31/08/2024

DU CONTE BERBERE AU MYTHE GREC : LE CAS D’EROS ET PSYCHE

par Emmanuel et Nedjima PLANTADE

Le récit de Psyché a été écrit par Apulée de Madaure, philosophe et rhéteur, originaire de l’Afrique romaine, qui a vécu au IIe siècle de l’ère chrétienne. Il raconte les aventures d’une princesse nommée Psyché,  caractérisée  comme  curieuse,  généreuse, naïve et endurante,  et  constitue la plus longue des histoires enchâssées qui se greffent sur la trame principale d’un roman, Les Métamorphoses ou L’Âne d’or, probablement publié dans la maturité de l’auteur (autour de 170). On a souvent rattaché ce roman au prétendu genre des « histoires milésiennes » (gr. Milesiaka, de la cité ionienne de Milet), dont on sait peu de chose, mais qui prennent apparemment la forme de récits cousus ensemble par une sorte de virtuosité  narrative.  Quant  à  lui,  le  récit  de  Psyché  recouvre  approximativement  deux  livres  sur  les onze de l’ouvrage, débutant en IV, 28 et finissant en VI, 24. Il n’existe aucune attestation antérieure de l’histoire  qu’il  raconte,  ni  sous  forme  écrite  ni  sous  forme  figurée.  C’est  pourquoi  la  question  de sources  éventuelles  a  stimulé  l’imagination  des  folkloristes  et  des  philologues,  et  hante  toutes  les réflexions  sur  le  roman  d’Apulée.  Le  présent  article  aborde  donc  ce  problème  en  mettant  en  avant l’hypothèse suivante : Apulée a vraisemblablement entendu ce  récit en Afrique,  et non en Grèce, à Rome,  ou  en  tout  autre  lieu  qu’aurait  visité  cet  insatiable  curieux.  Eu  égard  à  l’origine de  l’auteur, cette  piste  de  recherche  semblerait  prioritaire  en  bonne  méthode,  mais  des  préventions méthodologiques et des préjugés culturels ont jusqu’à présent empêché de l’explorer.

Résumé du récit de Psyché

Livre IV, 28

Un roi et une reine avaient trois filles dont la cadette, nommée Psyché, était si belle que des foules entières de fidèles délaissaient les temples de Vénus et lui rendaient un culte. Mais Psyché ne reçoit aucune demande en mariage. Désespéré et pensant à une malédiction divine, son père va consulter l’oracle d’Apollon à Milet, lequel lui demande d’exposer sa fille sur un rocher escarpé pour un mariage avec un monstre qui effraie même les dieux. Une fois seule sur le rocher, Psyché sent la douce brise de Zéphyr qui la soulève au-dessus des pentes rocheuses pour  la déposer très loin sur un gazon fleuri où elle s’endort.

Livre V

À  son  réveil,  elle  se  rassure  en  voyant  un  palais  merveilleux  dans  lequel  elle  s’enhardit.  Le  soir, lorsqu’elle  se  couche,  elle  entend  un  léger  bruit,  « craint  pour  son  honneur »,  sent  une  présence

auprès  d’elle,  c’est  son  mari  qui  « fait  d’elle  sa  femme »,  et  disparaît  avant  le  lever  du  jour,  sans qu’elle  ait  eu  le  temps  de  le  voir.  Il  en  est  ainsi  chaque  jour.  Mais  le  temps  passe  et,  privée  de présence humaine, Psyché pleure de ne pouvoir voir ses parents et ses sœurs ; elle s’ennuie dans ce qui  est  devenu  une  prison  dorée  et  demande  à  son  époux  mystérieux  qu’elle  ne  voit  jamais, la permission  de visiter  sa  famille.  Grâce  à  des  « murmures  amoureux »  elle  obtient  de  son  mari  de revoir sa famille  à condition de ne jamais chercher à le voir. Le temps passe. Le mari  mystérieux met en garde Psyché contre le piège, ourdi par ses sœurs,  dans le but d’éveiller en elle la curiosité de voir son visage. Il lui annonce qu’elle est enceinte d’un dieu qui,  si  elle révèle l’identité de son  mari,  sera  un simple  mortel. Mais sur les conseils de ses sœurs jalouses de ses richesses, Psyché rompt sa promesse, en découvrant une lampe allumée qui lui offre la vision de son mari, l’Amour resplendissant, couché à ses côtés. En jouant avec une des flèches, elle se pique le doigt  et  devient  ainsi amoureuse  de  l’Amour. Mais  sous  l’émotion de tant de beauté,  elle laisse tomber de la lampe une goutte d’huile bouillante sur l’épaule droite du dieu. Cupidon, brûlé, se réveille, bondit et s’envole. Psyché a juste le temps de s’accrocher à sa jambe droite et est emportée jusqu’aux  nuages  pour  retomber,  épuisée,  sur  le  sol.  Cupidon  se  pose  sur  un  cyprès  et reproche  à Psyché d’avoir failli à sa promesse, « je me vengerai de tes sœurs, quant à toi, je te quitte! » Et il s’envole à tir d’aile.

Psyché, livrée au désespoir, part à la recherche de son mari et parcourt de longues distances pendant qu’il se meurt dans son lit. Vénus, sa mère, est furieuse d’apprendre que son fils est amoureux d’une certaine Psyché, une mortelle.

Livre VI

Psyché poursuit inlassablement sa recherche, mais, n’ayant pu obtenir ni l’aide de Cérès ni celle de

Junon,  se  rend  chez  Vénus  dans  l’espoir  d’y  trouver  son  mari. Celle-ci  lui  fait  subir  de  mauvais traitements  et lui inflige  quatre  épreuves  impossibles : trier  des graines mélangées, recueillir  de  la toison d’or de brebis dangereuses, recueillir une fiole de la fontaine du Styx, rapporter des Enfers une boîte de jouvence. Psyché s’acquitte de la première tâche avec l’aide de fourmis, de la seconde avec celle  d’un roseau, de la troisième avec celle  d’un aigle, et de la quatrième  avec  celle d’une tour isolée. Mais après avoir réussi la quatrième épreuve, et bien qu’ayant été mise en garde par la tour contre cette tentation, Psyché ouvre la boîte de jouvence remise par Proserpine. Les effluves qui s’en échappent la plongent dans un sommeil  de  mort. Durant ce temps, Cupidon, remis de sa blessure, retrouve Psyché, la pique de sa flèche et, ce faisant, la réveille, sans manquer de lui faire remarquer que c’est sa curiosité  qui l’a perdue.

Cupidon va trouver Jupiter, lequel réunit les dieux pour consacrer l’union des deux jeunes gens, fait de Psyché une déesse et légitime ainsi leur union auprès de Vénus qui accepte enfin sa bru. Le récit se termine en apothéose et Psyché déjà enceinte, mettra au monde une fille qui sera nommée Volupté.

LECTURE ALLÉGORIQUE ET TRANSMISSION DU RÉCIT

    Dans l’antiquité, les fictions en prose, comme les Métamorphoses d’Apulée, ne jouissent pas d’une bonne réputation auprès des lettrés et des doctes. De fait, certains lecteurs antiques, notamment l’empereur Septime Sévère ou le savant Macrobe, se sont étonnés qu’un philosophe distingué comme Apulée ait condescendu à écrire pareilles inepties. Or, dans le cas du roman d’Apulée, il semble bien que l’on ait conservé l’intégralité du texte, alors que le Satyricon de Pétrone, datant des alentours de l’année 60, nous est parvenu très mutilé. Il y a là un paradoxe à expliquer.

Une des réponses à cette  énigme  réside, sans  nul  doute, dans la présence du récit de Psyché à l’intérieur du roman. En effet, ce conte possède une série de traits qui le rendent particulièrement apte à contenter différents publics, et diverses sensibilités de l’antiquité tardive. D’abord, il peut sembler adapté à des usages pédagogiques, pour deux raisons. Écrit dans un style raffiné, avec des emprunts ou

des  allusions  à  toute  l’histoire  littéraire  latine,  il  apparaît  comme  une  sorte  de  conservatoire  de  la culture romaine.  Ensuite, le monde des dieux olympiens y est présenté sur un mode léger et satirique, ce  qui  rend  le  récit  admissible  tout  autant  pour  les  lecteurs  païens,  qui  accordent  volontiers  cette licence poétique à l’auteur, que pour les lecteurs philosophes ou chrétiens, qui, eux, peuvent y voir une salutaire distance à l’égard de la religion traditionnelle. Enfin, le trait du conte qui a pesé le plus lourd en faveur de la survie du roman est probablement le nom des héros.

