31/08/2024

LA FONTAINE DU DESTIN :

Le 40e jour après la naissance en Kabylie

                  Par Nedjima PLANTADE

INTRODUCTION

Il est encore des sociétés où la venue au monde d’un enfant a pour corollaire la mort de sa mère, réelle ou symbolique. Si en Algérie cette « vérité » tend à se transformer dans les faits par l’apport de la médecine moderne, elle n’en demeure pas moins tenace dans les esprits. Ainsi en est-il en Kabylie où les rites de la naissance ont pour but non seulement d’intégrer le nouveau-né à la communauté mais aussi et surtout de sortir la mère de l’état moribond dans lequel elle se trouve dès le début de l’accouchement pour la ramener à la vie. L’intermédiaire devant mener à bien cette double naissance de la mère et de son enfant est traditionnellement la qibla (accoucheuse-guérisseuse) douée d’un savoir à la fois empirique et magique. Ses connaissances lui donnent le pouvoir d’agir sur le corps de la mère et celui de l’enfant, manipulant leur force vitale et leur imprimant leur destin. Ce savoir féminin exclut totalement les hommes puisque ces rites se déroulent sans leur présence et qu’aucune explication ne leur est fournie quant à ce qui se passe dans la maison en ces circonstances.

Parmi les rites de la naissance encore observables en Kabylie (1), il s’agit ici de traiter celui dit du « 40e jour » marquant les relevailles définitives de la mère et son retour à la vie d’une part, la reconnaissance et l’intégration de l’enfant à la communauté familiale et villageoise d’autre part.     

LE CORPS ET SES TRANSFORMATIONS AU COURS DE L’ACCOUCHEMENT

     Sans vouloir entrer  dans  les détails  de la conception kabyle du corps à travers la médecine interne traditionnelle, il est nécessaire d’aborder quelques notions générales sur les représentations concernant non pas la santé et la maladie mais plus précisément le couple Vigueur physique/Faiblesse physique (Lğehd/εeggu).

     Le corps humain tel qu’il apparaît est bâti sur une charpente conçue comme un assemblage complexe d’os (iɣsan) et de « veines » (iẓuran), et tout son équilibre repose sur le bon agencement de ces deux catégories fondamentales.

     L’opposition corps vigoureux/corps faible ne recouvre rien d’autre que cette idée du corps dont les iɣsan sont bien

à leur place reliés entre eux par les iẓuran, à l’inverse   du corps dont les iɣsan se dérobent les uns aux autres abandonnés des iẓuran défaillants {2).

     Le rôle assigné aux ligaments (faisceau de tissus reliant deux os au niveau d’une articulation) par la médecine savante se trouve, dans la pensée kabyle tenu par les veines; ce sont ces veines-ligaments qu’il s’agit dès lors de traiter lorsqu’ elles ne remplissent plus leur rôle pour redonner au corps fatigué sa vigueur perdue. De ce point de vue le corps féminin est particulièrement concerné puisqu’il est amené à subir plusieurs fois dans son existence l’expérience la plus affaiblissante qui soit la parturition. Cette expérience de fatigue excessive, due à l’abandon violent par les veines de leur rôle de ligature, parce qµ’entravées elles-mêmes (iẓuran cekkelen), déséquilibre toute la charpente et rend la station debout impossible. Il s’agit bien plus d’un état d’anéantissement physique où le corps se trouve incapable de réagir et se laisse choir sur le sol que d’une simple fatigue telle que nous la concevons ordinairement. En effet, il suffit que parmi les nombreuses articulations du corps qui ont chacune leur importance, la plus essentielle, le genou, siège de là force vitale devienne défaillante pour qu’elle entraîne la chute irrémédiable du corps tout entier (3).

Corps fermé/Corps ouvert

L’individu vigoureux possède un corps grand, droit et bien charpenté bâti sur des os épais aux articulations souples et robustes. L’idée de force accompagnée de souplesse au niveau des articulations est doublée de celle de fermeture du corps où il n’existe pas de vide (désarticulation) entre les différentes parties qui constituent sa charpente.

