par Nedjima PLANTADE
L’adjectif libyque vient de l’ethnique « Lebou », nom d’un peuple vivant à l’ouest du Delta du Nil, et qu’on retrouve sous le nom de Libyens chez Hérodote et les auteurs grecs. L’écriture libyque sert à noter la langue (afro-asiatique proche de l’égyptien ancien) du même nom. Cette langue, ancêtre du tamazight (berbère) actuel est présente sur un vaste territoire qui s’étend des Iles Canaries jusqu’au Sahel, et de l’Atlantique jusqu’à l’oasis de Siwa, dans l’ouest de l’Egypte. Elle se compose de plusieurs dialectes amaziɣs (berbères) qui recouvrent autant de groupes distincts : Rifains, Beraber, Chleuhs, Kabyles, Chawis, Mozabites, Touaregs, etc.…
La découverte de la première inscription libyque (RIL 1) est le fait de Thomas d’Arcos en
1631. C’est une bilingue libyco-punique dont les deux écritures n’ont pu être identifiées que deux siècles plus tard, en 1849, par Félicien de Saulcy. Cette découverte archéologique a été suivie de centaines d’autres et on dispose aujourd’hui de plus de 1300 inscriptions, trouvées pour l’écrasante majorité d’entre elles, dans la partie nord du territoire. Les inscriptions sahariennes, très nombreuses, restent, elles, non dénombrées.
On a pris l’habitude de distinguer l’écriture libyque, réservée aux inscriptions du nord, de l’écriture libyco-berbère du monde saharien et touareg auxquelles s’ajoutent celles des Iles Canaries. L’écrasante majorité des inscriptions libyques proviennent de l’antiquité carthaginoise et romaine et ont été découvertes en Numidie (Nord de la Tunisie, Nord-est de l’Algérie, Nord du Maroc). Quelques inscriptions se trouvent également dans des abris sous roche ou des grottes, considérés comme des lieux de culte (grotte d’Ifiɣa, en Kabylie, RIL 848).
On considère qu’au nord, l’usage de l’écriture libyque s’est perdu depuis la christianisation.
En revanche, dans le sud, elle reste en usage chez les touaregs, qui l’appellent « tifinaɣ ». Les inscriptions sont souvent très brèves et se présentent sous la forme d’épitaphes gravées sur des stèles funéraires, ce qui n’est pas le cas des inscriptions tifinaɣ qui sont tracées ou peintes sur des dalles ou des parois rocheuses et considérées comme plus récentes.
I – LES SIGNES
Le libyque se présente sous la forme de signes géométriques composés de traits, de points, de cercles et de carrés. On est frappé de prime abord de l’aspect homogène de cette écriture, partout semblable sur cet immense espace. Même si des différences notables existent entre le nord et le sud (l’écriture tifinaɣ comporte beaucoup de points), l’allure générale demeure partout la même. On lui a trouvé deux alphabets, l’un oriental, l’autre occidental, mais cette distinction est problématique du fait qu’en certains endroits les deux alphabets cohabitent, parfois sur le même objet ; il existe également des variations au sein de l’écriture touarègue pour laquelle on parle de plusieurs alphabets au sein de deux grandes catégories, les tifinaɣ anciens et les tifinaɣ récents.
Disposée en lignes verticales de bas en haut, en commençant par la gauche ou par la droite,
l’écriture libyque se compose d’un alphabet consonantique de 24 signes comportant deux semi-voyelles /u/ et /i/, auxquelles il faut ajouter le signe représenté par le point en fin de mot ou notant la voyelle /a/. L’absence de notation des voyelles, la non-séparation des mots et le type des textes, réduits à des formules brèves, funéraires ou votives, rendent la lecture très difficile et la plupart du temps, impossible. Tout cela n’a pas permis de véritable déchiffrement en dehors de noms propres et de quelques titres, rangs et fonctions grâce aux inscriptions bilingues dont on recense 12 libyco-puniques et 18 libyco-latines.
Les signes tifinaɣ, quant à eux, ne connaissent pas d’orientation fixe : l’écriture se présente en lignes horizontales ou verticales, orientées de droite à gauche ou de gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut, en lignes courbes, ou encore, en boustrophédon.