Ainsi, en choisissant de nommer « Psyché » (gr. « l’Âme ») l’héroïne, et « Cupidon » (lat. « le Désir ») son amant et mari, Apulée suggère délibérément que ces personnages peuvent être aussi regardés comme des  abstractions,  et  que  leurs  aventures  ont  des  implications  philosophiques  ou  mystiques.  C’est  à dessein qu’il  nomme son héroïne ainsi : même si le nom est parfois porté par des femmes réelles, il renvoie le lecteur cultivé à la quête initiatique de l’âme, telle que Platon la raconte dans le Phèdre. En raison de la réputation de l’auteur, platonicien écouté à son époque pour sa connaissance des choses divines et surnaturelles, le lecteur de l’époque soupçonne que cette fiction, apparemment frivole, cache des  vérités  secrètes.  C’est  ce  qu’on  nomme  la  lecture  allégorique  du  récit  ;  une  procédure

d’interprétation  déjà  abondamment  utilisée  à  l’égard  des  épopées  d’Homère,  et  que  Philon d’Alexandrie (Ier  siècle) a pratiquée sur la Bible grecque des Septante.

À la charnière des IV° et V° siècles, l’œuvre d’Apulée est apparemment transmise en deux groupes distincts de rouleaux de papyrus. Il y a, d’une part, les textes philosophiques, en latin et en grec. De l’autre, sont rassemblés les textes « littéraires » parmi lesquels on compte les  Florides, une anthologie des conférences d’Apulée,  son  Apologie, le discours où  il  se  défend  d’avoir  pratiqué  la  magie pour capter un héritage, et les  Métamorphoses, la fiction en prose où se trouvent narrées les aventures de Psyché.  Deux  lecteurs  ont  alors  un  rôle  déterminant  pour  la  survie  du  groupe  « littéraire ».  Il  s’agit, d’abord, de Sallustius, un aristocrate païen, qui entreprend, en 395, de corriger le groupe « littéraire » et de  l’éditer  sur  des  livres  de  parchemin,  assurant  ainsi  la  survie  matérielle  de  l’œuvre.  Ensuite,  St Augustin   (354-430),  dont  le  parcours  intellectuel  présente  des  analogies  avec  celui  d’Apulée,  va autoriser  la  lecture  des  œuvres  de  ce  dernier  dans  tout  le  monde  chrétien,  en  mentionnant  leur existence sans sévérité excessive dans La Cité de Dieu, en défendant aussi la réputation de leur auteur comme platonicien.

À la fin de l’antiquité, la lecture allégorique du récit de Psyché inspire deux œuvres très différentes, qui naissent toutes deux en Afrique : autour de 470, l’encyclopédiste Martianus Capella y trouve la source de ses propres spéculations mystiques ; dans le premier quart du VIe siècle, le mythographe Fulgence le résume, et lui ajoute son interprétation allégorique adaptée au cadre chrétien. Cette double localisation  africaine  s’explique  d’abord  par  l’empreinte  forte  qu’Apulée  a  laissée  en  cette  région, mais aussi sans doute, par la tonalité initiatique du récit. C’est encore la lecture allégorique qui préside à la redécouverte du récit à la Renaissance, dans un climat favorable au platonisme chrétien. Après une période d’oubli relatif, les Métamorphoses ressurgissent en Italie, de plus en plus fréquemment à partir du  XIV°  siècle. Deux  auteurs  majeurs  des  Lettres  italiennes,  Boccace  et  Pétrarque,  s’y  réfèrent, explicitement pour le premier, qui reprend certains épisodes du roman antique dans son  Décaméron

(1353), plus  souterrainement  pour  le  second. Avec  les  encouragements  du  cardinal  Bessarion, les œuvres  complètes d’Apulée  bénéficient, dès  1469, d’une  édition  moderne, imprimée à Rome. Cette première édition du texte original est très vite suivie d’une traduction des  Métamorphoses  en toscan (1479), commandée par Hercule d’Este, prince de Ferrare, auprès de Matteo Boiardo. Dans un premier temps, la lecture du roman est confinée au milieu de l’aristocratie italienne, mais, progressivement, le goût de l’œuvre se diffuse dans toute l’Europe, où fleurissent des traductions dans différentes langues. En  1500  paraît  le  commentaire  de  l’humaniste  italien  Beroald,  lequel  donne  un  tour  érudit  à  la réception de cette œuvre, en privilégiant, bien évidemment la lecture allégorique du récit des aventures de Psyché. Enfin, cette tradition de la Renaissance culmine avec l’utilisation, au XVII° siècle, du récit comme matière à spectacles scéniques, que ce soit avec la comédie  Love’s Mistress de Th. Heywood (1635), celle de Calderón, Ni Amor se libra de Amor (1662), ou la réécriture de La Fontaine (1669), qui sert de base à une tragédie-ballet pour le roi Louis XIV.  C’est donc bien essentiellement le récit des  aventures  de  Psyché,  qui, du fait de  ses  résonances  allégoriques  platoniciennes,  a  permis  à  une

fiction  en  prose  (Les  Métamorphoses) quelque  peu  sulfureuse  de  traverser  en  toute  intégralité  des siècles de culture chrétienne.

LE RÉCIT DE PSYCHÉ, UN CONTE

    Charles Perrault, dans une préface célèbre (Griselidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’Asne et celui des souhaits ridicules, 1695) est sans doute l’un des premiers à voir un conte populaire dans le récit de Psyché.  Il  annonce  ainsi  une  floraison  d’éditions  séparées  du  récit,  qui  se  multiplient  à  partir  du XVIII° siècle, la plupart du temps en traduction, spécialement en  France. Bien sûr, pour justifier la dignité du conte populaire, Perrault est obligé d’avoir recours à l’idée qu’il contient une « morale », ce

qui  n’est  rien  d’autre  qu’une  mise  au  goût  du  jour  de  la  lecture  allégorique  venue  de  l’antiquité.

Cependant, il transforme la manière dont on considère les « vieilles » à l’origine de la transmission des contes.  L’oralité  devient  un  trait  positif  parce  qu’elle  paraît  garante  d’une  permanence  et  d’une authenticité des récits à travers les siècles. Perrault a lu de près les Métamorphoses et il a été attentif à la  façon  dont  Apulée  amène  et  insère  le  récit  de  Psyché  dans  la  texture  de  la  fiction  des Métamorphoses.

Sans doute n’a-t-il pas échappé à Charles Perrault que l’histoire de Psyché est racontée dans un lieu

très  spécifique  : dans une  grotte  (IV,  6)  où  des  brigands  ont  élu  domicile,  décor  qui  favorise  la convocation  d’un  savoir  ancestral.  Parce  qu’il  est  sauvage  et  clos,  cet  espace  est  impropre  à  toute

parole  académique  ou  mondaine et  c’est  pourquoi  Apulée  choisit  de  faire  raconter  les  aventures  de

Psyché par une « vieille femme » (lat. anus).

Ce choix ne va pas sans risques, puisque, dans l’antiquité, la parole, narrative ou non, de ce type de

personnes  est  largement  disqualifiée,  (Graverini, 2006),  et  les  condamnations  sans  appel  sont nombreuses  (Quintilien,  Sénèque,  Paul  de  Tarse).  Mais  Apulée  exploite  l’occasion  que  lui  fournit l’ambivalence  de  la  position  de  son  maître  Platon,  oscillant  entre  la  condamnation,  pour  cause d’irrationalité, et la valorisation, au nom de la transmission des valeurs sacrées. Et il va même jusqu’à inverser méthodiquement les jugements défavorables, car sa narratrice est non seulement le véhicule

de  valeurs  positives  (l’endurance  et  l’espoir,  par  exemple),  mais  elle  est  aussi  capable  de  distance rationnelle et, suprême ironie, joue avec la culture poétique latine. 

La « vieille femme » (lat. anus), qui raconte les aventures de Psyché pour distraire et consoler une jeune femme en détresse, du nom de Charité, est en premier lieu caractérisée comme « délirante » et « ivre » par  les  brigands  qui  l’emploient  comme  domestique  (IV, 7).  Le  lecteur  découvre  d’abord  le personnage sous le jour des stéréotypes négatifs qu’on peut observer dans les comédies de Plaute, par exemple, et qui sont largement diffusés à l’intérieur du monde gréco-romain.

Toutefois,  sa  rationalité  foncière  apparaît  bientôt.  Elle  rabroue  sévèrement  Charité  quand  cette dernière se lamente sur son sort (IV, 25), mais  elle a également le pouvoir  de la rassurer  en jouant habilement  sur  sa  crédibilité  en  tant  qu’oniromancienne  :  elle  déclare  d’autorité  que  les  mauvais présages du rêve de Charité sont à interpréter à rebours (IV, 27). Le personnage est donc tout à fait capable  de  plier  l’irrationnel  à  l’intérêt  pragmatique  direct.  Et  par  là  met  à  distance  la  superstition, comme l’aurait fait à sa place un philosophe, ou un magistrat romain, refusant de valider des augures.