Le corps de la femme en couches subit dès le début du travail diverses ouvertures s’agrandissant au fur et à mesure de la progression de celui-ci pour aboutir enfin, après l’ex- pulsion du placenta à des béances de toutes parts, notamment dans sa moitié inférieure: Tibbura bbwammas ldint  (Les portes des reins sont ouvertes); Yɣsan ferqen, ddgedgen  (Les os sont séparés et émiettés); Ifadden kkawen (Les jambes sont desséchées). Cette transformation en un corps béant, morcelé et vidé conduit la parturiente aux portes de la mort et ont dit que ce jour-là « sa tombe s’ouvre » (tablat uzekka-s teldi) dans le but de l’accueillir à tout moment (4). Le monde dans lequel elle advient alors se situe à la frontière de celui des vivants et de celui des morts, et elle reste ainsi suspendue entre vie et mort durant 40 jours au cours desquels toute activité (travail,  sexualité, etc.) lui est interdite, exceptée celle d’allaiter son enfant. Durant cette période elle reste couchée et est littéralement gavée de nourriture riche (œufs, miel, huile d’olive, beurre) par les autres femmes de la maison afin de lui faire recouvrer des forces et de la ramener ainsi peu à peu à la vie. La pierre angulaire du corps, le genou (5) est celle qu’il convient de traiter avec le plus d’attention car c’est sur elle qu’il s’appuie lorsqu’il se tient debout; aussi est-il interdit à l’accouchée de poser les pieds sur le sol dans l’intention de se lever, au minimum durant les trois premiers jours qui suivent l’accouchement, faute de quoi l’articulation centrale de son corps s’affaisserait sûrement et prolongerait dangereusement sa convalescence; peut-être même ne s’en remettrait-elle jamais.

                LE 40e JOUR SUIVANT LA NAISSANCE

     Ainsi le rite du 40e jour prend tout son sens en venant clore une période dramatique par le retour symbolique de l’accouchée à la vie. C’est ce jour-là aussi que le nouveau-né va prendre définitivement sa place ; jusque-là il n’était qu’un être mi-ange mi-humain non encore intégré au monde humain. Car ce sont les anges qui le descendent du ciel vers la terre et continuent de veiller sur lui durant plusieurs mois. C’est pourquoi le rite du 40e jour marque une double naissance : celle de l’enfant et aussi et surtout la renaissance de la mère (6).

     Le 40e jour comporte en réalité deux rites dont le   premier ne lui est pas spécifique et aura été accompli déjà au moins trois fois depuis la naissance (le jour-même, le 3e et le 7e) et concerne surtout l’enfant. Il s’agit d’un rite préventif garantissant l’enfant contre les malédictions et mauvais sorts qui pourraient lui être jetés par une famille mise  en concurrence avec la sienne. On dit qu’une naissance n’arrive jamais seule et que, quelque part, soit parmi les humains soit parmi les bêtes il en est une qui a eu lieu dans le courant du même cycle lunaire. Les deux nouveaux êtres ainsi unis dans le temps sont dits « associés par la lune » (icerk-iten waggur) et deviennent dès lors des adversaires redoutables l’un pour l’autre puisque si le rite de « l’enlèvement de l’association » ( tuksa n tuccerka) est négligé ou n’est pas effectué, c’est la vie de l’un des deux nouveau-nés qui s’éteindra peu à peu au profit de son concurrent qui lui, au contraire, grandira et prendra des forces de jour en jour (7). Sans approfondir les différentes phases de ce rite disons que l’accoucheuse-guérisseuse accomplit un certain nombre d’inscriptions symboliques sur le corps du bébé (croix sur le front tracée au henné avec un œuf, application aussi de henné sur les mains et sur les pieds dans un geste croisé main-droite/pied-gauche,

main-gauche/pied-droit (tuksa n tuccerka mxalfa), le croisement devant favoriser l’éparpillement des mauvais sorts aux quatre coins du monde en leur évitant de se fixer sur l’enfant, girations, etc.) avant de casser l’œuf et de le mélanger au henné restant, et enfin de jeter le tout, pour la fille à l’endroit du métier à tisser afin qu’elle devienne une bonne tisseuse, pour le garçon sur le chemin qui mène au marché et dans des limites de champs afin qu’il devienne un homme prospère.

