par Emmanuel et Nedjima PLANTADE
Le récit de Psyché a été écrit par Apulée de Madaure, philosophe et rhéteur, originaire de l’Afrique romaine, qui a vécu au IIe siècle de l’ère chrétienne. Il raconte les aventures d’une princesse nommée Psyché, caractérisée comme curieuse, généreuse, naïve et endurante, et constitue la plus longue des histoires enchâssées qui se greffent sur la trame principale d’un roman, Les Métamorphoses ou L’Âne d’or, probablement publié dans la maturité de l’auteur (autour de 170). On a souvent rattaché ce roman au prétendu genre des « histoires milésiennes » (gr. Milesiaka, de la cité ionienne de Milet), dont on sait peu de chose, mais qui prennent apparemment la forme de récits cousus ensemble par une sorte de virtuosité narrative. Quant à lui, le récit de Psyché recouvre approximativement deux livres sur les onze de l’ouvrage, débutant en IV, 28 et finissant en VI, 24. Il n’existe aucune attestation antérieure de l’histoire qu’il raconte, ni sous forme écrite ni sous forme figurée. C’est pourquoi la question de sources éventuelles a stimulé l’imagination des folkloristes et des philologues, et hante toutes les réflexions sur le roman d’Apulée. Le présent article aborde donc ce problème en mettant en avant l’hypothèse suivante : Apulée a vraisemblablement entendu ce récit en Afrique, et non en Grèce, à Rome, ou en tout autre lieu qu’aurait visité cet insatiable curieux. Eu égard à l’origine de l’auteur, cette piste de recherche semblerait prioritaire en bonne méthode, mais des préventions méthodologiques et des préjugés culturels ont jusqu’à présent empêché de l’explorer.
Résumé du récit de Psyché
Livre IV, 28
Un roi et une reine avaient trois filles dont la cadette, nommée Psyché, était si belle que des foules entières de fidèles délaissaient les temples de Vénus et lui rendaient un culte. Mais Psyché ne reçoit aucune demande en mariage. Désespéré et pensant à une malédiction divine, son père va consulter l’oracle d’Apollon à Milet, lequel lui demande d’exposer sa fille sur un rocher escarpé pour un mariage avec un monstre qui effraie même les dieux. Une fois seule sur le rocher, Psyché sent la douce brise de Zéphyr qui la soulève au-dessus des pentes rocheuses pour la déposer très loin sur un gazon fleuri où elle s’endort.
Livre V
À son réveil, elle se rassure en voyant un palais merveilleux dans lequel elle s’enhardit. Le soir, lorsqu’elle se couche, elle entend un léger bruit, « craint pour son honneur », sent une présence
auprès d’elle, c’est son mari qui « fait d’elle sa femme », et disparaît avant le lever du jour, sans qu’elle ait eu le temps de le voir. Il en est ainsi chaque jour. Mais le temps passe et, privée de présence humaine, Psyché pleure de ne pouvoir voir ses parents et ses sœurs ; elle s’ennuie dans ce qui est devenu une prison dorée et demande à son époux mystérieux qu’elle ne voit jamais, la permission de visiter sa famille. Grâce à des « murmures amoureux » elle obtient de son mari de revoir sa famille à condition de ne jamais chercher à le voir. Le temps passe. Le mari mystérieux met en garde Psyché contre le piège, ourdi par ses sœurs, dans le but d’éveiller en elle la curiosité de voir son visage. Il lui annonce qu’elle est enceinte d’un dieu qui, si elle révèle l’identité de son mari, sera un simple mortel. Mais sur les conseils de ses sœurs jalouses de ses richesses, Psyché rompt sa promesse, en découvrant une lampe allumée qui lui offre la vision de son mari, l’Amour resplendissant, couché à ses côtés. En jouant avec une des flèches, elle se pique le doigt et devient ainsi amoureuse de l’Amour. Mais sous l’émotion de tant de beauté, elle laisse tomber de la lampe une goutte d’huile bouillante sur l’épaule droite du dieu. Cupidon, brûlé, se réveille, bondit et s’envole. Psyché a juste le temps de s’accrocher à sa jambe droite et est emportée jusqu’aux nuages pour retomber, épuisée, sur le sol. Cupidon se pose sur un cyprès et reproche à Psyché d’avoir failli à sa promesse, « je me vengerai de tes sœurs, quant à toi, je te quitte! » Et il s’envole à tir d’aile.
Psyché, livrée au désespoir, part à la recherche de son mari et parcourt de longues distances pendant qu’il se meurt dans son lit. Vénus, sa mère, est furieuse d’apprendre que son fils est amoureux d’une certaine Psyché, une mortelle.
Livre VI
Psyché poursuit inlassablement sa recherche, mais, n’ayant pu obtenir ni l’aide de Cérès ni celle de
Junon, se rend chez Vénus dans l’espoir d’y trouver son mari. Celle-ci lui fait subir de mauvais traitements et lui inflige quatre épreuves impossibles : trier des graines mélangées, recueillir de la toison d’or de brebis dangereuses, recueillir une fiole de la fontaine du Styx, rapporter des Enfers une boîte de jouvence. Psyché s’acquitte de la première tâche avec l’aide de fourmis, de la seconde avec celle d’un roseau, de la troisième avec celle d’un aigle, et de la quatrième avec celle d’une tour isolée. Mais après avoir réussi la quatrième épreuve, et bien qu’ayant été mise en garde par la tour contre cette tentation, Psyché ouvre la boîte de jouvence remise par Proserpine. Les effluves qui s’en échappent la plongent dans un sommeil de mort. Durant ce temps, Cupidon, remis de sa blessure, retrouve Psyché, la pique de sa flèche et, ce faisant, la réveille, sans manquer de lui faire remarquer que c’est sa curiosité qui l’a perdue.
Cupidon va trouver Jupiter, lequel réunit les dieux pour consacrer l’union des deux jeunes gens, fait de Psyché une déesse et légitime ainsi leur union auprès de Vénus qui accepte enfin sa bru. Le récit se termine en apothéose et Psyché déjà enceinte, mettra au monde une fille qui sera nommée Volupté.
LECTURE ALLÉGORIQUE ET TRANSMISSION DU RÉCIT
Dans l’antiquité, les fictions en prose, comme les Métamorphoses d’Apulée, ne jouissent pas d’une bonne réputation auprès des lettrés et des doctes. De fait, certains lecteurs antiques, notamment l’empereur Septime Sévère ou le savant Macrobe, se sont étonnés qu’un philosophe distingué comme Apulée ait condescendu à écrire pareilles inepties. Or, dans le cas du roman d’Apulée, il semble bien que l’on ait conservé l’intégralité du texte, alors que le Satyricon de Pétrone, datant des alentours de l’année 60, nous est parvenu très mutilé. Il y a là un paradoxe à expliquer.
