’humanité. La tradition ne lui accorde ce privilège qu’après l’avoir nommé, c’est-à-dire le septième jour anniversaire de sa naissance.

Si sa mère lui accorde la vie, l’accoucheuse traditionnelle le fait accéder à l’existence humaine en procédant ce jour-là à un ensemble de marquages symboliques fortement ritualisés (bain, consolidation des articulations, massages, dation du nom, formules et gestes prophylactiques à caractère magique). Alors et seulement il devient promesse d’homme ou promesse de femme.

Le « suce-pousse » inconnu au Maghreb

Jusqu’à deux ans le petit enfant connaît un état exempt de frustration caractérisé par une satisfaction orale toujours immédiate et un corps à corps avec sa mère quasi permanent : si elle ne peut le tenir dans ses bras ou son giron, elle le berce pour éviter les pleurs. Les femmes maghrébines n’admettent pas qu’on laisse crier les bébés dans les maternités ni qu’on règle les moments et le temps des tétées, un bébé qui pleure a besoin simplement d’être nourri.

Ainsi le petit enfant demeure au moins jusqu’à dix-huit mois dans un climat affectif extrêmement chaleureux qui s’accompagne d’une grande souplesse dans l’apprentissage de la propreté. C’est sans doute là une des raisons majeures pour laquelle l’enfant maghrébin ne suce pas son pouce. Les psychologues ont en effet constaté que cette habitude se contracte au cours des premiers mois de la vie, période durant laquelle l’enfant maghrébin est le mieux entouré.

En revanche, le sevrage, souvent tardif, s’opère de manière brutale au moment où une nouvelle grossesse se déclare, où un puiné arrive : l’enfant choyé jusque-là se trouve alors relégué hors du champ maternel.

Cette rupture de la symbiose mère-enfant, qui était le prolongement de la vie intra-utérine, entraine souvent des difficultés chez l’enfant. Il devient irritable, coléreux, pleurnichard, comportement qui laisse la mère désarmée et l’entraine dans un cycle infernal de punitions expéditives et répétées où taloches et agressivité verbale ne règlent rien.

Néanmoins l’enfant va poursuivre sa maturation en s’accoutument à ce nouvel environnement tour à tour affectueux ou hostile.

Le garçon doit produire du son, la fille du silence

L’enfant est élevé, éduqué en conformité à une représentation mythique du monde fondée su la bipartition sexuelle : le masculin et le féminin sont les deux pôles autour desquels s’organise le destin de l’homme et de la femme : séparation des sexes en matière d’espace (intérieur féminin, extérieur masculin) et de rôles (travail domestique et procréation, travail salarié et pouvoir économique).

C’est dans ce contexte que s’opère l’éducation au moyen d’une infinité de règles, pratiques et discours qui amèneront peu à peu l’individu à prendre sa place d’homme ou de femme dans la société. A cet égard, la culture patrilignagère (les enfants appartiennent à la lignée du père) produit deux discours antonymes et complémentaires ; le masculin placé du côté droit, lumineux, chaud et sonore, et la femme du côté gauche, obscur, froid et silencieux.

Ainsi sommes-nous dans une éducation qui n’incline pas les garçons à maîtriser leurs émotions mais au contraire valorise pour eux le bruit, la colère, les cris : le garçon doit  produire du son.

Mensonge d’enfant et parole d’homme

De façon opposée et complémentaire on apprend à la fillette la soumission,  la réserve, la retenue et le silence, à la rigueur la plainte discrète, ce qui la conduira immanquablement à développer la ruse et la malice, artifices pour se faire entendre.

Au sein du microcosme que constitue la famille, il est aisé d’observer que le garçon en colère passe souvent sa rage sur sa sœur et qu’il est même encouragé à le faire par sa mère, « Tu es un homme, donne-lui des coups, elle n’est qu’une pisseuse ! », lui dira-t-elle. La fillette ne doit pas chercher à rendre les coups. Si elle se défend, c’est sa mère qui l’attrape pour permettre à son frère de la battre tout en l’aidant elle-même.

Toutefois il ne faut pas imaginer que le garçon ne soit jamais corrigé par sa mère ; celle-ci passe très souvent d’une tendresse infinie à une agressivité démesurée et il n’est pas rare de constater sur les bras et les jambes des enfants, les traces de ses douloureux  « pinçons ».

Le châtiment corporel a une valeur éducative dont on n’imagine pas qu’elle puisse engendrer la révolte. En revanche, on évite la gifle considérée comme une offense, voire une castration si elle est infligée au garçon.