De  plus,  cette  narratrice  fait  preuve  d’autodérision,  en  introduisant  son  récit  par  un  appel  à  la bienveillance pour ses « histoires de vieille » (IV, 27). Et,  lorsqu’au cours du récit, elle intervient pour incriminer la responsabilité de la « lampe » (V, 23), alors personnifiée, dans les malheurs de Psyché, il faut  y  voir  un  moment  auto-parodique  destiné  à  faire  sourire  Charité  :  l’exagération  de  son imprécation contre le premier inventeur de cet objet usuel montre bien qu’elle joue avec le stéréotype de la vieille, pétrie d’irrationnel. Enfin, le regard qu’elle porte tout au long du récit sur le monde des

dieux  olympiens,  rabaissé  au  niveau  d’une  famille  de  l’aristocratie  romaine  de  son  époque,  est empreint  d’une  distance  philosophique.  Derrière  cette  satire  peu  sévère  des  « dieux  des  poètes »,  se dessine en filigrane la doctrine platonicienne du dieu créateur inconnaissable, précisément reprise par Apulée dans sa conférence Sur le dieu de Socrate.

Une fois le récit achevé en VI, 24, le lecteur ne peut que s’étonner de la maîtrise narrative de la vieille, d’autant que sa technique est rehaussée par de nombreuses allusions poétiques : la colère de Vénus renvoie à la colère de Junon dans l’Énéide de Virgile, la descente aux enfers, ou catabase de Psyché réfère  évidemment  à  de  semblables  voyages  accomplis  par  Ulysse  et  par  Énée,  etc.  (Zimmerman, 2004).   Ainsi,  ce  lecteur  est  à  même  de  comprendre  le  double  sens  des  épithètes  que  le  narrateur principal  du  récit  emprunte  aux  brigands  (VI,  25)  :  en  désignant  à  son  tour  la  vieille  comme « délirante » et « ivre », il se réfère cette fois à des stéréotypes appliqués aux poètes (Graverini, 2006).

C’est alors qu’une ultime révélation met le comble à la surprise du lecteur, qui se doute pourtant bien qu’aucune  vieille réelle n’aurait raconté cette histoire dans ce style-là. Le narrateur principal, Lucius changé en âne, avoue qu’il aurait bien voulu prendre note du récit, si sa métamorphose ne le lui avait interdit :  « Mais  moi,  non  loin  de  là,  j’étais  à  la  peine,  par  Hercule,  de  n’avoir  entre  les  mains  ni tablettes  de  cire  [pugillares]  ni  stylet  [stilum]  afin  de  transcrire  [praenotarum]  une  si  jolie  histoire [tam  bellam  fabellam]. »  L’importance personnelle  que  revêt  aux  yeux  de  l’auteur  le  récit  des aventures  de  Psyché  se  mesure  à  l’aune  des  efforts  qu’il déploie  pour  modifier  la  perception  de  sa narratrice,  devenue  finalement  «une  gentille  petite  vieille»  (VI,  25,  lat  anicula),  et,  peu  à  peu,  la métamorphoser  en  poétesse.  Par  un  véritable  coup  de  force  culturel,  Apulée  cherche  ainsi  à transformer en littérature écrite, admissible pour un public raffiné, un objet initialement vil, c’est-à- dire  les  élucubrations  d’une  vieille  ne  parlant  sans  doute  ni  latin  ni  grec.  Le  déploiement  de  tant d’efforts  rhétoriques rend donc  tout à  fait  vraisemblable que  le  récit  ayant servi  de base au texte  si élaboré d’Apulée soit un conte oral entendu de la bouche d’une personne chère.

Un mythe grec ?

Ce  conte  oral,  devenu  un  mythe  littéraire,  a  donné  lieu  à  une  masse  imposante  de  travaux philologiques et de folklore qui, dans leur grande majorité, adhèrent à la thèse selon laquelle Apulée s’est inspiré d’une source grecque. Leurs arguments sont les suivants :

    –   Apulée est un auteur latin pétri de culture grecque et platonicien ;

    –   L’héroïne porte un nom grec ;

    –   Apulée lui-même, dans les pages liminaires des                                 Métamorphoses, annonce au lecteur qu’il va lui narrer des histoires milésiennes ;

–   Il existe une iconographie grecque d’Eros et Psyché antérieure de plusieurs siècles à Apulée ;

    –   La présence de ce conte dans le folklore grec contemporain paraît importante.

Considérés  séparément,  ces  arguments  offrent  de  prime  abord  une  part  de  vérité. Néanmoins, ils

restent  fragiles du fait  qu’ils  ne  prennent  en  compte  ni  la  complexité  de  l’auteur,  ni  ses  multiples

appartenances  culturelles, ni  ses  jeux  littéraires, ni  le  folklore  nord-africain, totalement  absent  des travaux. Ces arguments ne peuvent donc résister à une analyse reprenant l’ensemble des éléments.

– Comme il a été dit, il ne fait aucun doute que c’est le nom de Psyché qui a fait la fortune du récit ; si l’auteur  avait  dotée  son  héroïne  d’un  autre  nom,  le  mythe  n’aurait  jamais  existé,  et  le  récit  serait demeuré ce qu’il était, une histoire populaire, un « conte de vieille ». Car rien n’indique qu’un mythe ait existé avant le récit Apulée : « Malgré de grands efforts déployés, on n’a jamais pu établir que la Grèce  ni  Rome  aient  connu  un  culte  de  Psyché »  (Gély : p. 14).  De  même  qu’aucune  légende  de  la mythologie traditionnelle n’attribue d’aventure amoureuse à Eros.

– La question de l’iconographie grecque antérieure à Apulée de plusieurs siècles, où l’on croit pouvoir lire des représentations  du couple d’Eros et Psyché, est loin d’être admise. Ces prétendues figurations anciennes du « couple mythique », analysées par Collignon (1877) et Reitzenstein (1930) ne font pas l’unanimité. Cette  interprétation  classique,  qui  établit  un  lien  direct  entre  le  conte  de  Psyché  et  les représentations figurées, reprise trop souvent comme allant de soi, est remise en cause par quelques auteurs, comme C. Schlam (1976) qui écrit « There is no myth of these figures preserved either in the monuments or in the tale. » (p. 40), ou J. Swahn (1955) qui se demande en quoi des représentations de petits êtres ailés qui s’embrassent peuvent représenter Eros et Psyché : « There is no reason for me to waste  words  on  the  various  groups  of  figures  which  merely  represent  winged  children  kissing  or fondling each other – to attempt to combine them to a common myth seems curious to me, but to see in them illustrations of situations in Apuleius’tale can only be called absurd  » (p. 380).  Ce dernier pense tout  de même que le mythe  devait  exister  longtemps  avant  Apulée,  et  que  les  noms  des  deux personnages principaux sont seulement un des nombreux motifs mythologiques, que l’auteur a ajoutés au conte populaire original pour le rehausser, ce qui est également la position de Scobie (1983).

Les seules études sur le thème de Psyché en Afrique du Nord sont celle de H. Basset (1920) et celle d’E. Dermenghem  (1945). Le  premier  écrit  qu’ « on  ne  retrouve  pas  le  thème  de  Psyché  chez  les peuples  orientaux  qui  sont  venus  s’établir  en  Berbérie,  celui-ci  existait  sans  doute  avant  l’époque romaine » (p. 114). Pour le second, à l’examen des versions dont il a connaissance, il n’y a aucun doute que le récit d’Apulée est un conte africain, que l’auteur  a entendu sur le lieu de sa terre natale, en

Numidie,  « Il  n’a  pas  inventé  le  conte  de  Psyché,  mais  a  pu  le  trouver  dans  la  tradition  orale populaire africaine » (43). Ce récit « est répété de nos jours aux enfants des campagnes et des villes d’Afrique du Nord par les aïeules à la longue mémoire, ou par des hommes illettrés, le soir, à la lueur rouge  du  foyer  des  cafés  maures. Apulée le Numide  en  a  transcrit  la  première  version  littéraire connue, à la fin du IIème siècle de notre ère » (41). Mais ces études ne semblent guère avoir suscité l’intérêt puisqu’elles ne sont pas prises en compte dans les travaux ultérieurs, qui, pourtant ne cessent de revenir sur le sujet depuis le 19ème siècle. Quant à la question de savoir si ce récit est un mythe ou un conte, elle a été définitivement réglée depuis qu’il a été soumis avec succès à l’analyse structurale et aux catégories du conte de V. Propp (Mantero, 1973 ; Brossard, 1978).