Une des réponses à cette énigme réside, sans nul doute, dans la présence du récit de Psyché à l’intérieur du roman. En effet, ce conte possède une série de traits qui le rendent particulièrement apte à contenter différents publics, et diverses sensibilités de l’antiquité tardive. D’abord, il peut sembler adapté à des usages pédagogiques, pour deux raisons. Écrit dans un style raffiné, avec des emprunts ou
des allusions à toute l’histoire littéraire latine, il apparaît comme une sorte de conservatoire de la culture romaine. Ensuite, le monde des dieux olympiens y est présenté sur un mode léger et satirique, ce qui rend le récit admissible tout autant pour les lecteurs païens, qui accordent volontiers cette licence poétique à l’auteur, que pour les lecteurs philosophes ou chrétiens, qui, eux, peuvent y voir une salutaire distance à l’égard de la religion traditionnelle. Enfin, le trait du conte qui a pesé le plus lourd en faveur de la survie du roman est probablement le nom des héros.
Ainsi, en choisissant de nommer « Psyché » (gr. « l’Âme ») l’héroïne, et « Cupidon » (lat. « le Désir ») son amant et mari, Apulée suggère délibérément que ces personnages peuvent être aussi regardés comme des abstractions, et que leurs aventures ont des implications philosophiques ou mystiques. C’est à dessein qu’il nomme son héroïne ainsi : même si le nom est parfois porté par des femmes réelles, il renvoie le lecteur cultivé à la quête initiatique de l’âme, telle que Platon la raconte dans le Phèdre. En raison de la réputation de l’auteur, platonicien écouté à son époque pour sa connaissance des choses divines et surnaturelles, le lecteur de l’époque soupçonne que cette fiction, apparemment frivole, cache des vérités secrètes. C’est ce qu’on nomme la lecture allégorique du récit ; une procédure
d’interprétation déjà abondamment utilisée à l’égard des épopées d’Homère, et que Philon d’Alexandrie (Ier siècle) a pratiquée sur la Bible grecque des Septante.
À la charnière des IV° et V° siècles, l’œuvre d’Apulée est apparemment transmise en deux groupes distincts de rouleaux de papyrus. Il y a, d’une part, les textes philosophiques, en latin et en grec. De l’autre, sont rassemblés les textes « littéraires » parmi lesquels on compte les Florides, une anthologie des conférences d’Apulée, son Apologie, le discours où il se défend d’avoir pratiqué la magie pour capter un héritage, et les Métamorphoses, la fiction en prose où se trouvent narrées les aventures de Psyché. Deux lecteurs ont alors un rôle déterminant pour la survie du groupe « littéraire ». Il s’agit, d’abord, de Sallustius, un aristocrate païen, qui entreprend, en 395, de corriger le groupe « littéraire » et de l’éditer sur des livres de parchemin, assurant ainsi la survie matérielle de l’œuvre. Ensuite, St Augustin (354-430), dont le parcours intellectuel présente des analogies avec celui d’Apulée, va autoriser la lecture des œuvres de ce dernier dans tout le monde chrétien, en mentionnant leur existence sans sévérité excessive dans La Cité de Dieu, en défendant aussi la réputation de leur auteur comme platonicien.
À la fin de l’antiquité, la lecture allégorique du récit de Psyché inspire deux œuvres très différentes, qui naissent toutes deux en Afrique : autour de 470, l’encyclopédiste Martianus Capella y trouve la source de ses propres spéculations mystiques ; dans le premier quart du VIe siècle, le mythographe Fulgence le résume, et lui ajoute son interprétation allégorique adaptée au cadre chrétien. Cette double localisation africaine s’explique d’abord par l’empreinte forte qu’Apulée a laissée en cette région, mais aussi sans doute, par la tonalité initiatique du récit. C’est encore la lecture allégorique qui préside à la redécouverte du récit à la Renaissance, dans un climat favorable au platonisme chrétien. Après une période d’oubli relatif, les Métamorphoses ressurgissent en Italie, de plus en plus fréquemment à partir du XIV° siècle. Deux auteurs majeurs des Lettres italiennes, Boccace et Pétrarque, s’y réfèrent, explicitement pour le premier, qui reprend certains épisodes du roman antique dans son Décaméron
(1353), plus souterrainement pour le second. Avec les encouragements du cardinal Bessarion, les œuvres complètes d’Apulée bénéficient, dès 1469, d’une édition moderne, imprimée à Rome. Cette première édition du texte original est très vite suivie d’une traduction des Métamorphoses en toscan (1479), commandée par Hercule d’Este, prince de Ferrare, auprès de Matteo Boiardo. Dans un premier temps, la lecture du roman est confinée au milieu de l’aristocratie italienne, mais, progressivement, le goût de l’œuvre se diffuse dans toute l’Europe, où fleurissent des traductions dans différentes langues. En 1500 paraît le commentaire de l’humaniste italien Beroald, lequel donne un tour érudit à la réception de cette œuvre, en privilégiant, bien évidemment la lecture allégorique du récit des aventures de Psyché. Enfin, cette tradition de la Renaissance culmine avec l’utilisation, au XVII° siècle, du récit comme matière à spectacles scéniques, que ce soit avec la comédie Love’s Mistress de Th. Heywood (1635), celle de Calderón, Ni Amor se libra de Amor (1662), ou la réécriture de La Fontaine (1669), qui sert de base à une tragédie-ballet pour le roi Louis XIV. C’est donc bien essentiellement le récit des aventures de Psyché, qui, du fait de ses résonances allégoriques platoniciennes, a permis à une
fiction en prose (Les Métamorphoses) quelque peu sulfureuse de traverser en toute intégralité des siècles de culture chrétienne.
LE RÉCIT DE PSYCHÉ, UN CONTE
Charles Perrault, dans une préface célèbre (Griselidis, nouvelle, avec le conte de Peau d’Asne et celui des souhaits ridicules, 1695) est sans doute l’un des premiers à voir un conte populaire dans le récit de Psyché. Il annonce ainsi une floraison d’éditions séparées du récit, qui se multiplient à partir du XVIII° siècle, la plupart du temps en traduction, spécialement en France. Bien sûr, pour justifier la dignité du conte populaire, Perrault est obligé d’avoir recours à l’idée qu’il contient une « morale », ce
qui n’est rien d’autre qu’une mise au goût du jour de la lecture allégorique venue de l’antiquité.