     Au contraire, le second rite est spécifique du 40e jour, unique en son expression et n’intervient dans aucune autre circonstance. Toujours accompli par la qibla, il est destiné à « reconstituer » le corps de la mère et à « consolider » celui de l’enfant par un double processus matériel et symbolique intervenant, l’un par une consommation maximale de nourriture (maximale en qualité et en quantité), l’autre par la mise en place et l’assouplissement des jointures du corps. Ce jour-là toute la maisonnée, à commencer par l’accouchée, fait la con- sommation d’un mets particulièrement riche (8). L’assiette destinée à la mère se présente sous la forme d’une couronne de pâte au centre de laquelle est versée de l’huile d’olive (9). Cette fontaine symbolique dans laquelle doivent se mirer la mère et l’enfant a pour fonction de redonner à la première sa force vitale perdue et au second la force et la vigueur dont il aura besoin dans la vie (10).

      Pendant qu’elle fait se refléter l’enfant dans l’huile, la qibla accompagne son geste de formules, lesquelles dit-on se graveront dans la mémoire du bébé car « le 40e jour, il comprend et retient tout ce qu’on lui dit » :

  Lfu-d d aqnuεi

           Devient (un homme) rassasié

  Macci d ajuεi

           Non affamé

           A-k iqeεεd Ŗebbi ẓẓehr-ik

           Que Dieu te comble de chance

           A-k d ifk Ŗebbi rrbeḫ d ameqqwran

           Que Dieu te donne les bienfaits en abondance

           A-k iḫrez Ŗebbi

           Que Dieu te chérisse

           A-k ig Ŗebbi d nnṣib imawlan

           Que Dieu te rende bénéfique pour tes parents

           A-k ig d imƔi itebten

  Qu’il te fasse comme la semaille dont la   croissance est assurée

      Puis c’est au tour de la mère de se pencher au-dessus de l’huile et d’y contempler le reflet  de son visage tout en écoutant la qibla qui lui dit:

           Dhen tawenza-m

           Enduis ton front (d’huile)

           In-as ffeɣ a jjiq

           Dis, va-t’en famine

           Kcem a tawant !

           Entre Satiété !

La qibla trempe ensuite son index dans l’huile à plusieurs reprises et en oint le front de la  mère,  celui de l’enfant ainsi que toutes les jointures du corps de ce dernier en commençant par les genoux puis remontant vers les coudes, les poignets et achevant par les chevilles. On ajoute alors du sucre dans 1 ‘huile et la mère se met à manger, débitant 1 ‘extérieur de la couronne et trempant chaque cuillerée de pâte dans l’huile avant de la porter à la bouche. Pour l’encourager à ingérer une quantité maximale, la qibla mange aussi quelques cuillerées. La couronne est ainsi détruite peu à peu au fur et à mesure que les coups de cuillère se rapprochent du centre. Finalement, lorsqu’il ne reste que très peu de pâte celle-ci est mélangée à l’huile et la couronne disparaît pour ne laisser qu’une masse de pate très grasse et qui peut être consommée par les femmes qui le désirent, chacune se contentant d’une cuillerée symbolique « pour la baraka » (taɣwenjawt  ilbaraka).

     La qibla prépare ensuite un mélange de semoule fine grillée, de sucre et d’huile d’olive appelée ademmin et en distribue une poignée à chacun des nombreux enfants peuplant la maison en disant chaque fois :

          Ax ad-telɣeḍ

          Tiens prends

          Llufan agi a-k yuɣal d aẓidan

          Que ce bébé te devienne sucré (que tu l’apprécies).

     Enfin, portant le bébé dans ses bras, suivie de la mère et de tous les enfants, elle franchit le seuil de la maison et va présenter l’enfant aux voisins. Alors tout le monde revient à la maison et l’on procède à la suspension du berceau que les femmes accompagnent de youyous lorsqu’il s’agit d’un garçon.