– Un  autre  argument avancé  par les défenseurs  d’une source  grecque  d’Apulée est que l’auteur lui- même annonce au lecteur qu’il va lui narrer des histoires milésiennes. Cet argument repose sur une interprétation  forcée  du  sens  du  prologue.  En  effet,  il  n’est  pas  absolument  évident  que  la  voix  de l’auteur Apulée se fasse entendre dans les premières phrases (I, 1). De plus, le texte indique plutôt que le locuteur va « tisser ensemble » (conseram) des « histoires variées » (uarias fabulas) « dans un langage/ style milésien connu du lecteur » (sermone isto milesio). Si l’on devait tirer argument de ce passage, ce ne pourrait donc être qu’en faveur de l’hétérogénéité des sources utilisées. De surcroît, si l’on décide de prendre au mot l’interprétation forcée du texte, il faut bien se demander ce qu’est une milésienne. D’une part, d’après Plutarque, le sujet en est scabreux, car la milésienne est une narration « érotique et lascive » qu’il est scandaleux de lire. Or, rien de moins scandaleux que le conte de Psyché, où le seul épisode sexuel est une nuit de noces traitée de façon lapidaire, avec un vocabulaire anodin (« Il fit de Psyché sa femme »). D’autre part, la forme de la milésienne « obéit à certaines règles : le récit est fait à la première personne, et il est présenté comme vrai…. Il est clair que l’histoire de Psyché peut difficilement  être  tenue  pour  une  milésienne »  (Gély : 292).  Lucius,  transformé  en  âne  parle  d’une « jolie histoire » (VI, 25 bellam fabulam), ce qui fait allusion à sa valeur morale, ainsi peut-être qu’aux péripéties  merveilleuses  et  surnaturelles.  Cette  dernière  caractéristique  du  conte  de  Psyché  montre combien ce récit, rattaché aux « histoires de vieilles » (IV, 27) par sa narratrice, est en rupture totale avec ce qu’on peut savoir de l’esprit de la milésienne, lequel se fonde plutôt sur la vraisemblance des actions et des décors familiers.

Les études de folklore

La  présence  relativement  importante  du  conte  de  Psyché  dans  le  folklore  grec  est  un  autre  des arguments de la source grecque d’Apulée.

La  monographie  de  référence  sur  ce  conte (AT  425  de  la  classification  internationale  d’Aarne  et Thompson) est celle du chercheur suédois, J.O. Swahn (1955), dans laquelle l’auteur montre  qu’un certain  sous-type  des  versions  du  folklore  mondial  peut  être  considéré  comme  la  forme  la  plus ancienne,  de  laquelle  sont  issus  les  autres  sous-types.  L’auteur  y  analyse  les  sept  motifs  du  récit  à partir d’une masse documentaire regroupant 1042 versions recensées à travers le monde. Il parvient à isoler 14 sous-types, classés de A à N à partir du motif VI (arrivée de l’héroïne chez son mari où sa belle-mère lui fait subir une série d’épreuves) dont le premier, le sous-type A, serait le plus proche de la  version  originale,  et  donc  de  celle  d’Apulée. Du  corpus  de  Swahn  se  dégage  la  répartition géographique  du  conte,  qui,  bien  que présent  en  de  nombreux  endroits  du  monde,  montre  une concentration particulière en Méditerranée orientale, avec 106 versions italiennes, 75 versions turques, 34 versions grecques. La côte sud de la Méditerranée est peu représentée avec seulement 9 versions (Algérie et Maroc). Selon l’auteur, les versions de l’Italie du Sud se rapprochent plus que les autres du récit  d’Apulée  du  fait  que  la  traduction  du  texte  latin  s’est  d’abord  faite  dans  cette  région.  Cette opinion peut s’illustrer aisément par une version de Toscane, recueillie par Pitré en 1883, où le mari dévoile son identité à l’héroïne en lui disant qu’il se nomme « Cupido », ce qui ne peut être possible qu’après la lecture du texte d’Apulée.

Mais  le  motif  capital  de  l’interdit  visuel,  qui  empêche  l’héroïne  de  voir  son  mari,  est  loin  d’être présent partout, comme le montre le tableau ci-dessous :

    L’interdit visuel est quasi-absent dans les  versions grecques, faible dans celles de l’Italie du sud et de

la  Turquie,   et  très  fortement  présent  dans  les  versions  berbères,  où  on  le  trouve   dans  près  de  la moitié du corpus.

Ces simples calculs suffiraient à prouver une plus grande proximité des versions nord-africaines avec celle d’Apulée, mais ils peuvent appeler un contre-argument pointant le nombre faible, et donc non représentatif, des  versions  berbères,  qui  ne  permettrait   pas  de  tirer  de  conclusion.  Cette  critique s’avèrerait difficile à remettre en cause si d’autres versions, publiées depuis Swahn, ne venaient non seulement multiplier ce nombre  par trois, mais encore confirmer de manière plus nette les proportions indiquées concernant les motifs les plus importants. D’ailleurs, l’auteur n’envisage  pas les versions

berbères  comme  pouvant  former  le  corpus  d’une  tradition  autonome,  au  même  titre  que  les  autres traditions qu’il a identifiées, « scandinave, slave, romane, grecque, turque  et indo-persane », mais les place sous l’aire d’influence de celles-ci. C’est ainsi qu’il conclut hâtivement à « l’hétérogénéité » des versions  berbères  du  sous-type  A,  dont  il  place  la  moitié  sous  l’aire  d’influence  romane  et  l’autre moitié, sous l’aire d’influence turque (275).

Reprenant les catégories de Swahn, G. Mégas (1971) publie une monographie du conte pour la seule Grèce.  Son  corpus  de  442  versions  acquiert  une  toute  autre  dimension  que  celle  des  34  versions grecques retenues par l’auteur suédois. Pour lui, comme pour son prédécesseur, les 9 versions berbères font pâle figure au regard des autres régions de la Méditerranée ; il ne les prend donc pas en compte dans  son  analyse  des  motifs,  et  ne  les  signale  que  comme  preuve  de  l’étendue  de  la  diffusion  du « mythe grec », parvenu  jusqu’en Berbérie, cela en dépit du fait que Swahn ne les situe pas dans la zone  d’influence  grecque !  Dans  son  étude  de  la  tradition  grecque,   Das  Märchen  von  Amor  und Psyche in der Griechischen volksüberlieferung (1971), et de son article « Amor und Psyche » dans la fameuse  Enzyklopädie des Märchens  (1977), G. Mégas se contente de signaler la faiblesse du corpus berbère alors que d’autres versions nord-africaines de Psyché avaient  été signalées ou publiées  depuis Swahn.  Mégas présume qu’Apulée  s’est inspiré d’un mythe grec préexistant, alors même que l’on sait  qu’il n’y a nulle  trace  d’un tel mythe.  L’argument du nombre lui permet  de  mettre  en  avant  le chiffre  impressionnant  de  442  versions  recensées  dans  l’ensemble  des  régions  et  des  îles  grecques, « du Pont-Euxin à l’Est jusqu’à la Calabre à l’Ouest », dont Swahn ignorait la plus grande partie. Il s’enthousiasme de trouver dans cette masse imposante, 89 variantes du sous-type A, (soit 20 %). Pour conforter sa thèse, il ajoute de manière gratuite que l’histoire d’Eros et Psyché remonterait à mille ans avant  Apulée,  à  l’époque  mycénienne  de  la  formation  des  mythes.  Selon  lui,  les  109  variantes italiennes de  Swahn  ne viendraient pas d’une influence culturelle du Sud  de l’Italie et de la Sicile, mais remonteraient à l’influence culturelle grecque jusqu’à l’époque de la Magna Graecia. De même, si S. Thompson pense qu’Apulée a publié un conte populaire italien, cela serait loin d’être certain pour Mégas (203), alors même que Swahn pointe la fragilité de la source grecque, réduite souvent au seul motif de l’oracle de Milet (377), lequel, selon nous, n’est qu’un jeu littéraire permettant à l’auteur (lat. auctorem Milesiae) de se manifester plaisamment par son érudition en matière culturelle.

Pour ce qui est du motif capital de l’interdit visuel, dont on sait depuis Swahn qu’il fait défaut dans la tradition grecque (374), le corpus de Mégas en recense 23, (soit 5 %), mais ce nombre se réduit à 4 dans les variantes du sous-type A. En outre, ce motif y prend une forme éloignée de celle d’Apulée puisqu’on  fait  boire  un  somnifère  à  l’héroïne  (90 ; 105).  En  réalité,  la  forme  de  ce  motif  en  Grèce porte  principalement  sur  l’interdit  de  « commérage »  (101  occurrences,  soit  près  de  23  %  des  cas), autrement dit, l’héroïne ne doit pas révéler au dehors le secret de l’enchantement de son mari, le plus souvent  ni  à  sa  mère  ni  à  ses  sœurs.  Le  corpus  grec  de  Mégas  n’apporte  donc  pas  de  modification sensible  à  la  proportion  obtenue  d’après  le  corpus  restreint  de  Swahn  (4,5  %  au  lieu  de  3  %).  De surcroît,  le motif y prend des aspects variés. Dans ces cas, l’héroïne  est au fait de l’enchantement de son mari (par exemple, il a été ensorcelé ou bien elle façonne un gâteau qui devient un jeune homme) mais doit seulement se garder de le révéler à l’extérieur. Ainsi, le secret existe, mais il n’a pas une valeur comparable à celle qu’Apulée lui prête dans son récit, où il est le ressort dramatique central et où c’est Psyché elle-même qui doit demeurer dans l’ignorance de l’identité de son mari. D’ailleurs, dès l’Ecole finnoise (1928) la recherche folkloriste, en intitulant le conte de Psyché, « The search for the Lost Husband »,  l’a curieusement amputé de sa première partie, qu’elle a relégué au second plan, au profit de la seconde, c’est-à-dire celle où l’héroïne part à la recherche de l’époux qu’elle vient de perdre par sa faute. En conséquence, on fait moins de cas des motifs introductifs ainsi que du fait que l’héroïne  puisse ou  non  voir  son  mari  surnaturel.  Dans  nombre  des  versions  extra-africaines,  elle connaît  au  moins  son  identité  enchantée  puisqu’elle  le  voit  parfois  en  plein  jour  dans  sa  forme animale, et/ou est avertie par lui-même de son propre enchantement. Le choix de la classification à partir des conséquences de la faute n’a jamais été remis en cause et l’on persiste à caractériser le récit d’Apulée par les seules épreuves infligées à l’héroïne. Ces épreuves ne sont  pourtant pas spécifiques au conte AT425 puisqu’on les rencontre à peu près dans tous les contes initiatiques, que le héros soit féminin  ou  masculin.  Même  si  les  conséquences  sont  les  mêmes  (perte  de  l’époux  et  quête  avec épreuves pour le retrouver), nous sommes loin de la problématique d’Apulée chez qui les dialogues nocturnes, entre l’héroïne et son mari mystérieux, occupent une bonne partie du récit, dont le contenu tourne presque exclusivement autour du caractère absolu et rédhibitoire de l’interdit visuel, qui, s’il est enfreint,  la  conduira  à  sa  perte  définitive.  De  surcroît,  la  situation  décrite  par  Apulée  ne  peut  que susciter la curiosité de son épouse, un thème qui lui est cher, et qui occupe non seulement une place