Cependant, il transforme la manière dont on considère les « vieilles » à l’origine de la transmission des contes. L’oralité devient un trait positif parce qu’elle paraît garante d’une permanence et d’une authenticité des récits à travers les siècles. Perrault a lu de près les Métamorphoses et il a été attentif à la façon dont Apulée amène et insère le récit de Psyché dans la texture de la fiction des Métamorphoses.
Sans doute n’a-t-il pas échappé à Charles Perrault que l’histoire de Psyché est racontée dans un lieu
très spécifique : dans une grotte (IV, 6) où des brigands ont élu domicile, décor qui favorise la convocation d’un savoir ancestral. Parce qu’il est sauvage et clos, cet espace est impropre à toute
parole académique ou mondaine et c’est pourquoi Apulée choisit de faire raconter les aventures de
Psyché par une « vieille femme » (lat. anus).
Ce choix ne va pas sans risques, puisque, dans l’antiquité, la parole, narrative ou non, de ce type de
personnes est largement disqualifiée, (Graverini, 2006), et les condamnations sans appel sont nombreuses (Quintilien, Sénèque, Paul de Tarse). Mais Apulée exploite l’occasion que lui fournit l’ambivalence de la position de son maître Platon, oscillant entre la condamnation, pour cause d’irrationalité, et la valorisation, au nom de la transmission des valeurs sacrées. Et il va même jusqu’à inverser méthodiquement les jugements défavorables, car sa narratrice est non seulement le véhicule
de valeurs positives (l’endurance et l’espoir, par exemple), mais elle est aussi capable de distance rationnelle et, suprême ironie, joue avec la culture poétique latine.
La « vieille femme » (lat. anus), qui raconte les aventures de Psyché pour distraire et consoler une jeune femme en détresse, du nom de Charité, est en premier lieu caractérisée comme « délirante » et « ivre » par les brigands qui l’emploient comme domestique (IV, 7). Le lecteur découvre d’abord le personnage sous le jour des stéréotypes négatifs qu’on peut observer dans les comédies de Plaute, par exemple, et qui sont largement diffusés à l’intérieur du monde gréco-romain.
Toutefois, sa rationalité foncière apparaît bientôt. Elle rabroue sévèrement Charité quand cette dernière se lamente sur son sort (IV, 25), mais elle a également le pouvoir de la rassurer en jouant habilement sur sa crédibilité en tant qu’oniromancienne : elle déclare d’autorité que les mauvais présages du rêve de Charité sont à interpréter à rebours (IV, 27). Le personnage est donc tout à fait capable de plier l’irrationnel à l’intérêt pragmatique direct. Et par là met à distance la superstition, comme l’aurait fait à sa place un philosophe, ou un magistrat romain, refusant de valider des augures.
De plus, cette narratrice fait preuve d’autodérision, en introduisant son récit par un appel à la bienveillance pour ses « histoires de vieille » (IV, 27). Et, lorsqu’au cours du récit, elle intervient pour incriminer la responsabilité de la « lampe » (V, 23), alors personnifiée, dans les malheurs de Psyché, il faut y voir un moment auto-parodique destiné à faire sourire Charité : l’exagération de son imprécation contre le premier inventeur de cet objet usuel montre bien qu’elle joue avec le stéréotype de la vieille, pétrie d’irrationnel. Enfin, le regard qu’elle porte tout au long du récit sur le monde des
dieux olympiens, rabaissé au niveau d’une famille de l’aristocratie romaine de son époque, est empreint d’une distance philosophique. Derrière cette satire peu sévère des « dieux des poètes », se dessine en filigrane la doctrine platonicienne du dieu créateur inconnaissable, précisément reprise par Apulée dans sa conférence Sur le dieu de Socrate.
Une fois le récit achevé en VI, 24, le lecteur ne peut que s’étonner de la maîtrise narrative de la vieille, d’autant que sa technique est rehaussée par de nombreuses allusions poétiques : la colère de Vénus renvoie à la colère de Junon dans l’Énéide de Virgile, la descente aux enfers, ou catabase de Psyché réfère évidemment à de semblables voyages accomplis par Ulysse et par Énée, etc. (Zimmerman, 2004). Ainsi, ce lecteur est à même de comprendre le double sens des épithètes que le narrateur principal du récit emprunte aux brigands (VI, 25) : en désignant à son tour la vieille comme « délirante » et « ivre », il se réfère cette fois à des stéréotypes appliqués aux poètes (Graverini, 2006).
C’est alors qu’une ultime révélation met le comble à la surprise du lecteur, qui se doute pourtant bien qu’aucune vieille réelle n’aurait raconté cette histoire dans ce style-là. Le narrateur principal, Lucius changé en âne, avoue qu’il aurait bien voulu prendre note du récit, si sa métamorphose ne le lui avait interdit : « Mais moi, non loin de là, j’étais à la peine, par Hercule, de n’avoir entre les mains ni tablettes de cire [pugillares] ni stylet [stilum] afin de transcrire [praenotarum] une si jolie histoire [tam bellam fabellam]. » L’importance personnelle que revêt aux yeux de l’auteur le récit des aventures de Psyché se mesure à l’aune des efforts qu’il déploie pour modifier la perception de sa narratrice, devenue finalement «une gentille petite vieille» (VI, 25, lat anicula), et, peu à peu, la métamorphoser en poétesse. Par un véritable coup de force culturel, Apulée cherche ainsi à transformer en littérature écrite, admissible pour un public raffiné, un objet initialement vil, c’est-à- dire les élucubrations d’une vieille ne parlant sans doute ni latin ni grec. Le déploiement de tant d’efforts rhétoriques rend donc tout à fait vraisemblable que le récit ayant servi de base au texte si élaboré d’Apulée soit un conte oral entendu de la bouche d’une personne chère.
Un mythe grec ?
Ce conte oral, devenu un mythe littéraire, a donné lieu à une masse imposante de travaux philologiques et de folklore qui, dans leur grande majorité, adhèrent à la thèse selon laquelle Apulée s’est inspiré d’une source grecque. Leurs arguments sont les suivants :
– Apulée est un auteur latin pétri de culture grecque et platonicien ;
– L’héroïne porte un nom grec ;
– Apulée lui-même, dans les pages liminaires des Métamorphoses, annonce au lecteur qu’il va lui narrer des histoires milésiennes ;
– Il existe une iconographie grecque d’Eros et Psyché antérieure de plusieurs siècles à Apulée ;
– La présence de ce conte dans le folklore grec contemporain paraît importante.