Le rôle de la qibla

     Le mot qibla vient de l’arabe QBL, « faire face » et désigne à la fois 1 ‘accoucheuse et la guérisseuse. C’est une femme mariée ayant eu elle-même plusieurs grossesses et accouchements.  Ses connaissances obstétricales sont en grande partie acquises empiriquement. Sa vocation ne lui est pas dictée par les esprits comme c’est le cas des autres guérisseuses et magiciennes mais a souvent pour point de départ un accouchement qu’elle a dû effectuer par hasard faute d’avoir à disposition une accoucheuse déjà consacrée (11). Peu à peu ses connaissances s’étendent aux plantes et ses interventions englobent le champ des maladies; c’est ainsi qu’elle devient aussi guérisseuse. Elle intervient lors des moments les plus marquants de la vie: naissance, premier marché du garçon, circoncision, mariage. On dit que « ses mains portent remède » (ifassen-is lhan i ddwa). C’est une femme respectée menant par ailleurs une vie normale. Si elle jouit d’une réputation qui dépasse le cadre de son village, elle peut être sollicitée dans d’autres villages parfois éloignés. Enfin le mot qibla, nom féminin, ne possède pas de correspondant masculin, ce qui laisse supposer que seule la femme, de par sa capacité de porter et de mettre au monde des enfants possède le pouvoir d’entretenir des rapports avec les secrets de la vie.

      Les rites qui jalonnent la 40e journée se déroulent sous son entière responsabilité, les autres femmes s’affairant à la préparation du repas ou l’assistant seulement dans sa tâche; quant aux hommes, il n’y a pas de place pour eux en cette circonstance, et ils sont tout simplement exclus non seulement de la pièce où continuent de vivre la mère et son enfant après l’accouchement mais aussi de la maison tout entière; tout ce qui concerne la naissance leur est d’ailleurs étranger et il serait indécent qu’ils s’y intéressent. Il s’agit d’une affaire de femmes, lesquelles en sont fort jalouses et guère disposées à partager un tant soit peu de ces savoirs essentiels touchant aux fondements-mêmes de la vie.

      Le rôle de la qibla se trouve consacré le 40e jour, terme au bout duquel elle aura réussi non seulement à faire accoucher la mère d’un enfant vivant 40 jours auparavant mais à les assister encore dans leur véritable naissance à la fin de cette période probatoire d’incertitude. Lorsqu’elle fait ingérer à la mère le maximum de nourriture en proférant les paroles adéquates destinées à remplir le corps vidé et disloqué, elle concourt à son rétablissement définitif; car la voie prise à 1 ‘intérieur du corps par le mets particulier propre à ce jour est tout à fait spécifique: les femmes disent qu’il n’emprunte pas les voies digestives normales et n’est pas expulsé mais au contraire « descend directement dans les genoux pour s’y installer »; de plus, « ce que mange l’accouchée le 40e jour est aussi nourrissant que la quanti té d aliments qu’elle a consommée au cours de toute sa vie passée ». La pâte dense évoque la solidité qu’elle redonnera aux genoux, l’huile aidera à assouplir leur articulation en déliant les veines-ligaments et en les remettants en place (aẓar ɣ aẓar, litt. « veine-à-veine »).  Robustesse et souplesse des articulations sont les conditions nécessaires d’un corps qui se veut vivant, c’est-à-dire capable de se tenir debout: le souhait fait habituellement à l’accouchée et à sa famille est qu’elle puisse de nouveau se tenir sur ses jambes, « peu importe que l’enfant soit une fille ou qu’il décède, l’essentiel est le lever de la mère » (ad-tekker kan yemma-s). Il s’agit bien du retour de la mère à la vie car comme « sa tombe s’était ouverte » le jour de l’accouchement, « elle se referme le 40e jour » (12).

     Parallèlement à l’action menée auprès de la mère, la qibla s’occupe aussi de l’enfant: le reflet dans l’huile ainsi que les paroles qui l’accompagnent tendent à faire de lui un être heureux de vivre pour lequel la nourriture ne manquera pas. En passant de l’huile sur les articulations, elle donne au corps de l’enfant la vigueur et la souplesse qui feront de lui un homme ou une femme robuste apportant la prospérité à sa famille. Lorsqu’elle franchit le seuil de la maison avec lui dans ses bras, elle accomplit un marquage social important car elle intègre ainsi définitivement l’enfant à la communauté villageoise, laquelle désormais sait qu’elle compte un nouveau membre, après l’avoir intégré à la communauté familiale (13) en faisant manger aux enfants de la maison l’aḍemmin symbolisant le nouveau venu. Le 40e jour marque donc aussi la véritable naissance de l’enfant par le truchement de sa double identification familiale et villageoise, et est clos par la suspension du berceau, qui lui donne ainsi la place qu’il occupera dorénavant dans la maison: un espace semi-aérien où les anges continueront de voltiger autour de 1ui et où les humains le prendront en charge parmi eux.