centrale  tout  au  long  des  Métamorphoses, mais  aussi  dans  l’ensemble  de  son  œuvre  (Labhardt ; Lancel ; Schlam).

Dès 1930, le conte kabyle « Sohn des Teriel », « le fils de l’ogresse », avait provoqué la surprise chez le  philologue  allemand,  O. Weinreich,  tombé  par  hasard  sur  le  texte  de  Frobenius ;  ce  récit  suscite chez lui un intérêt tel qu’il s’empresse d’en communiquer une analyse aux cercles philologiques. Pour des raisons idéologiques évidentes liées au nazisme, les folkloristes n’ont malheureusement pas repris son commentaire, en dehors d’une simple mention par G. Mégas dans une note (1971, note 2 : 114). Weinreich fait d’emblée le constat de l’origine géographique commune au récit d’Apulée et au conte kabyle recueilli par Frobenius. Il regrette seulement que ce dernier n’ait pas précisé si l’endroit de la Kabylie  où  ce  conte  lui  a  été  livré  est  proche  de  Madaure,  patrie  de l’auteur latin. Sa  réflexion suggère  trois  hypothèses  concernant  la  transmission  du  récit :  la  première  ferait  découler  la  version kabyle  du  texte  littéraire,  comme  c’est  le  cas,  selon  lui,  des  versions  italiennes  et  scandinaves  ;  la seconde  envisagerait qu’une des formes antiques « pure » se soit conservée sur la terre des anciens Numides, et aurait évolué peu à peu jusqu’à donner la forme kabyle actuelle, après avoir accompli les adaptations  nécessaires ;  enfin,  la  troisième  verrait  dans  la  version  kabyle  un  emprunt  à  une  forme italienne issue du texte littéraire, mais cette dernière hypothèse, selon lui, est à rejeter. Que les travaux sur  Cupidon  et  Psyché,  comme  par  exemple  celui  de  Tegethoff  (1922)  n’évoquent  pas  la  version kabyle, ne  l’étonnent  guère,  et  ce  n’est  pas  sans  humour  qu’il  pointe  les  raisons  de  cette  absence, sachant  que  « personne  ne  voudra  admettre  que  la  fable  ait  appartenu  au  pays  natal d’Apulée».  Il constate que « la version kabyle répond à des éléments cruciaux du récit antique : la voix venant de la terre correspond à l’oracle d’Apulée, l’ogresse, à Vénus, avec sa cruauté et son hostilité à l’encontre de  la  jeune  fille »  (89). Les  similitudes  lui  paraissent  si  fortes,  dans  les  motifs  narratifs  principaux, qu’il envisage un rapport étroit avec le texte latin, lequel, une fois débarrassé de tout l’appareil des dieux  de  l’antiquité,  conserve  une  forme  fondamentale,  nettement  fabuleuse  et  nourrie  de  couleur locale.

Inventaire des motifs et des personnages du récit d’Apulée, mis en parallèle avec quelques exemples de récits berbères (ces tableaux sont visibles dans le fichier PDF téléchargeable en fin d’article)

Le premier tableau montre l’importance du thème de la curiosité chez l’héroïne. Ce trait est d’ailleurs explicitement  exprimé dans  plusieurs versions  berbères  où  sa belle-mère, tout comme le  fait Vénus dans le récit d’Apulée, lui reproche explicitement sa curiosité, « Petite curieuse !» lui dit-t-elle dans « Bourgeon d’Or (49 ; 126) ; « N’écoute pas la vaine curiosité de tes sœurs » dit le mari à l’héroïne de « Caftan d’Amour » (230).

Ces  dernières  années,  plusieurs  recueils  de  contes  d’Afrique  du  nord  contenant  le  conte  de  Psyché

viennent  étoffer  le  corpus  de  Swahn,  le  multipliant  par  trois.  Même  si  le  chiffre  d’une  trentaine  de versions dont une bonne part très riche en traits apuléens, constitue aujourd’hui un corpus honorable dont il est possible de dégager une vraie tradition (E. et N. Plantade), il peut paraître encore insuffisant  pour  pouvoir  soutenir  la  comparaison  avec  celui  de  la  Grèce.  Néanmoins,  on  ne  peut s’arrêter à cette simple comparaison statistique, laquelle ne tient pas compte du fait essentiel pouvant expliquer l’ampleur de cet écart. L’absence de tradition de collecte et d’étude du folklore en Afrique du nord est la véritable explication de cet état de fait. Cette région du monde, qui ne s’intéresse guère à son patrimoine populaire, ne peut évidemment prétendre rivaliser avec les atouts de la Grèce, dont le Centre  de  Recherches  Néo-helléniques  d’Athènes  lui  permet  de  constituer  une  banque  de  données quasi-exhaustive, fournie par des collectes systématiques sur l’ensemble de son territoire, ainsi que la publication  régulière  de  L’Annuaire  des  Archives  de  l’Académie  d’Athènes  ;  l’ensemble  de  l’école laographique  compte  aujourd’hui   plusieurs  laboratoires  et  chaires  universitaires.  Au  regard  de  ces énormes possibilités, comment les collectes nord-africaines d’individus isolés, effectuées au hasard, et

sans  réelle  méthode  ni  moyens,  pourraient-elles  rivaliser  avec  une  telle  masse  documentaire  ?

Cependant, le constat de ce lourd handicap ne remet pas en cause la présomption, et même la certitude, de l’existence d’un grand nombre d’AT 425 berbères. Sans aller jusqu’à tenir le même propos qu’ E. Dermenghem lorsqu’il écrivait en 1926, pour la ville de Fès où il enquête, que « Ce conte, tous les Fasis le connaissent, j’en ai fait expressément l’expérience» (241), il ne fait aucun doute qu’un travail de  collecte  systématique,  sur  le  vaste  territoire  de  l’Afrique  du  Nord  aboutirait  à  un  corpus  très conséquent.

Au  poids du  folklore,  il  faut ajouter la proximité,  parfois saisissante,  de  certaines versions  berbères avec le texte latin, jusque dans les détails les plus improbables. Il en est ainsi de plusieurs motifs : le tri des graines avec l’aide de la fourmi ; l’aide du roseau, de la tour, ainsi que d’autres détails, dont la présence dans le récit d’Apulée ne peut, en aucun cas, être considérée comme le fruit du hasard.

Le motif du tri des graines (VI, 10)

Le  tri  des  graines  mélangées,  baptisé   « la  tâche  de  Psyché »  par  les  folkloristes,  ne  consiste  pas  à séparer le bon grain de l’ivraie, comme le pensait Frazer, mais à séparer, selon leur espèce, des graines qui  toutes  sont  bonnes  (Belmont,  1991).  Ce  motif,  qui  est  la  première  des  tâches  impossibles  que Psyché doit accomplir, est répandu dans le folklore universel des contes initiatiques, mais s’avère peu fréquent dans le type AT425. Swahn en recense seulement 3 pour l’Italie (1 à Naples, 1 à Capri, 1 dans les Abruzzes), et Mégas, 4 pour la Grèce. Lorsqu’on ajoute à cette tâche le trait  de l’aide des fourmis, ces chiffres tombent de moitié, ou deviennent nuls, à tel enseigne que Swahn, après avoir envisagé ce motif comme le prototype des tâches impossibles, finit par conclure à un thème inventé par Apulée (375).