Considérés séparément, ces arguments offrent de prime abord une part de vérité. Néanmoins, ils
restent fragiles du fait qu’ils ne prennent en compte ni la complexité de l’auteur, ni ses multiples
appartenances culturelles, ni ses jeux littéraires, ni le folklore nord-africain, totalement absent des travaux. Ces arguments ne peuvent donc résister à une analyse reprenant l’ensemble des éléments.
– Comme il a été dit, il ne fait aucun doute que c’est le nom de Psyché qui a fait la fortune du récit ; si l’auteur avait dotée son héroïne d’un autre nom, le mythe n’aurait jamais existé, et le récit serait demeuré ce qu’il était, une histoire populaire, un « conte de vieille ». Car rien n’indique qu’un mythe ait existé avant le récit Apulée : « Malgré de grands efforts déployés, on n’a jamais pu établir que la Grèce ni Rome aient connu un culte de Psyché » (Gély : p. 14). De même qu’aucune légende de la mythologie traditionnelle n’attribue d’aventure amoureuse à Eros.
– La question de l’iconographie grecque antérieure à Apulée de plusieurs siècles, où l’on croit pouvoir lire des représentations du couple d’Eros et Psyché, est loin d’être admise. Ces prétendues figurations anciennes du « couple mythique », analysées par Collignon (1877) et Reitzenstein (1930) ne font pas l’unanimité. Cette interprétation classique, qui établit un lien direct entre le conte de Psyché et les représentations figurées, reprise trop souvent comme allant de soi, est remise en cause par quelques auteurs, comme C. Schlam (1976) qui écrit « There is no myth of these figures preserved either in the monuments or in the tale. » (p. 40), ou J. Swahn (1955) qui se demande en quoi des représentations de petits êtres ailés qui s’embrassent peuvent représenter Eros et Psyché : « There is no reason for me to waste words on the various groups of figures which merely represent winged children kissing or fondling each other – to attempt to combine them to a common myth seems curious to me, but to see in them illustrations of situations in Apuleius’tale can only be called absurd » (p. 380). Ce dernier pense tout de même que le mythe devait exister longtemps avant Apulée, et que les noms des deux personnages principaux sont seulement un des nombreux motifs mythologiques, que l’auteur a ajoutés au conte populaire original pour le rehausser, ce qui est également la position de Scobie (1983).
Les seules études sur le thème de Psyché en Afrique du Nord sont celle de H. Basset (1920) et celle d’E. Dermenghem (1945). Le premier écrit qu’ « on ne retrouve pas le thème de Psyché chez les peuples orientaux qui sont venus s’établir en Berbérie, celui-ci existait sans doute avant l’époque romaine » (p. 114). Pour le second, à l’examen des versions dont il a connaissance, il n’y a aucun doute que le récit d’Apulée est un conte africain, que l’auteur a entendu sur le lieu de sa terre natale, en
Numidie, « Il n’a pas inventé le conte de Psyché, mais a pu le trouver dans la tradition orale populaire africaine » (43). Ce récit « est répété de nos jours aux enfants des campagnes et des villes d’Afrique du Nord par les aïeules à la longue mémoire, ou par des hommes illettrés, le soir, à la lueur rouge du foyer des cafés maures. Apulée le Numide en a transcrit la première version littéraire connue, à la fin du IIème siècle de notre ère » (41). Mais ces études ne semblent guère avoir suscité l’intérêt puisqu’elles ne sont pas prises en compte dans les travaux ultérieurs, qui, pourtant ne cessent de revenir sur le sujet depuis le 19ème siècle. Quant à la question de savoir si ce récit est un mythe ou un conte, elle a été définitivement réglée depuis qu’il a été soumis avec succès à l’analyse structurale et aux catégories du conte de V. Propp (Mantero, 1973 ; Brossard, 1978).
– Un autre argument avancé par les défenseurs d’une source grecque d’Apulée est que l’auteur lui- même annonce au lecteur qu’il va lui narrer des histoires milésiennes. Cet argument repose sur une interprétation forcée du sens du prologue. En effet, il n’est pas absolument évident que la voix de l’auteur Apulée se fasse entendre dans les premières phrases (I, 1). De plus, le texte indique plutôt que le locuteur va « tisser ensemble » (conseram) des « histoires variées » (uarias fabulas) « dans un langage/ style milésien connu du lecteur » (sermone isto milesio). Si l’on devait tirer argument de ce passage, ce ne pourrait donc être qu’en faveur de l’hétérogénéité des sources utilisées. De surcroît, si l’on décide de prendre au mot l’interprétation forcée du texte, il faut bien se demander ce qu’est une milésienne. D’une part, d’après Plutarque, le sujet en est scabreux, car la milésienne est une narration « érotique et lascive » qu’il est scandaleux de lire. Or, rien de moins scandaleux que le conte de Psyché, où le seul épisode sexuel est une nuit de noces traitée de façon lapidaire, avec un vocabulaire anodin (« Il fit de Psyché sa femme »). D’autre part, la forme de la milésienne « obéit à certaines règles : le récit est fait à la première personne, et il est présenté comme vrai…. Il est clair que l’histoire de Psyché peut difficilement être tenue pour une milésienne » (Gély : 292). Lucius, transformé en âne parle d’une « jolie histoire » (VI, 25 bellam fabulam), ce qui fait allusion à sa valeur morale, ainsi peut-être qu’aux péripéties merveilleuses et surnaturelles. Cette dernière caractéristique du conte de Psyché montre combien ce récit, rattaché aux « histoires de vieilles » (IV, 27) par sa narratrice, est en rupture totale avec ce qu’on peut savoir de l’esprit de la milésienne, lequel se fonde plutôt sur la vraisemblance des actions et des décors familiers.
Les études de folklore
La présence relativement importante du conte de Psyché dans le folklore grec est un autre des arguments de la source grecque d’Apulée.
La monographie de référence sur ce conte (AT 425 de la classification internationale d’Aarne et Thompson) est celle du chercheur suédois, J.O. Swahn (1955), dans laquelle l’auteur montre qu’un certain sous-type des versions du folklore mondial peut être considéré comme la forme la plus ancienne, de laquelle sont issus les autres sous-types. L’auteur y analyse les sept motifs du récit à partir d’une masse documentaire regroupant 1042 versions recensées à travers le monde. Il parvient à isoler 14 sous-types, classés de A à N à partir du motif VI (arrivée de l’héroïne chez son mari où sa belle-mère lui fait subir une série d’épreuves) dont le premier, le sous-type A, serait le plus proche de la version originale, et donc de celle d’Apulée. Du corpus de Swahn se dégage la répartition géographique du conte, qui, bien que présent en de nombreux endroits du monde, montre une concentration particulière en Méditerranée orientale, avec 106 versions italiennes, 75 versions turques, 34 versions grecques. La côte sud de la Méditerranée est peu représentée avec seulement 9 versions (Algérie et Maroc). Selon l’auteur, les versions de l’Italie du Sud se rapprochent plus que les autres du récit d’Apulée du fait que la traduction du texte latin s’est d’abord faite dans cette région. Cette opinion peut s’illustrer aisément par une version de Toscane, recueillie par Pitré en 1883, où le mari dévoile son identité à l’héroïne en lui disant qu’il se nomme « Cupido », ce qui ne peut être possible qu’après la lecture du texte d’Apulée.
