31/08/2024

L’ECRITURE LIBYQUE

par Nedjima PLANTADE

L’adjectif libyque vient de l’ethnique « Lebou », nom d’un peuple vivant à l’ouest du Delta du  Nil,  et  qu’on  retrouve  sous  le  nom  de  Libyens  chez  Hérodote  et  les  auteurs  grecs. L’écriture libyque sert à noter la langue (afro-asiatique proche de l’égyptien ancien) du même nom. Cette langue, ancêtre du tamazight (berbère) actuel est présente sur un vaste territoire qui s’étend des Iles Canaries  jusqu’au Sahel, et de l’Atlantique jusqu’à l’oasis de Siwa, dans  l’ouest  de  l’Egypte. Elle  se  compose  de  plusieurs  dialectes amaziɣs  (berbères)  qui recouvrent  autant  de  groupes  distincts : Rifains, Beraber, Chleuhs, Kabyles, Chawis, Mozabites, Touaregs, etc.…

La  découverte  de la  première  inscription  libyque  (RIL 1) est  le  fait  de Thomas  d’Arcos en

1631. C’est une bilingue libyco-punique dont les deux écritures n’ont pu être identifiées que deux siècles plus tard, en 1849, par Félicien de Saulcy. Cette découverte archéologique a été suivie de  centaines  d’autres et on dispose aujourd’hui  de  plus de 1300 inscriptions,  trouvées  pour l’écrasante  majorité  d’entre  elles,  dans  la  partie  nord  du  territoire.  Les  inscriptions sahariennes, très nombreuses, restent, elles, non dénombrées.

On  a  pris  l’habitude  de  distinguer  l’écriture  libyque, réservée  aux  inscriptions  du  nord,  de l’écriture  libyco-berbère  du monde saharien et touareg auxquelles s’ajoutent  celles des Iles Canaries. L’écrasante  majorité  des  inscriptions  libyques proviennent  de  l’antiquité carthaginoise et romaine et ont été découvertes en Numidie (Nord de la Tunisie, Nord-est de l’Algérie, Nord du Maroc). Quelques inscriptions se trouvent également dans des abris sous roche  ou  des grottes,  considérés  comme  des lieux  de culte  (grotte  d’Ifiɣa, en Kabylie, RIL 848).

On considère qu’au nord, l’usage de l’écriture  libyque  s’est  perdu depuis la christianisation.

En revanche, dans le sud, elle reste en usage chez les touaregs, qui l’appellent « tifinaɣ ». Les inscriptions sont souvent très brèves et se présentent sous la forme d’épitaphes gravées sur des stèles funéraires, ce qui n’est pas le cas des inscriptions tifinaɣ qui sont tracées ou peintes sur des dalles ou des parois rocheuses et considérées comme plus récentes.

I – LES SIGNES

Le libyque se présente sous la forme de signes géométriques composés de traits, de points, de cercles  et  de  carrés. On  est  frappé de prime abord  de l’aspect  homogène de cette  écriture, partout semblable sur cet immense espace. Même si des différences notables existent entre le nord  et  le  sud  (l’écriture  tifinaɣ comporte  beaucoup  de  points), l’allure  générale  demeure partout la même. On lui a trouvé deux alphabets, l’un oriental, l’autre  occidental, mais cette distinction  est  problématique  du  fait  qu’en  certains  endroits  les  deux  alphabets  cohabitent, parfois sur le même objet ; il existe également des variations au sein de l’écriture touarègue pour laquelle  on parle de plusieurs alphabets au sein de deux grandes catégories, les tifinaɣ anciens et les tifinaɣ récents.

Disposée  en lignes verticales de bas en haut, en commençant par la gauche ou par la droite,

l’écriture  libyque  se  compose  d’un  alphabet consonantique  de  24  signes  comportant  deux semi-voyelles /u/ et /i/, auxquelles il faut ajouter le signe représenté par le point en fin de mot ou notant la voyelle /a/. L’absence de notation des voyelles, la non-séparation des mots et le type  des textes, réduits à des formules  brèves,  funéraires  ou votives, rendent la lecture  très difficile  et la plupart du temps, impossible.  Tout  cela  n’a  pas  permis  de  véritable déchiffrement en dehors de noms propres et de quelques titres, rangs et fonctions grâce aux inscriptions bilingues dont on recense 12 libyco-puniques et 18 libyco-latines.

Les signes tifinaɣ, quant à eux, ne connaissent pas d’orientation fixe : l’écriture se présente en  lignes  horizontales  ou verticales, orientées de droite à gauche  ou de gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut, en lignes courbes, ou encore, en boustrophédon.

Le  tableau ci-dessus de J.B. Chabot, auteur du Recueil  des  Inscriptions Libyques (RIL) présente l’ensemble des signes d’écritures selon leur orientation        

 II – LEUR ORIGINE

On a beaucoup glosé sur  l’origine de cette écriture, qui pourrait remonter au moins au VIIIe siècle av. J.C. ; trois orientations se dégagent :

1 – Emprunt au phénicien

Cette thèse classique  repose sur plusieurs arguments (géographique ; historique ; similitude de  plusieurs  signes ;  absence  de  phase  intermédiaire  pré-alphabétique ;  principe consonantique ; etc.…)

2 – Signes autochtones mais influence phénicienne quant à  l’idée de l’alphabet

C’est  la  thèse  de  J.  Février  qui  pense  que  les  signes  libyques  ont  été  puisés  dans  un  stock

existant  de  motifs  de  marquage  de  propriété,  de  tatouages  tribaux,  etc.  Il  est  suivi  par  L.