Par ailleurs, on menace mais on ne récompense pas, ou alors la récompense est présentée sous forme de négation : « Si tu es sage, tu n’auras pas de… », plutôt que « si tu es sage tu auras du… ».Autrement dit l’enfant s’habitue à la menace de privation, laquelle ne demeure le plus souvent qu’une menace sans application réelle.

Un autre point à noter, celui du mensonge enfantin. Il est si bien connu qu’il n’appelle pas de réprimandes car considéré comme propre à l’enfance, donc transitoire ; il sera plus tard contrebalancé par la valeur sacrée accordée à la parole de serment de l’adulte.

On voit se dessiner progressivement une petite fille plutôt sage et obéissante rendant de menus services à sa mère et un petit garçon turbulent attiré par la rue, espace de liberté. Les parents eux-mêmes se débarrassent volontiers de leur progéniture masculine pour les envoyer, dès qu’ils sont autonomes, sur les paliers des immeubles d’où ils se retrouvent bien vite dehors pour faire l’apprentissage de la maîtrise de l’espace.

La circoncision : un rite de séparation  

Un événement important intervient dans la vie du petit garçon entre l’âge de quatre et huit ans, moment ou il subit l’opération de la circoncision. A l’instar de tous les marquages corporels laissant des traces indélébiles, elle doit être interprétée comme un rite de passage d’un état à un autre, en l’occurrence d’un être quasi asexué à celui de petit homme. Rite de séparation qui extrait l’enfant du groupe des femmes, et de la mère en particulier pour l’intégrer à celui des hommes.

Dès lors il s’éloigne de l’espace domestique et découvre l’espace extérieur, initié d’abord par son père avant de sortir avec les aînés. Il ne joue plus avec les petites filles comme il le faisait jusque-là mais apprend à faire face à l’adversité extérieure. On ne s’étonnera donc pas de voir les garçons maghrébins peupler les rues et les cours des cités.

Avant cet âge, l’éducation incombe essentiellement à la mère, le père n’intervenant que très rarement auprès des enfants. Il n’en demeure pas moins la figure de la Loi, à la fois crainte et vénérée, toujours capable d’intervenir pour infliger une correction terrible, beaucoup plus dramatique que celles bien connues de la mère.

La deuxième génération ou l’égalité des sexes

Que devient cette tradition chez les familles transplantées en France ? Les situations migratoires étant diverses, les attitudes varient. Aussi faut-il tenir compte d’au moins deux facteurs : l’âge auquel la mère est entrée en France, car les différences sont très sensibles entre celles arrivées à l’âge adulte (dans le cadre d’un regroupement familial par exemple) et celles de la deuxième génération nées ou ayant grandi sur le territoire français.

Le second facteur est celui du niveau socioculturel des parents, qui se pose d’ailleurs, à peu de chose près, de la même façon que pour les familles françaises.

Les femmes qui arrivent en France en portant avec elles la vision du monde de leurs pays d’origine n’auront que peu accès ou pas du tout à nos modes éducatifs, la barrière linguistique constituant le premier obstacle à la communication.

Placée dans une situation d’insécurité face à une société dont elle ne découvre le mode de vie que très lentement, la mère, si elle confie son enfant à l’école maternelle ne cherchera pas à savoir ce qu’il y fait ni si cela est bon ou même utile.

J’ai moi-même souvent constaté une attitude de totale indifférence de ces mères aux propos de leur enfant exhibant fièrement un dessin à la sortie de l’école, demeurant plutôt soucieuses de lui offrir immédiatement et généreusement le goûter.

Pour ces femmes, l’école maternelle n’a pas de fonction éducative, elle n’est qu’une simple garderie où l’enfant joue avec les autres, mais aucune vertu d’éveil n’est accordée à l’activité ludique qui, pour elles, se limite au « dessin-gribouillis » sans intérêt.

Celles-ci poursuivront la discrimination sexuelle qu’elles-mêmes ont vécue et continuent de vivre.

En revanche, celles de la seconde génération, même si elles ont connu la même éducation, éviteront de la reproduire sur leurs propres enfants grâce à une prise de conscience apportée par la scolarisation dont elles ont bénéficiée. Ainsi, devenues mères à leur tour, elles tendront à élever leurs enfants des deux sexes de manière plus égalitaire.

Elles conserveront toutefois la pratique de la circoncision pour leurs garçons, trait auquel aucun maghrébin, immigré ou non, n’est prêt à renoncer tant il a pris un caractère d’appartenance religieuse, en référence à l’islam.

Ce tableau de l’enfant maghrébin ne veut offrir que quelques éléments d’approche pour permettre de situer l’enfant dans son univers familial par rapport à celui d’un petit Français, et partant, de mieux comprendre ses réactions au sein des institutions françaises.

Article destiné au mensuel l’école des parents N°10 1991

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