Mais le motif capital de l’interdit visuel, qui empêche l’héroïne de voir son mari, est loin d’être présent partout, comme le montre le tableau ci-dessous :
L’interdit visuel est quasi-absent dans les versions grecques, faible dans celles de l’Italie du sud et de
la Turquie, et très fortement présent dans les versions berbères, où on le trouve dans près de la moitié du corpus.
Ces simples calculs suffiraient à prouver une plus grande proximité des versions nord-africaines avec celle d’Apulée, mais ils peuvent appeler un contre-argument pointant le nombre faible, et donc non représentatif, des versions berbères, qui ne permettrait pas de tirer de conclusion. Cette critique s’avèrerait difficile à remettre en cause si d’autres versions, publiées depuis Swahn, ne venaient non seulement multiplier ce nombre par trois, mais encore confirmer de manière plus nette les proportions indiquées concernant les motifs les plus importants. D’ailleurs, l’auteur n’envisage pas les versions
berbères comme pouvant former le corpus d’une tradition autonome, au même titre que les autres traditions qu’il a identifiées, « scandinave, slave, romane, grecque, turque et indo-persane », mais les place sous l’aire d’influence de celles-ci. C’est ainsi qu’il conclut hâtivement à « l’hétérogénéité » des versions berbères du sous-type A, dont il place la moitié sous l’aire d’influence romane et l’autre moitié, sous l’aire d’influence turque (275).
Reprenant les catégories de Swahn, G. Mégas (1971) publie une monographie du conte pour la seule Grèce. Son corpus de 442 versions acquiert une toute autre dimension que celle des 34 versions grecques retenues par l’auteur suédois. Pour lui, comme pour son prédécesseur, les 9 versions berbères font pâle figure au regard des autres régions de la Méditerranée ; il ne les prend donc pas en compte dans son analyse des motifs, et ne les signale que comme preuve de l’étendue de la diffusion du « mythe grec », parvenu jusqu’en Berbérie, cela en dépit du fait que Swahn ne les situe pas dans la zone d’influence grecque ! Dans son étude de la tradition grecque, Das Märchen von Amor und Psyche in der Griechischen volksüberlieferung (1971), et de son article « Amor und Psyche » dans la fameuse Enzyklopädie des Märchens (1977), G. Mégas se contente de signaler la faiblesse du corpus berbère alors que d’autres versions nord-africaines de Psyché avaient été signalées ou publiées depuis Swahn. Mégas présume qu’Apulée s’est inspiré d’un mythe grec préexistant, alors même que l’on sait qu’il n’y a nulle trace d’un tel mythe. L’argument du nombre lui permet de mettre en avant le chiffre impressionnant de 442 versions recensées dans l’ensemble des régions et des îles grecques, « du Pont-Euxin à l’Est jusqu’à la Calabre à l’Ouest », dont Swahn ignorait la plus grande partie. Il s’enthousiasme de trouver dans cette masse imposante, 89 variantes du sous-type A, (soit 20 %). Pour conforter sa thèse, il ajoute de manière gratuite que l’histoire d’Eros et Psyché remonterait à mille ans avant Apulée, à l’époque mycénienne de la formation des mythes. Selon lui, les 109 variantes italiennes de Swahn ne viendraient pas d’une influence culturelle du Sud de l’Italie et de la Sicile, mais remonteraient à l’influence culturelle grecque jusqu’à l’époque de la Magna Graecia. De même, si S. Thompson pense qu’Apulée a publié un conte populaire italien, cela serait loin d’être certain pour Mégas (203), alors même que Swahn pointe la fragilité de la source grecque, réduite souvent au seul motif de l’oracle de Milet (377), lequel, selon nous, n’est qu’un jeu littéraire permettant à l’auteur (lat. auctorem Milesiae) de se manifester plaisamment par son érudition en matière culturelle.
Pour ce qui est du motif capital de l’interdit visuel, dont on sait depuis Swahn qu’il fait défaut dans la tradition grecque (374), le corpus de Mégas en recense 23, (soit 5 %), mais ce nombre se réduit à 4 dans les variantes du sous-type A. En outre, ce motif y prend une forme éloignée de celle d’Apulée puisqu’on fait boire un somnifère à l’héroïne (90 ; 105). En réalité, la forme de ce motif en Grèce porte principalement sur l’interdit de « commérage » (101 occurrences, soit près de 23 % des cas), autrement dit, l’héroïne ne doit pas révéler au dehors le secret de l’enchantement de son mari, le plus souvent ni à sa mère ni à ses sœurs. Le corpus grec de Mégas n’apporte donc pas de modification sensible à la proportion obtenue d’après le corpus restreint de Swahn (4,5 % au lieu de 3 %). De surcroît, le motif y prend des aspects variés. Dans ces cas, l’héroïne est au fait de l’enchantement de son mari (par exemple, il a été ensorcelé ou bien elle façonne un gâteau qui devient un jeune homme) mais doit seulement se garder de le révéler à l’extérieur. Ainsi, le secret existe, mais il n’a pas une valeur comparable à celle qu’Apulée lui prête dans son récit, où il est le ressort dramatique central et où c’est Psyché elle-même qui doit demeurer dans l’ignorance de l’identité de son mari. D’ailleurs, dès l’Ecole finnoise (1928) la recherche folkloriste, en intitulant le conte de Psyché, « The search for the Lost Husband », l’a curieusement amputé de sa première partie, qu’elle a relégué au second plan, au profit de la seconde, c’est-à-dire celle où l’héroïne part à la recherche de l’époux qu’elle vient de perdre par sa faute. En conséquence, on fait moins de cas des motifs introductifs ainsi que du fait que l’héroïne puisse ou non voir son mari surnaturel. Dans nombre des versions extra-africaines, elle connaît au moins son identité enchantée puisqu’elle le voit parfois en plein jour dans sa forme animale, et/ou est avertie par lui-même de son propre enchantement. Le choix de la classification à partir des conséquences de la faute n’a jamais été remis en cause et l’on persiste à caractériser le récit d’Apulée par les seules épreuves infligées à l’héroïne. Ces épreuves ne sont pourtant pas spécifiques au conte AT425 puisqu’on les rencontre à peu près dans tous les contes initiatiques, que le héros soit féminin ou masculin. Même si les conséquences sont les mêmes (perte de l’époux et quête avec épreuves pour le retrouver), nous sommes loin de la problématique d’Apulée chez qui les dialogues nocturnes, entre l’héroïne et son mari mystérieux, occupent une bonne partie du récit, dont le contenu tourne presque exclusivement autour du caractère absolu et rédhibitoire de l’interdit visuel, qui, s’il est enfreint, la conduira à sa perte définitive. De surcroît, la situation décrite par Apulée ne peut que susciter la curiosité de son épouse, un thème qui lui est cher, et qui occupe non seulement une place
centrale tout au long des Métamorphoses, mais aussi dans l’ensemble de son œuvre (Labhardt ; Lancel ; Schlam).