Le constat est bien différent lorsqu’on se penche sur les  données de l’Afrique du Nord,  où ce motif prend  un  aspect  d’une  toute  autre  envergure,  tant  dans  les  contes  que  dans  les  représentations élaborées à son sujet. Nombre de récits mythologiques et de rites montrent, à l’évidence, l’intérêt porté aux qualités remarquables de la fourmi, qu’on fait remonter à l’origine du monde.  Un mythe kabyle de  création  raconte  en  effet  que  la  fourmi  a  été  la  première  à  accomplir  la  tâche  de  séparation  des céréales par espèce, et à apprendre aux hommes à les cultiver pour  en faire de la farine (Frobenius I  : conte 2, p 33). Une autre légende étiologique explique pourquoi il est interdit de maltraiter cet insecte après  qu’une  colonie  de   fourmis  a  retrouvé  la  seule  aiguille  de  Meriem  (Marie),  que  celle-ci  avait perdue dans la paille ; depuis cet évènement, les fourmis se trouvent sous la protection de son fils, le prophète Aïssa-Jésus (Choisnet : 348). Les hommes lui doivent encore de nombreux enseignements, parmi lesquels celui de la médecine (Frobenius, I : 20). Du fait qu’elle appartient à la fois au monde souterrain et au monde terrestre, il est fait appel à elle dans des circonstances en rapport avec la mort ; c’est elle qui se charge d’apaiser la victime de mort violente, en recouvrant avec de la terre son sang répandu, et de diminuer l’« anzaâ », qui s’en échappe, interprété comme le cri réclamant vengeance (Savignac : note  58,  p 193). Il  lui revient également  (comme  au vautour  et  à l’aigle) d’exécuter  les sentences de mort et de nettoyer les chairs du condamné lorsque celui-ci est jeté dans une fourmilière pour  être  décharné vivant (Frobenius,  IV :  conte  44,  p  43). Du  côté  des  rites  et  des  pratiques,  les domaines où elle intervient touchent aux besoins fondamentaux, dont la fonction nourricière. Les liens qu’elle entretient avec la lactation ont bien été identifiés au Maroc (Tafilalt) où l’on pense qu’elle peut transférer vers  sa fourmilière,  le lait  maternel  des nouvelles accouchées  (Gélard). En Kabylie, c’est aux fourmis qu’on demande de stimuler la poussée mammaire de la fillette, dont la puberté tarde à se manifester, en mordillant sa poitrine. Dans un autre registre, une énigme demandant à laquelle, parmi les créatures qui ne parlent pas, le Prophète a-t-il parlé, se résout par la réponse «La fourmi !» (Anti- Atlas marocain) ; dans une fable kabyle, la fourmi sait se montrer reconnaissante envers la colombe qui  l’a  sauvée  de  la  noyade,  en  mordant  le  chasseur  qui  prenait  celle-ci  pour  cible.  En  certaines circonstances, les insectes, notamment les fourmis, sont associés à la vie des hommes ; ils partagent avec  eux  le  dîner  du  Printemps,  imensi  n  ibâac,  « le  dîner  des  insectes »  (Allioui).  Une  légende touarègue du Niger rapporte les mêmes croyances et pratiques, où hommes et fourmis entretiennent des  rapports  de  concorde  grâce  à  un  pacte  qu’ils  ont  passé  ensemble ;  ces  insectes  sont  considérés comme des « génies » qui, à leur mort, se transforment en serpents. Tous ces éléments attribuent à la fourmi des fonctions fondamentales qui font d’elle un animal de première importance.

Le motif des brebis méchantes (VI, 11-12)

Pour sa seconde tâche, Psyché reçoit l’ordre de Vénus de rapporter un peu de laine d’or prise sur le dos de terribles brebis. Grâce aux conseils du roseau, elle accomplit sa tâche aisément. Quelle peut être ici la source d’Apulée, qui nous présente des brebis libres de paître, sans présence de berger, dont la  toison  est  couleur  d’or,  qui  deviennent  dangereuses  lorsqu’il  fait  chaud,  et  se  calment  à  la fraîcheur ? La référence à la toison d’or de la mythologie grecque, que Jason doit rapporter à son oncle Pélias, vient immédiatement à l’esprit, mais cette toison ne se trouve ni sur le dos de brebis cornues, ni sur celui de brebis à l’humeur changeante. Le sens que pourrait revêtir le trait curieux des bêtes qui paissent sans gardien, et dont l’agressivité augmente  sous l’effet de la chaleur solaire, pourrait trouver un  début  de  réponse  si  on  recourt  aux  faits  ethnologiques  berbères.  En  effet,  pour  expliquer  le changement  de  comportement  des  bêtes  au  moment  le  plus  chaud  de  la  journée,  on  a  recours  à  la

légende  étiologique  de  « tikkuk »  qui  se  raconte  dans  les  campagnes  kabyles  et  marocaines.  Cette légende, accompagnée du rite qui lui est associé, explique l’origine du changement annuel du cycle du pâturage au retour de la chaleur. Les bœufs paissant paisiblement jusqu’au moment où le soleil atteint son  zénith,  se  mettent  subitement  à  courir  en  tous  sens,  avec  une  agressivité  soudaine,  deviennent incontrôlables, se répandent dans les villages, mais se calment lorsque le soleil décline. Par ailleurs, on

raconte que le long du fleuve Sebou (Maroc), vit un couple de génies qui étranglent les hommes et les chevaux,  et  deviennent  encore  plus  méchants  à  l’approche  du  solstice  d’été.  Le  comportement d’animaux  domestiques  tels  que  les  bœufs,  dont  la  nature  placide  change  du   tout  au  tout  sous l’influence de l’activité solaire, relève d’une origine très archaïque dont le sens mériterait d’être mieux interrogé. Comme les génies du fleuve Sebou, les brebis d’Apulée paissent au bord d’un fleuve ; rien n’interdit donc de penser qu’en travestissant les bœufs berbères en brebis cornues, l’auteur ait pu créer un motif personnel.

Le motif du roseau (VI, 12)

Dans le récit d’Apulée, le roseau qui aide Psyché dans sa seconde épreuve y joue le rôle d’auxiliaire, énonciateur de l’oracle salvateur. Le caractère sacré de ce végétal aux multiples qualités s’illustre dans de  nombreuses  occasions  en  Afrique  du  nord.  Outre  ses  fonctions  techniques  de  construction,   de protection des doigts des moissonneurs contre les coupures des céréales, de délimitation de l’espace,

d’enclos,  de  mesure  (mesure  de  l’eau ;  mesure  du  nourrisson,  mesure  du  corps  du  défunt  avant  le creusement de sa tombe), le roseau est investi d’un pouvoir protecteur des récoltes et de la virginité des jeunes filles (Gélard). Il représente « l’âme » du métier à tisser en tant que tige mobile ouvrant les deux  séries  des  fils  de  la  chaîne.   Son  importance  indéniable  dans  les  contes  l’associe  à  des phénomènes mythologiques. Il retient prisonnier le diable, qui joue le rôle d’un personnage secourable (Frobenius, II : conte 24) ; dans un autre conte, après que le sang de la sœur du héros est tombé sur un roseau,  celui-ci  devient  énorme  jusqu’à  envahir  le  village.  Les  habitants  le  coupent,  le  laissant  pas

plus gros qu’un fil, mais le lendemain ils le retrouvent aussi gros que la veille (Rivière : conte 5). Dans ces deux cas, le roseau se montre capable de régénération ; ailleurs encore,  il constitue l’abri pour la précieuse moelle de la mère devant nourrir ses enfants après sa mort. (Mammeri : « Aubépin »). Plante de l’eau, il joue un rôle primordial dans les rites de pluie, où il sert à façonner le corps de la «  mariée d’Anzar », offerte en sacrifice pour l’obtention de la pluie en cas de sécheresse. Dans le Tafilalet (sud du Maroc), on prie la pluie avec un drapeau fait d’un roseau auquel est accrochée une étoffe blanche, lequel  étendard  sert  aussi  pour  les  mariages,  les  circoncisions,  et  les  moissons.  Dans  le  registre symbolique de la fertilité, le roseau fendu en deux sert à couper le cordon ombilical (Gélard). Dans un conte  chleuh  de  Tanalt  (Anti-Atlas  marocain),  les  habitants  d’un  village  asséché  depuis  plusieurs années, remplissent d’eau un roseau et demandent à un oiseau de le porter à Dieu. A l’instant même, le