 MEREENFANT
 
ACCOUCHEMENT        
 _  Ouverture du corps  _ Corps inarticulé 
        
 _ Desséchement du corps _ Etat intermédiaire entre celui
 par perte de sang  d’ange et celui d’être humain
        
 _ Désarticulation du corps    
        
 _ Passage dans un lieu situé    
 entre la vie et la    mort     
        
40e JOUR        
 _Rearticulation et  _ Consolidation des    articulations
 refermeture du corps         du corps  
        
 _ Renaissance  _ Véritable naissance 
        

 La naissance et la mort

Le parallèle existant entre  le rite de la naissance du 40e jour et le rite funéraire qui se déroule 40 jours après le décès montre les rapports qu’entretiennent deux situations en apparence si contraires. Ce jour voit dans le premier cas l’accouchée demi-morte revenir définitivement à la vie, et dans le second la consécration de la mort. En effet parmi les rites funéraires, celui du 40e jour a pour fonction de clore le cycle mortuaire et la période de deuil en considérant le mort comme vraiment mort après 40 jours de doute durant lesquels l’âme continuait de rôder parmi les vivants, essayant par exemple de réintégrer les vêtements du défunt (14). Au niveau du corps, celui de l’accouchée retrouve la souplesse et la robustesse de ses articulations tandis que celui du défunt entre dans la phase définitive de la mort où les articulations raidies perdent leur force vitale qui les faisait se mouvoir.

Le rite-clôture du 40e jour, en séparant définitivement le mort des vivants rétablit l’ordre des choses tout comme il le rétablit en réengageant la nouvelle mère dans la vie. Dans les deux cas ce jour procède d’une rupture entre la vie et la mort après les avoir considérées toutes deux comme irréductiblement liées. Pour que la vie puisse continuer il est nécessaire, par le truchement de rituels, de marquer la rupture entre ce qui, dans l’existence humaine, doit être séparé, distingué, différencié afin que l’homme puisse se situer dans le monde.

                         CONCLUSION

      L’épreuve de l’accouchement en tant qu’expérience de la douleur extrême conduit jusqu’aux limites de 1 ‘être. Cet aspect ultime donne à la parturiente (donc à la femme en général) une connaissance et un pouvoir inaccessibles à l’homme, chaque  enfantement constituant  une expérience renouvelée des limites de la vie et de la mort, de ce qui les unit et les sépare.

     Parmi les rites de la naissance celui du « 40e jour »

(rebεin yum) est aussi important que ceux qui se déroulent le  jour-même de l’accouchement. Il porte haut le savoir féminin par excellence, celui de la qibla, l’accoucheuse-guérisseuse. Cette grande femme parmi les femmes, au savoir vénéré concourt à chaque fois qu’elle exécute ce rite particulier à une double naissance: celle de l’enfant et la renaissance de la mère après son accouchement. Ces deux êtres, l’un venant au monde pour la première fois, l’autre y revenant après s’en être éloigné momentanément se rencontrent sur la terre par deux mouvements inverses: l’enfant descendant du ciel amené par les anges, et la mère remontant d’un monde souterrain proche du monde chtonien des morts.

     La manière dont la qibla marque ce jour de son savoir- pouvoir porte sur les corps et aussi sur les destins. C‘est  le corps de la mère disloqué, vidé, ayant perdu sa force vitale durant l’accouchement qu’elle réorganise et fortifie grâce au concours d’une nourriture et de paroles adéquates. C’est le corps de 1 ‘enfant non encore articulé qu’elle modèle en oignant ses jointures d’huile d’olive; elle inscrit de ses propres mains (lesquelles sont un remède en elles-mêmes) la force vitale du genou qui fera de lui un être vigoureux. C’est ce savoir qui lui permet d’intervenir sur le destin en cherchant à donner à l’enfant un futur sans taches (bain symbolique dans l’huile), et une protection lui permettant de faire face à la réalité douloureuse de la vie dans un monde souvent hostile (enlèvement de l’association). Finalement c’est elle qui se charge de restituer à la société deux être humains en tous points concordants à ses valeurs.