Dès 1930, le conte kabyle « Sohn des Teriel », « le fils de l’ogresse », avait provoqué la surprise chez le philologue allemand, O. Weinreich, tombé par hasard sur le texte de Frobenius ; ce récit suscite chez lui un intérêt tel qu’il s’empresse d’en communiquer une analyse aux cercles philologiques. Pour des raisons idéologiques évidentes liées au nazisme, les folkloristes n’ont malheureusement pas repris son commentaire, en dehors d’une simple mention par G. Mégas dans une note (1971, note 2 : 114). Weinreich fait d’emblée le constat de l’origine géographique commune au récit d’Apulée et au conte kabyle recueilli par Frobenius. Il regrette seulement que ce dernier n’ait pas précisé si l’endroit de la Kabylie où ce conte lui a été livré est proche de Madaure, patrie de l’auteur latin. Sa réflexion suggère trois hypothèses concernant la transmission du récit : la première ferait découler la version kabyle du texte littéraire, comme c’est le cas, selon lui, des versions italiennes et scandinaves ; la seconde envisagerait qu’une des formes antiques « pure » se soit conservée sur la terre des anciens Numides, et aurait évolué peu à peu jusqu’à donner la forme kabyle actuelle, après avoir accompli les adaptations nécessaires ; enfin, la troisième verrait dans la version kabyle un emprunt à une forme italienne issue du texte littéraire, mais cette dernière hypothèse, selon lui, est à rejeter. Que les travaux sur Cupidon et Psyché, comme par exemple celui de Tegethoff (1922) n’évoquent pas la version kabyle, ne l’étonnent guère, et ce n’est pas sans humour qu’il pointe les raisons de cette absence, sachant que « personne ne voudra admettre que la fable ait appartenu au pays natal d’Apulée». Il constate que « la version kabyle répond à des éléments cruciaux du récit antique : la voix venant de la terre correspond à l’oracle d’Apulée, l’ogresse, à Vénus, avec sa cruauté et son hostilité à l’encontre de la jeune fille » (89). Les similitudes lui paraissent si fortes, dans les motifs narratifs principaux, qu’il envisage un rapport étroit avec le texte latin, lequel, une fois débarrassé de tout l’appareil des dieux de l’antiquité, conserve une forme fondamentale, nettement fabuleuse et nourrie de couleur locale.
Inventaire des motifs et des personnages du récit d’Apulée, mis en parallèle avec quelques exemples de récits berbères (ces tableaux sont visibles dans le fichier PDF téléchargeable en fin d’article)
Le premier tableau montre l’importance du thème de la curiosité chez l’héroïne. Ce trait est d’ailleurs explicitement exprimé dans plusieurs versions berbères où sa belle-mère, tout comme le fait Vénus dans le récit d’Apulée, lui reproche explicitement sa curiosité, « Petite curieuse !» lui dit-t-elle dans « Bourgeon d’Or (49 ; 126) ; « N’écoute pas la vaine curiosité de tes sœurs » dit le mari à l’héroïne de « Caftan d’Amour » (230).
Ces dernières années, plusieurs recueils de contes d’Afrique du nord contenant le conte de Psyché
viennent étoffer le corpus de Swahn, le multipliant par trois. Même si le chiffre d’une trentaine de versions dont une bonne part très riche en traits apuléens, constitue aujourd’hui un corpus honorable dont il est possible de dégager une vraie tradition (E. et N. Plantade), il peut paraître encore insuffisant pour pouvoir soutenir la comparaison avec celui de la Grèce. Néanmoins, on ne peut s’arrêter à cette simple comparaison statistique, laquelle ne tient pas compte du fait essentiel pouvant expliquer l’ampleur de cet écart. L’absence de tradition de collecte et d’étude du folklore en Afrique du nord est la véritable explication de cet état de fait. Cette région du monde, qui ne s’intéresse guère à son patrimoine populaire, ne peut évidemment prétendre rivaliser avec les atouts de la Grèce, dont le Centre de Recherches Néo-helléniques d’Athènes lui permet de constituer une banque de données quasi-exhaustive, fournie par des collectes systématiques sur l’ensemble de son territoire, ainsi que la publication régulière de L’Annuaire des Archives de l’Académie d’Athènes ; l’ensemble de l’école laographique compte aujourd’hui plusieurs laboratoires et chaires universitaires. Au regard de ces énormes possibilités, comment les collectes nord-africaines d’individus isolés, effectuées au hasard, et
sans réelle méthode ni moyens, pourraient-elles rivaliser avec une telle masse documentaire ?
Cependant, le constat de ce lourd handicap ne remet pas en cause la présomption, et même la certitude, de l’existence d’un grand nombre d’AT 425 berbères. Sans aller jusqu’à tenir le même propos qu’ E. Dermenghem lorsqu’il écrivait en 1926, pour la ville de Fès où il enquête, que « Ce conte, tous les Fasis le connaissent, j’en ai fait expressément l’expérience» (241), il ne fait aucun doute qu’un travail de collecte systématique, sur le vaste territoire de l’Afrique du Nord aboutirait à un corpus très conséquent.
Au poids du folklore, il faut ajouter la proximité, parfois saisissante, de certaines versions berbères avec le texte latin, jusque dans les détails les plus improbables. Il en est ainsi de plusieurs motifs : le tri des graines avec l’aide de la fourmi ; l’aide du roseau, de la tour, ainsi que d’autres détails, dont la présence dans le récit d’Apulée ne peut, en aucun cas, être considérée comme le fruit du hasard.