tonnerre  se  met  à  gronder,  une  pluie  violente  se  déverse,  et  des  éclairs  foudroient  une  falaise  qui ensevelit la totalité du village (Podeur : conte 15). Il faut comprendre ici que le geste d’offense envers Dieu (se moquer de lui en lui faisant porter de l’eau) aboutit au résultat inverse de celui qu’on attend lorsque le rituel est respecté. C’est pourquoi, au lieu de donner la bonne pluie nécessaire aux cultures, Dieu déchaîne la  mauvaise, la pluie destructrice des hommes et de leurs productions. En réalité, la tige du roseau doit être sèche lorsqu’elle est envoyée à Dieu afin qu’elle revienne aux hommes, verte et  pleine  d’eau. C’est  ainsi  que  chez  les  Touaregs  de  l’Ahaggar,  la  prière  de  demande  de  pluie s’achève  par  le  jet  de  cette  tige  en  direction  de  la  lune  à  son commencement  (de  Foucauld  et Calassanti-Motylinski,  1984 :  texte  173).  Dans  les  oasis  du  Souf  (Sahara  algérien),   le  roseau  est l’instrument de la « sorcière », avec lequel elle capte les rayons lunaires (Scelles-Millié, 1963). Dans le texte d’Apulée, la cabane qui sert d’abri au veilleur de nuit de la caverne des brigands, possède une toiture  de  roseaux  (IV,  6).  Les  deux  fonctions  nord-africaines  (technique  et  rituelle)  attribuées  au roseau se retrouvent donc chez l’auteur latin. Enfin, on ne peut rester sans évoquer la flûte de roseau qui peut trouver un parallèle avec le roseau d’Apulée,  duquel sort «  une musique mélodieuse ». Si on considère qu’Apulée avait la connaissance des croyances africaines de son époque, il devait savoir que

le  roseau  parle,  chante,  transmet  les  messages  aux  divinités,  c’est  pourquoi  il  est  le  seul  auteur classique à l’avoir divinisé dans son texte.

Le motif de la tour (VI, 17)

La  quatrième  et  dernière  épreuve  finit  d’accabler  Psyché.  Celle-ci,  qui  doit  rejoindre  les  Enfers,  se dirige vers une haute tour isolée, avec l’idée de se précipiter du sommet et d’en finir avec la vie. Cette

tour  paraît  habituelle  dans  le  paysage,  et  joue  le  rôle  d’un  personnage  secourable,  qui  indique  à l’héroïne comment triompher de sa terrible épreuve. Dans un conte initiatique des Aït Touzine  (Nord- Est du Maroc), un vieillard nommé « Vieillard de la Tour », demeure assis au pied d’une très haute tour isolée, et guide le héros dans sa quête. Cette tour, isolée dans le paysage, n’est pas sans évoquer les   mausolées-tours  qui  jalonnent  l’Afrique  du  nord  jusque  dans  le  Sahara  depuis  les  royaumes numides  (J.P. Laporte et F. Kherbouche, 2010).  Ces mausolées,  élevés  par  des familles de notables locaux à leurs ancêtres, permettaient à ces derniers d’y vivre leur immortalité, en gardant un lien avec leurs  descendants.  A  cet  égard,  le  mausolée  des  Flavii, à  Kasserine,  dans  l’Est  de  la  Tunisie,  sur lequel est gravé un long poème, en est un des exemples ; il pourrait dater du IIème ou IIIème siècle, selon  les  auteurs.  Le  lien  conservé  avec  la  descendance  s’illustre  dans  le  rite  de  l’incubation,  qui consiste  à  dormir  sur  le  tombeau  pour  y  recevoir  des  rêves,  inspirés  par  le  défunt.  Il  devient  ainsi

compréhensible  que  la  tour  d’Apulée  puisse  connaître  les  Enfers,  tout  en  étant  dotée  d’une  qualité comme celle de la compassion. Si en Grèce ancienne, l’incubation avait lieu dans le  necromanteion dédié  à  cet  effet,  en  Afrique  du  nord,  les  tombeaux  remplissaient  cette  fonction  depuis  une  haute antiquité. Le  continuum  historique de ces pratiques  se poursuit avec les nuits d’incubation, passées dans  les  sanctuaires  des  saints  et  marabouts  locaux.  Incubation  et  nécromancie,  témoignent  de  la puissance de la parole des morts et des ancêtres, détenteurs des connaissances du monde invisible.

Allusions africaines

S’ajoutent  aux  motifs  caractéristiques  des  tâches  impossibles,   d’autres  traits  utilisés  dans  le  récit d’Apulée,  qui  sont  demeurés  inexpliqués  ou  totalement  inaperçus.  Ces  détails,  qu’on  peut  relever seulement  dans  les  versions  berbères  leur  correspondent  point  par  point,  et  lèvent  définitivement  le doute quant au recours de l’auteur à des données proprement africaines :

    –   le moyen utilisé par Psyché pour dissimuler la lumière à son mari  « en recouvrant la lampe

        avec une  marmite » (V,  20)  est  présent  dans  « L’oiseau  de  l’orage »  (T.  Amrouche,  1971 :

        229).

    –   Le  moyen  pour  l’héroïne  de  reconnaitre  le  sommeil  profond  de  son  mari  en  écoutant  la « régularité de sa respiration » (V, 20) est présent dans « Le fils de l’ogresse » (Frobenius, II,

        1996 : 338).

    –   Vénus se  gratte  l’oreille  droite (VI,  9) :  ce  geste  énigmatique  du  point  de  vue  des philologues,  n’existe  nulle  part  dans  le  folklore  mondial.  S’attachant  donc  au  seul  texte d’Apulée,  ils  lui  trouvent  des  rapprochements  possibles  avec  celui  de  « se  gratter  la  tête derrière l’oreille », en signe de deuil ou de colère, ou encore avec celui que les professeurs de rhétorique interdisaient à leurs élèves. Ces rapprochements ténus n’ont pas grand-chose à voir avec  le  geste  de « se  gratter  l’oreille »,  utilisé  dans  le  contexte  d’Apulée.  On  pourrait également  trouver  en  Afrique  du  nord,  une  grande  variété  de  ces  gestes  en  rapport  avec l’oreille,  dont  celui  d’Apulée  pourrait  faire  partie.  Mais  il  n’y  a  plus  lieu,  désormais,  de chercher aussi loin car la réponse se trouve dans le conte kabyle «  Bourgeon d’or » publié par  Y.  Allioui  (2002).  Ce  geste  y  est  restitué  dans  sa  pureté  originelle,  qui  est  de  se  gratter l’oreille,  (et  non  « la  tête  derrière  l’oreille »),  et  accompli  dans  un  contexte  d’affliction, puisqu’il est attribué à l’héroïne, à chaque fois que celle-ci est accablée devant une nouvelle tâche  impossible. En  outre,  le  participe  ascalpens est  un  hapax,  un  néologisme  créé  par Apulée à partir du verbe scalpo, is, ere. Il est possible que cette innovation lexicale de l’auteur latin soit due à la volonté de donner une description technique à une pratique locale comme très spécifique, et originale.

    –   La fontaine du Styx est gardée par un terrible dragon (VI, 15) : les fontaines de la tradition berbère  sont  gardées par une hydre à  sept têtes. C’est  là  une idée  qui  a pu  inspirer l’auteur pour accentuer le caractère impossible de la troisième tâche de Psyché. La référence à l’hydre de Lerne de la mythologie classique n’est pas à exclure mais paraît moins pertinente car elle ne garde pas de fontaine.

Enfin, un dernier détail, qu’on ne retrouve  nulle part ailleurs en dehors du récit d’Apulée, a fait couler beaucoup  d’encre.   Il  s’agit  d’un  geste  qui  apparait  dès  le  début  du  récit  (IV,  28),  et  qui  exprime l’adoration que des foules entières exécutent devant la beauté extraordinaire de Psyché. Ce geste est décrit avec  une  grande  précision de détails,  comme  si l’auteur avait cherché à produire  l’effet  d’un arrêt sur image, afin de fixer l’impact visuel chez le lecteur : « et ils portaient leur main droite à leur bouche,  l’index  reposant sur  le pouce  érigé, tout  à fait comme  s’ils étaient  en train d’adorer  Vénus elle-même au cours de pieux rituels » (et admouentes oribus suis dexteram priore digito in erectum pollicem residente, ut ipsam prorsus deam Venerem <uenerabantur> religiosis adorationibus). Cette description minutieuse d’un geste, qui échappe aux connaissances philologiques, continue de donner du fil à retordre, et de susciter des débats conjecturaux sans fin (Zimmerman : 43-4). Car un double problème se pose. D’une part, le problème linguistique de savoir de quels doigts il s’agit, puisque la locution  latine priore digito peut  désigner  « le bout  des  doigts »,  pas  uniquement  « l’index »  (« le premier  doigt »),  comme  on  traduit  généralement.  D’autre part,  le  geste  présente  une  difficulté d’interprétation,  certains y voyant une pratique religieuse issue d’un autre contexte que l’aire grecque, dans  la  mesure  où  la  littérature  gréco-latine  ne  le  connaît  pas  autrement  que  par  Apulée,  d’autres supputant qu’il pourrait s’agir d’une pratique d’origine rhétorique. Une fois de plus, l’ethnologie peut apporter son concours à l’élucidation philologique. Il suffit en effet d’observer les gestes exécutés par les femmes d’Afrique du nord, lorsqu’elles se rendent en pèlerinage à leurs saints locaux. Après avoir touché,  de leur main droite, l’étoffe qui recouvre le cénotaphe, elles la portent à leur bouche avec la même dévotion et la même exactitude de la position des doigts que celle décrite par l’auteur latin. On comprend que ce geste, conservé également dans les salutations féminines, demeure inintelligible pour les savants, lesquels continuent de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser l’auteur latin à lui porter un si grand soin.