Galand (2001) qui écrit que « les matériaux libyques ont, pour la plupart, été crées en Afrique,

où  du  reste,  on  les  retrouve  souvent  dans  des  emplois  variés,  tatouages,  décorations  de poteries, marques d’animaux… L’influence sémitique s’est exercée fortement pour susciter ou améliorer la mise en œuvre de ces matériaux ». Dans le même ordre d’idée, S. Chaker (2002) affirme  que « les formes générales de l’écriture  s’inscrivent  parfaitement  dans la lignée  des figures et symboles géométriques de l’art pariétal protohistorique (peintures et gravures) nord–africain et du décor géométrique de l’art rural berbère ».  Il insiste sur l’absence de notation des  voyelles  qui  pose  un  réel  problème  de  lecture  du  fait  que,  dans  la  langue  berbère,

contrairement  aux  langues  sémitiques,  les  voyelles  jouent  un  rôle  fondamental  dans  les distinctions  lexicales. On ne voit donc pas comment  les Berbères auraient  pu emprunter un alphabet inadapté pour noter leur langue.

S. Chaker  et  S. Hachi (2000)  considèrent  que  le  libyque  ne  peut  avoir  été  emprunté  au phénicien pour plusieurs raisons (l’écriture présente un aspect d’une extrême géométrie alors que  les  signes  du  punique  sont  au  contraire  souples  et  arrondis ;  seul  un  nombre  faible  de signes se retrouve dans les deux écritures ;  les inscriptions les plus anciennes proviennent de

régions  éloignées  de  l’influence  punique ;  on  ne  trouve  pas  de  forme  intermédiaire  qui montrerait un processus d’adaptation,  etc.…). Ils concluent que les deux alphabets coexistent dès l’origine dans une totale différenciation.

III – UNE ORIGINE ENDOGENE

    C’est notamment la thèse de Malika Hachid qui fait remonter l’écriture libyque entre 1000 et 1500 av.

J.C., c’est-à-dire à une date antérieure à la fondation de Carthage (-814), excluant ainsi toute influence sémitique du phénicien (2000, p 189).

Mais  cette idée de l’origine autochtone est loin d’être  acquise  car  elle  suppose  une  proto-écriture très antérieure à celle que l’on connaît. Or, on n’a pas retrouvé d’ancêtre ni réussi à identifier  les  différents  stades  par  lesquels  serait  passée  cette  proto-écriture,  laquelle  aurait peu à peu abouti à la création d’un alphabet. Autant dire que le débat reste largement ouvert.

Que  dit la langue berbère de l’idée d’écrire ? Car, comme  l’écrit  L. Galand (1976, si les Berbères, à l’exception des Touaregs,  ont perdu l’usage de leur écriture, ils ont, en revanche, tous  conservé  une  racine /R/, « écrire »  et  son  substantif /TIRA/, « écriture ». Ces  mots anciens,  sont  solidement  implantés,  et  leur  sens  s’étend  à celui de fendre, couper, inciser, entailler, graver, mais aussi marquer ; ceci laisse supposer un lien entre gravure et écriture, ce qui est le cas pour de nombreuses langues possédant une écriture.

La  tradition  de  l’ancienne  écriture  libyque,  qui s’est poursuivie  avec les  tifinaɣ jusqu’à nos jours, ne s’est jamais développée dans le sens d’un usage étendu. On ne sait rien de la manière dont  elle  était  transmise,  et  elle  apparaît   presque  comme  une  écriture  cryptée,  réservée  au domaine  du  sacré  et  de  la  religion.  De  ce  fait,  elle  a  pu  être  frappée  d’anathème  pour  des raisons religieuses, et ce, dès la période chrétienne, phénomène qui se serait poursuivi, puis achevé avec l’islamisation (S. Chaker, 2002, p. 1).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

AIT ALI YAHIA, S, 2008, « Les Stèles à inscriptions Libyques de la Grande Kabylie », Editions L’Odyssée.

CAMPS, G, 1978 « Recherches sur les plus anciennes inscriptions libyques de l’Afrique du Nord et du Sahara, Bulletin archéologique du CTHS, 10-11b, p.143-166.

CAMPS, G, 1996, « Ecriture libyque », Encyclopédie berbère, 17, p 2564-2573.

CHABOT, J.B., 1940, Recueil des inscriptions libyques, Imprimerie Nationale.

CHAKER, S., HACHI, S., 2000, « À propos de l’origine et de l’âge de l’écriture libyco-berbère. Réflexions du linguiste  et du préhistorien », in S. CHAKER, A. ZABORSKI (dir.), Mélanges offerts à Karl-G. Prasse, Paris/Louvain, Peeters, p. 94-111

CHAKER, S., 2002, « L’écriture  libyco-berbère. État des lieux, déchiffrement et perspectives linguistiques et sociolinguistiques », Colloque annuel de la SHESL, Lyon-ENS.

FEVRIER, J.-G, 1959, « Écritures libyques et ibériques », in  J.-G. FEVRIER (dir.),  Histoire de l’écriture, Paris, Payot, p. 321-332. 

GALAND, L., 1966, Inscriptions antiques du Maroc, Paris, CNRS.

GALAND, L., 1985, « Du berbère au libyque : une remontée difficile », in  Lalies, 16, p. 77-98.

GALAND, L., 1989, « Les alphabets libyques », in Antiquités africaines, 25, CNRS, Paris,  p. 69-81.

GALAND, L., 2001, « Un  vieux  débat : l’origine  de  l’écriture  libyco-berbère », Lettre  de l’AARS, 20, p. 21-24.

HACHID, M., 2000, Les premiers Berbères : entre Méditerranée, Tassili et Nil, Alger / Aix-en-Provence, Ina-Yas/Edisud, PICHLER, W., 2007,  Origin and Development of the Libyco-Berber Script, Köln,

Article destiné à la revue Alphabets n°66

Premier trimestre 2012

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