Le motif du tri des graines (VI, 10)
Le tri des graines mélangées, baptisé « la tâche de Psyché » par les folkloristes, ne consiste pas à séparer le bon grain de l’ivraie, comme le pensait Frazer, mais à séparer, selon leur espèce, des graines qui toutes sont bonnes (Belmont, 1991). Ce motif, qui est la première des tâches impossibles que Psyché doit accomplir, est répandu dans le folklore universel des contes initiatiques, mais s’avère peu fréquent dans le type AT425. Swahn en recense seulement 3 pour l’Italie (1 à Naples, 1 à Capri, 1 dans les Abruzzes), et Mégas, 4 pour la Grèce. Lorsqu’on ajoute à cette tâche le trait de l’aide des fourmis, ces chiffres tombent de moitié, ou deviennent nuls, à tel enseigne que Swahn, après avoir envisagé ce motif comme le prototype des tâches impossibles, finit par conclure à un thème inventé par Apulée (375).
Le constat est bien différent lorsqu’on se penche sur les données de l’Afrique du Nord, où ce motif prend un aspect d’une toute autre envergure, tant dans les contes que dans les représentations élaborées à son sujet. Nombre de récits mythologiques et de rites montrent, à l’évidence, l’intérêt porté aux qualités remarquables de la fourmi, qu’on fait remonter à l’origine du monde. Un mythe kabyle de création raconte en effet que la fourmi a été la première à accomplir la tâche de séparation des céréales par espèce, et à apprendre aux hommes à les cultiver pour en faire de la farine (Frobenius I : conte 2, p 33). Une autre légende étiologique explique pourquoi il est interdit de maltraiter cet insecte après qu’une colonie de fourmis a retrouvé la seule aiguille de Meriem (Marie), que celle-ci avait perdue dans la paille ; depuis cet évènement, les fourmis se trouvent sous la protection de son fils, le prophète Aïssa-Jésus (Choisnet : 348). Les hommes lui doivent encore de nombreux enseignements, parmi lesquels celui de la médecine (Frobenius, I : 20). Du fait qu’elle appartient à la fois au monde souterrain et au monde terrestre, il est fait appel à elle dans des circonstances en rapport avec la mort ; c’est elle qui se charge d’apaiser la victime de mort violente, en recouvrant avec de la terre son sang répandu, et de diminuer l’« anzaâ », qui s’en échappe, interprété comme le cri réclamant vengeance (Savignac : note 58, p 193). Il lui revient également (comme au vautour et à l’aigle) d’exécuter les sentences de mort et de nettoyer les chairs du condamné lorsque celui-ci est jeté dans une fourmilière pour être décharné vivant (Frobenius, IV : conte 44, p 43). Du côté des rites et des pratiques, les domaines où elle intervient touchent aux besoins fondamentaux, dont la fonction nourricière. Les liens qu’elle entretient avec la lactation ont bien été identifiés au Maroc (Tafilalt) où l’on pense qu’elle peut transférer vers sa fourmilière, le lait maternel des nouvelles accouchées (Gélard). En Kabylie, c’est aux fourmis qu’on demande de stimuler la poussée mammaire de la fillette, dont la puberté tarde à se manifester, en mordillant sa poitrine. Dans un autre registre, une énigme demandant à laquelle, parmi les créatures qui ne parlent pas, le Prophète a-t-il parlé, se résout par la réponse «La fourmi !» (Anti- Atlas marocain) ; dans une fable kabyle, la fourmi sait se montrer reconnaissante envers la colombe qui l’a sauvée de la noyade, en mordant le chasseur qui prenait celle-ci pour cible. En certaines circonstances, les insectes, notamment les fourmis, sont associés à la vie des hommes ; ils partagent avec eux le dîner du Printemps, imensi n ibâac, « le dîner des insectes » (Allioui). Une légende touarègue du Niger rapporte les mêmes croyances et pratiques, où hommes et fourmis entretiennent des rapports de concorde grâce à un pacte qu’ils ont passé ensemble ; ces insectes sont considérés comme des « génies » qui, à leur mort, se transforment en serpents. Tous ces éléments attribuent à la fourmi des fonctions fondamentales qui font d’elle un animal de première importance.
Le motif des brebis méchantes (VI, 11-12)
Pour sa seconde tâche, Psyché reçoit l’ordre de Vénus de rapporter un peu de laine d’or prise sur le dos de terribles brebis. Grâce aux conseils du roseau, elle accomplit sa tâche aisément. Quelle peut être ici la source d’Apulée, qui nous présente des brebis libres de paître, sans présence de berger, dont la toison est couleur d’or, qui deviennent dangereuses lorsqu’il fait chaud, et se calment à la fraîcheur ? La référence à la toison d’or de la mythologie grecque, que Jason doit rapporter à son oncle Pélias, vient immédiatement à l’esprit, mais cette toison ne se trouve ni sur le dos de brebis cornues, ni sur celui de brebis à l’humeur changeante. Le sens que pourrait revêtir le trait curieux des bêtes qui paissent sans gardien, et dont l’agressivité augmente sous l’effet de la chaleur solaire, pourrait trouver un début de réponse si on recourt aux faits ethnologiques berbères. En effet, pour expliquer le changement de comportement des bêtes au moment le plus chaud de la journée, on a recours à la
légende étiologique de « tikkuk » qui se raconte dans les campagnes kabyles et marocaines. Cette légende, accompagnée du rite qui lui est associé, explique l’origine du changement annuel du cycle du pâturage au retour de la chaleur. Les bœufs paissant paisiblement jusqu’au moment où le soleil atteint son zénith, se mettent subitement à courir en tous sens, avec une agressivité soudaine, deviennent incontrôlables, se répandent dans les villages, mais se calment lorsque le soleil décline. Par ailleurs, on
raconte que le long du fleuve Sebou (Maroc), vit un couple de génies qui étranglent les hommes et les chevaux, et deviennent encore plus méchants à l’approche du solstice d’été. Le comportement d’animaux domestiques tels que les bœufs, dont la nature placide change du tout au tout sous l’influence de l’activité solaire, relève d’une origine très archaïque dont le sens mériterait d’être mieux interrogé. Comme les génies du fleuve Sebou, les brebis d’Apulée paissent au bord d’un fleuve ; rien n’interdit donc de penser qu’en travestissant les bœufs berbères en brebis cornues, l’auteur ait pu créer un motif personnel.