Au regard de toutes ces références africaines, tant du point de vue du récit de Psyché lui-même que des  idées  africaines  qui  ont  pu  inspirer  Apulée,  il  y  a  lieu  de  penser  que  l’auteur  latin  a  puisé abondamment  dans  sa  Numidie  natale,  à  commencer  par  le  conte  lui-même,  dont  il  a  fait, paradoxalement, un des trésors de la culture antique.

    Dès  l’antiquité,  la  présence  du  récit  de  Psyché  dans  la  texture  des  Métamorphoses  a  joué  un  rôle capital dans la réception et la transmission du célèbre roman d’Apulée, qui n’aurait probablement pas survécu  en  Europe sans  cela.  Auréolé  d’un  platonisme vague,  plus  décent que  d’autres épisodes,  le récit de Psyché  a suscité la fascination de nombreux lettrés, écrivains et artistes appartenant au monde chrétien,  cela  à  différentes  époques.  Le  statut  privilégié  de  ce  récit  enchâssé  a  conduit  des  lecteurs érudits, comme Perrault au XVII° siècle, Herder et Goethe à la charnière des XVIII° et XIX° siècles, à reconnaître en lui un chef d’œuvre de la littérature populaire orale. Cette interprétation nouvelle du

récit  comme  conte  a  été  rendue  possible  parce  qu’on  a  désormais  porté  attention  au  contexte  de  la

narration,  à  savoir  le  décor  (« la  grotte »)  et  l’identité  de  la  narratrice  (« la  petite  vieille »),  plus seulement  au  contenu  culturel,  et  aux  références  philosophiques.  Au  XX°  siècle,  les  recherches

formalistes  sur  la  « morphologie  du  conte »,  c’est-à-dire  sur  l’enchaînement  des  motifs  narratifs  ont achevé de montrer qu’Apulée a respecté la structure d’un conte oral, bien qu’il ait introduit quantité d’éléments tirés de la «culture légitime» gréco-latine, notamment de la poésie épique. Se pose alors la question de savoir où Apulée a pu « transcrire » (VI, 25) ce conte. Les voyages de l’auteur tout autour de  la  Méditerranée  ne  facilitent  pas  une  réponse  rapide,  car  l’amplitude  du  champ  de  recherche  est énorme, et le niveau de la collecte folklorique dans chaque région concernée est très inégal.

Malgré  cela,  les  efforts  de  la  recherche  ont  privilégié  l’aire  grecque,  pour  deux  raisons  culturelles évidentes : l’habitude que les savants européens ont prise de chercher les sources les plus « légitimes »

de  leur  culture  chez  les  Grecs,  depuis  la  Renaissance,  et  le  mépris  pour  les  cultures  du  sud  de  la

Méditerranée,  largement  répandu  à  l’époque  coloniale.  S’ajoute  à  cela  qu’Apulée  a  favorisé  ce malentendu  en  se  vantant  d’un  hellénisme  dont  il  était  fier.  Pourtant,  les  indices  d’hellénisme généralement  invoqués  pour  supputer  une  source  grecque  (écrite  ou  orale)  au  récit  de  Psyché  se révèlent bien fragiles. Le nom grec de l’héroïne prouve seulement qu’Apulée  a voulu faire allusion à la  philosophie  platonicienne.  Et  comme  les  mythographes  grecs  ne  racontent  nulle  part  l’histoire d’Apulée,  on  a  extrapolé  une  rencontre  d’Éros  et  Psyché,  dans  l’iconographie  antique.  Mais  rien n’atteste d’un « mythe » impliquant les deux protagonistes avant Apulée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le mythographe chrétien Fulgence a pris la peine de résumer cette histoire en l’attribuant à Apulée.  Arguer  que le  récit de Psyché  est une  « histoire  milésienne »  ne pèse  guère non plus, car  le conte ne correspond aucunement à ce qu’on peut savoir de ce « genre ». On a également tiré argument de la mention de l’oracle de Milet, au milieu du conte. Mais l’insertion de vers latins à cet endroit, ainsi que la référence « méta-textuelle » à « l’auteur de la milésienne » (c’est-à-dire Apulée lui-même) indiquent surtout qu’il s’agit d’un jeu par lequel Apulée met en valeur sa virtuosité culturelle, et ne prouvent rien quant à l’origine du corps du récit. Indépendamment de ces prétendus indices internes, on a cherché à rapprocher le récit de Psyché des contes collectés sur la rive septentrionale de la Méditerranée. La classification d’Aarne et Thompson fournit  les  cadres  qui  ont  prévalu  pour  la  comparaison  du  conte  d’Apulée   avec  le  corpus  de  ces contes.  Mais,  la  comparaison  a  négligé  la  partie  la  plus  spécifique  du  conte  d’Apulée  (celle  où l’héroïne demeure dans la méconnaissance de son époux mystérieux dont elle accepte de ne connaitre que la voix, puis est châtiée pour sa curiosité)  en insistant surtout sur la seconde partie du récit où Psyché  part  en  quête  de  son  époux,  perdu  par  sa  faute.  Or,  cette  dernière  partie  paraît  la  plus universelle,  donc  la  moins  susceptible  de  faire  repérer  une  aire géographique  précise.  Aussi  les analogies dégagées sur cette base doivent-elles faire l’objet d’un examen critique.

C’est sur ces bases méthodologiques discutables, que Mégas a localisé l’origine du conte de Psyché dans l’aire grecque. Sa démonstration repose en premier lieu, sur un usage excessif de la statistique, au détriment d’une  argumentation  proprement  philologique  et  qualitative,  et,  en  second  lieu  sur la négligence des sources de la rive méridionale, pourtant signalées par O. Weinreich. Cette ignorance délibérée est d’autant plus facile qu’il existe une grande asymétrie des collectes folkloriques d’une rive à l’autre de la Méditerranée.

Cependant, si l’on examine de manière plus objective le corpus des contes d’Afrique du nord, les convergences avec le texte d’Apulée s’avèrent infiniment plus nettes et plus constantes, que dans le cas  de  la  Grèce. Les  contes  évoquant  « l’épouse  curieuse  et  le  mari  mystérieux »,  c’est-à-dire  la thématique de la première partie du récit de Psyché, pèsent beaucoup dans le corpus africain. De plus,

les  tableaux  récapitulatifs,  qui  sont  présentés  dans  le  corps  du  présent  article,  attestent  qu’il  existe plusieurs contes d’Afrique du nord dont la structure suit les mêmes développements que le récit de Psyché.  Enfin, on observe aussi des analogies dans certains motifs narratifs. Du fait que le récit de Psyché  contient  des  allusions  à  des  croyances  et  des  pratiques  berbères  repérées  par  l’ethnologie, amène à rejeter définitivement l’idée que ces contes d’Afrique du nord soient inspirés d’une tradition savante dérivée d’Apulée.  C’est pourquoi, on peut désormais affirmer, avec les réserves qu’impose  la sous-exploration  du  corpus  folklorique  d’Afrique  du  nord  et  la  disparition  d’une  grande  partie  des sources  antiques,  qu’Apulée   s’est  vraisemblablement  inspiré  d’un  conte  qu’il  a  entendu  dans  cette région. On  peut  même  imaginer  qu’il  l’ait  entendu  dans  son  enfance,  passée  à  Madaure,  une  ville située à la frontière entre l’espace numide et le monde gétule. En effet, quoiqu’il ait dépensé beaucoup d’énergie à se faire reconnaître comme un représentant bilingue de la plus haute culture globalisée de l’époque, la culture grecque, Apulée  n’a jamais renié sa « petite patrie », qui lui a, d’ailleurs, élevé une

statue : « je ne vois pas, écrit-il, pourquoi je devrais en avoir honte » (Apologie 24). Qu’Apulée  se sente «  demi-Numide et demi-Gétule » (ibid.) en  faisant référence à son  ascendance  familiale  (comme le prouve la mention, qui suit dans le texte, du roi Cyrus « demi-Perse et demi-Mède »), et qu’il fasse mémoire  des  rois  Syphax  et  Massinissa  (ibid.)  prouve  bien  son  attachement  affectif  et  culturel  à l’espace de l’Afrique du nord. On  peut espérer que la présente enquête contribue à désarmer le scepticisme actuel des philologues classiques à l’égard des sources folkloriques, et des données ethnologiques. Quoiqu’il advienne à cet égard, le bilan du présent travail appelle à regarder d’un œil neuf la culture des élites provinciales, notamment en Afrique du nord, en prenant en compte les reflets de la culture locale dans la « culture légitime » de l’Empire gréco-latin.

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Article destiné à la Revue des Etudes Berbères, Volume 9, INALCO, 2014.

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