Notes

(1)  Il m’a été donné d’observer très récemment (1982) ce rite en deux points de la vallée de la Soummam: Aghbalou et Ahammam. Il a par ailleurs été décrit, quoique sommairement par Slimane Rahmani (1939).

(2) En kabyle le mot aẓar (pl. iẓuran) signifie « veine » mais aussi « racine » et « souche familiale ». Au niveau du corps les iẓuran désignent autant les veines et les artères que les nerfs et les ligaments.

(3) Deux travaux importants explorent le champ sémantique de « genou »; le premier est dû à M. Cohen (1928) qui examine les désignations du genou dans le domaine chamito-sémitique, le second, plus récent porte exclusivement sur le berbère et est dû à P. Galand-Pernet (1970) qui aboutit à la conclusion « qu’en berbère comme dans d’autres langues chamito-sémitiques les notions de « genou » et de « force » sont nettement associées »,  conclusion que nous illustrons au fil de ces pages.

On peut d’ailleurs étendre cette idée au domaine méditerranéen: la récente étude de H. Monsacré (1984) sur les rapports entre le héros, la femme et la souffrance dans la poésie d’Homère montre très clairement que le genou occupe la place la plus importante parmi les articulations du corps. Elle écrit: « Siège de la puissance vitale et articulation de la vaillance, Le genou selon qu’il est raide ou souple, robuste ou faible, conditionne la réussite de l’exploit sur le champ de bataille » (p. 54).

(4) En examinant les rapports existants entre la maternité et la guerre chez Homère, H. Monsacré (1984) écrit que l’accouchement est l’ultime souffrance humaine: « Douleur physique et douleur morale de la femme [en couches] apparaissent ainsi dans l’Iliade comme La pointe extrême de la souffrance et en ce sens, peuvent qualifier positivement la résistance du guerrier« : Citant un autre auteur, N. Loraux, elle poursuit: « Mais dès que la plaie sèche, que le sang cesse de couler, en dépit de son ardeur, des peines lancinantes pénètrent l ‘Atride. Elles sont semblables au trait lancinant, cruel, qui frappe une femme en travail, le trait décoché par les Ilithyes, les déesses de l’enfantement douloureux, les filles d ‘Héré, qui font le travail si amer » (p.92). Le mot arabe Lğihad (guerre sainte), c’est aussi quelque fois l’accouchement : « Evoquer le jihad pendant des couches, c’est dans la plupart des cas stimuler l’endurance et le courage de la femme la plus craintive » (Y. Fekkar, 1983: p.282).

{5) Afud désigne à la fois le genou et la force vitale. Aussi pour exprimer la grande fatigue physique recourt-on à la « mort des genoux » (mmuten ifadden). Voir note l.

Chez Homère, lorsqu’une divinité veut insuffler un regain de vigueur guerrière à un héros « elle assouplit ses membres, ses jambes d’abord » (L’Iliade: V .122), « elle met la force dans ses genoux » (XVIII, V. 569).

(6) Jusqu’à une période récente là mort en couches était chose courante et redoutée. C’est sans nul doute de là que provient cette fragilisation extrême de la femme en couches associée à la vieille idée qu’un individu prend la place d’un autre.

(7) Par extension tuccerka désigne « tout ce qui s’oppose pour un individu à sa chance, à son mariage, à son succès, à la réussite de sa vie et de son travail. Tous l’ont plus ou moins mais certains n’arrivent pas à s’en débarrasser ; d’autres sont victimes de ses coups ». {Définition donnée par une femme kabyle et rapportée par H. Genevois (1968 : p. 30).

{8) Ce mets s’appelle acebbwaḍ ; ce terme désigne une pâte extrêmement difficile à réaliser puisqu’elle doit être « aussi  fine qu’un voile » et qui demande une double cuisson. D’abord grillée à la manière d’une grande crêpe sur le plat à cuire la galette, ensuite bouillie avec d’autres ingrédients nobles (œufs, lait, huile d’olive).