Le tableau ci-dessus de J.B. Chabot, auteur du Recueil des Inscriptions Libyques (RIL) présente l’ensemble des signes d’écritures selon leur orientation
II – LEUR ORIGINE
On a beaucoup glosé sur l’origine de cette écriture, qui pourrait remonter au moins au VIIIe siècle av. J.C. ; trois orientations se dégagent :
1 – Emprunt au phénicien
Cette thèse classique repose sur plusieurs arguments (géographique ; historique ; similitude de plusieurs signes ; absence de phase intermédiaire pré-alphabétique ; principe consonantique ; etc.…)
2 – Signes autochtones mais influence phénicienne quant à l’idée de l’alphabet
C’est la thèse de J. Février qui pense que les signes libyques ont été puisés dans un stock
existant de motifs de marquage de propriété, de tatouages tribaux, etc. Il est suivi par L.
Galand (2001) qui écrit que « les matériaux libyques ont, pour la plupart, été crées en Afrique,
où du reste, on les retrouve souvent dans des emplois variés, tatouages, décorations de poteries, marques d’animaux… L’influence sémitique s’est exercée fortement pour susciter ou améliorer la mise en œuvre de ces matériaux ». Dans le même ordre d’idée, S. Chaker (2002) affirme que « les formes générales de l’écriture s’inscrivent parfaitement dans la lignée des figures et symboles géométriques de l’art pariétal protohistorique (peintures et gravures) nord–africain et du décor géométrique de l’art rural berbère ». Il insiste sur l’absence de notation des voyelles qui pose un réel problème de lecture du fait que, dans la langue berbère,
contrairement aux langues sémitiques, les voyelles jouent un rôle fondamental dans les distinctions lexicales. On ne voit donc pas comment les Berbères auraient pu emprunter un alphabet inadapté pour noter leur langue.
S. Chaker et S. Hachi (2000) considèrent que le libyque ne peut avoir été emprunté au phénicien pour plusieurs raisons (l’écriture présente un aspect d’une extrême géométrie alors que les signes du punique sont au contraire souples et arrondis ; seul un nombre faible de signes se retrouve dans les deux écritures ; les inscriptions les plus anciennes proviennent de
régions éloignées de l’influence punique ; on ne trouve pas de forme intermédiaire qui montrerait un processus d’adaptation, etc.…). Ils concluent que les deux alphabets coexistent dès l’origine dans une totale différenciation.
III – UNE ORIGINE ENDOGENE
C’est notamment la thèse de Malika Hachid qui fait remonter l’écriture libyque entre 1000 et 1500 av.
J.C., c’est-à-dire à une date antérieure à la fondation de Carthage (-814), excluant ainsi toute influence sémitique du phénicien (2000, p 189).
Mais cette idée de l’origine autochtone est loin d’être acquise car elle suppose une proto-écriture très antérieure à celle que l’on connaît. Or, on n’a pas retrouvé d’ancêtre ni réussi à identifier les différents stades par lesquels serait passée cette proto-écriture, laquelle aurait peu à peu abouti à la création d’un alphabet. Autant dire que le débat reste largement ouvert.
Que dit la langue berbère de l’idée d’écrire ? Car, comme l’écrit L. Galand (1976, si les Berbères, à l’exception des Touaregs, ont perdu l’usage de leur écriture, ils ont, en revanche, tous conservé une racine /R/, « écrire » et son substantif /TIRA/, « écriture ». Ces mots anciens, sont solidement implantés, et leur sens s’étend à celui de fendre, couper, inciser, entailler, graver, mais aussi marquer ; ceci laisse supposer un lien entre gravure et écriture, ce qui est le cas pour de nombreuses langues possédant une écriture.
La tradition de l’ancienne écriture libyque, qui s’est poursuivie avec les tifinaɣ jusqu’à nos jours, ne s’est jamais développée dans le sens d’un usage étendu. On ne sait rien de la manière dont elle était transmise, et elle apparaît presque comme une écriture cryptée, réservée au domaine du sacré et de la religion. De ce fait, elle a pu être frappée d’anathème pour des raisons religieuses, et ce, dès la période chrétienne, phénomène qui se serait poursuivi, puis achevé avec l’islamisation (S. Chaker, 2002, p. 1).
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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Article destiné à la revue Alphabets n°66
Premier trimestre 2012