(9) Le cercle formé par la pâte pour délimiter la « fontaine » d’huile est difficile à interpréter. On peut supposer qu’il s’agit d’un « rempart  » protecteur de ce qui contient le destin de la mère et celui de l’enfant puisque ceux-ci vont s’y « lire ». On pourrait également le comparer à un œuf cassé dans lequel la qibla a l’habitude par ailleurs de lire le destin individuel.

(10) Ce bain symbolique dans l’huile d’olive ne manque pas de rappeler le geste de Thétis plongeant son fils Achille dans les eaux du Styx dans le but de le rendre invulnérable.

(11) Le Docteur Ali Ould Mohand (1954) écrit que la fonction de qibla se transmet de mère en fille, Nicole Ferry (1979) dans sa thèse de médecine (elle a exercé à Boghni) donne des indications contradictoires à ce  sujet en écrivant que « la transmission de son savoir [de la qibla] passe par le choix d’une femme de sa famille reconnue pour, ses qualités de calme et de sagesse…  Certaines d’entre elles ont appris sur le tas…  En fait leurs connaissances viennent essentiellement de leur très grande expérience« . Ne disposant pas d’enquêtes systématiques sur la manière dont s’opère cette vocation,  il est difficile de dire quelles sont les proportions des différentes voies pour y  accéder.

(12) Chez Homère, être en vie, c’est « avoir les genoux qui se lèvent », le souffle vital allant de pair avec le mouvement

des jambes ». {H. Monsacré 1984). Voir note 1.

(13) Mohamad Boughali (1974),  dans un travail consacré à la représentation de l’espace chez le Marocain illettré, après une enquête menée à Marrakech et dans le grand Sud entre 1969 et 1971, examine les rapports existants entre l’espace et les rites de passage; il dénote trois types de sacré, chacun lié à un type d’espace: le sacré domestique (chambre-maison-cour: de la naissance au 40e  jour) , le sacré hagiologique (ville ou village: à partir du 40e jour), et enfin le sacré théologique {dès le pèlerinage à la Mecque). Notre rite kabyle du 40e jour, en faisant passer l’enfant de la sphère domestique à la sphère villageoise par le franchissement du seuil de la maison, le fait donc accéder au sacré hagiologique.

{14) Voir à ce sujet la thèse de Marie Virolle (1980).

Bibliographie

Dr Ben Ould MOHAND, Ali, Vocabulaire médical français-kabyle,

    Imprimerie officielle du Gouvernement Général de l’Algérie, Alger, 1954

BOUGHALI, Mohamad, La représentation de l’espace chez le Marocain illettré – Mythes et tradition orales, Paris, Anthropos, 1974

COHEN, Marcel, « Genou, famille, force dans le domaine chamito-sémitique », in Mémorial Henri Basset, Paris, 1928, pp.203-210.

FEKKAR, Yamina, « Mettre au monde ou Jihad des femmes », in

     Femmes de la Méditerranée (Peuples Méditerranéens) nº 22-23, janv.-juin 1983

FERRY, Nicole, La femme et l’enfant en milieu rural algérien,

     Etude sociologique et médicale de la maternité et du premier âge, Thèse de doctorat de médecine, Lille, 1979.

GALAND-PERNET, Paulette, « ‘ Genou’ et ‘force’ en berbère », in Mélanges Marcel Cohen (Réunis par D. Cohen), Paris,

     Mouton, 1970, pp.254-262

GENEVOIS, Henri, « Superstition, recours des femmes kabyles »

in Fichier de Documentation Berbère, nºl00, Fort-National 1968

HOMERE, L’Iliade, Trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres

MONSACRE, Hélène, Les Larmes d’Achille – Le héros, La femme et la souffrance dans la poésie d’Homère, Paris, Albin

     Michel, 1984

RAHMANI, Slimane, « Coutumes kabyles du Cap-Aokas », in    Revue Africaine, 89e année, nº378, 1er trim. 1939, pp.65-120

VIROLLE, Marie, Etudes et pratiques face à La mort en Grande

Kabylie (Algérie), thèse de doctorat de 3ème cycle, EHESS, Paris, 1980.

Article destiné à la revue Littérature Orale Arabo-Berbère N°15_1984

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