Le motif du roseau (VI, 12)
Dans le récit d’Apulée, le roseau qui aide Psyché dans sa seconde épreuve y joue le rôle d’auxiliaire, énonciateur de l’oracle salvateur. Le caractère sacré de ce végétal aux multiples qualités s’illustre dans de nombreuses occasions en Afrique du nord. Outre ses fonctions techniques de construction, de protection des doigts des moissonneurs contre les coupures des céréales, de délimitation de l’espace,
d’enclos, de mesure (mesure de l’eau ; mesure du nourrisson, mesure du corps du défunt avant le creusement de sa tombe), le roseau est investi d’un pouvoir protecteur des récoltes et de la virginité des jeunes filles (Gélard). Il représente « l’âme » du métier à tisser en tant que tige mobile ouvrant les deux séries des fils de la chaîne. Son importance indéniable dans les contes l’associe à des phénomènes mythologiques. Il retient prisonnier le diable, qui joue le rôle d’un personnage secourable (Frobenius, II : conte 24) ; dans un autre conte, après que le sang de la sœur du héros est tombé sur un roseau, celui-ci devient énorme jusqu’à envahir le village. Les habitants le coupent, le laissant pas
plus gros qu’un fil, mais le lendemain ils le retrouvent aussi gros que la veille (Rivière : conte 5). Dans ces deux cas, le roseau se montre capable de régénération ; ailleurs encore, il constitue l’abri pour la précieuse moelle de la mère devant nourrir ses enfants après sa mort. (Mammeri : « Aubépin »). Plante de l’eau, il joue un rôle primordial dans les rites de pluie, où il sert à façonner le corps de la « mariée d’Anzar », offerte en sacrifice pour l’obtention de la pluie en cas de sécheresse. Dans le Tafilalet (sud du Maroc), on prie la pluie avec un drapeau fait d’un roseau auquel est accrochée une étoffe blanche, lequel étendard sert aussi pour les mariages, les circoncisions, et les moissons. Dans le registre symbolique de la fertilité, le roseau fendu en deux sert à couper le cordon ombilical (Gélard). Dans un conte chleuh de Tanalt (Anti-Atlas marocain), les habitants d’un village asséché depuis plusieurs années, remplissent d’eau un roseau et demandent à un oiseau de le porter à Dieu. A l’instant même, le
tonnerre se met à gronder, une pluie violente se déverse, et des éclairs foudroient une falaise qui ensevelit la totalité du village (Podeur : conte 15). Il faut comprendre ici que le geste d’offense envers Dieu (se moquer de lui en lui faisant porter de l’eau) aboutit au résultat inverse de celui qu’on attend lorsque le rituel est respecté. C’est pourquoi, au lieu de donner la bonne pluie nécessaire aux cultures, Dieu déchaîne la mauvaise, la pluie destructrice des hommes et de leurs productions. En réalité, la tige du roseau doit être sèche lorsqu’elle est envoyée à Dieu afin qu’elle revienne aux hommes, verte et pleine d’eau. C’est ainsi que chez les Touaregs de l’Ahaggar, la prière de demande de pluie s’achève par le jet de cette tige en direction de la lune à son commencement (de Foucauld et Calassanti-Motylinski, 1984 : texte 173). Dans les oasis du Souf (Sahara algérien), le roseau est l’instrument de la « sorcière », avec lequel elle capte les rayons lunaires (Scelles-Millié, 1963). Dans le texte d’Apulée, la cabane qui sert d’abri au veilleur de nuit de la caverne des brigands, possède une toiture de roseaux (IV, 6). Les deux fonctions nord-africaines (technique et rituelle) attribuées au roseau se retrouvent donc chez l’auteur latin. Enfin, on ne peut rester sans évoquer la flûte de roseau qui peut trouver un parallèle avec le roseau d’Apulée, duquel sort « une musique mélodieuse ». Si on considère qu’Apulée avait la connaissance des croyances africaines de son époque, il devait savoir que
le roseau parle, chante, transmet les messages aux divinités, c’est pourquoi il est le seul auteur classique à l’avoir divinisé dans son texte.
Le motif de la tour (VI, 17)
La quatrième et dernière épreuve finit d’accabler Psyché. Celle-ci, qui doit rejoindre les Enfers, se dirige vers une haute tour isolée, avec l’idée de se précipiter du sommet et d’en finir avec la vie. Cette
tour paraît habituelle dans le paysage, et joue le rôle d’un personnage secourable, qui indique à l’héroïne comment triompher de sa terrible épreuve. Dans un conte initiatique des Aït Touzine (Nord- Est du Maroc), un vieillard nommé « Vieillard de la Tour », demeure assis au pied d’une très haute tour isolée, et guide le héros dans sa quête. Cette tour, isolée dans le paysage, n’est pas sans évoquer les mausolées-tours qui jalonnent l’Afrique du nord jusque dans le Sahara depuis les royaumes numides (J.P. Laporte et F. Kherbouche, 2010). Ces mausolées, élevés par des familles de notables locaux à leurs ancêtres, permettaient à ces derniers d’y vivre leur immortalité, en gardant un lien avec leurs descendants. A cet égard, le mausolée des Flavii, à Kasserine, dans l’Est de la Tunisie, sur lequel est gravé un long poème, en est un des exemples ; il pourrait dater du IIème ou IIIème siècle, selon les auteurs. Le lien conservé avec la descendance s’illustre dans le rite de l’incubation, qui consiste à dormir sur le tombeau pour y recevoir des rêves, inspirés par le défunt. Il devient ainsi
compréhensible que la tour d’Apulée puisse connaître les Enfers, tout en étant dotée d’une qualité comme celle de la compassion. Si en Grèce ancienne, l’incubation avait lieu dans le necromanteion dédié à cet effet, en Afrique du nord, les tombeaux remplissaient cette fonction depuis une haute antiquité. Le continuum historique de ces pratiques se poursuit avec les nuits d’incubation, passées dans les sanctuaires des saints et marabouts locaux. Incubation et nécromancie, témoignent de la puissance de la parole des morts et des ancêtres, détenteurs des connaissances du monde invisible.
Allusions africaines
S’ajoutent aux motifs caractéristiques des tâches impossibles, d’autres traits utilisés dans le récit d’Apulée, qui sont demeurés inexpliqués ou totalement inaperçus. Ces détails, qu’on peut relever seulement dans les versions berbères leur correspondent point par point, et lèvent définitivement le doute quant au recours de l’auteur à des données proprement africaines :
– le moyen utilisé par Psyché pour dissimuler la lumière à son mari « en recouvrant la lampe
avec une marmite » (V, 20) est présent dans « L’oiseau de l’orage » (T. Amrouche, 1971 :
229).
– Le moyen pour l’héroïne de reconnaitre le sommeil profond de son mari en écoutant la « régularité de sa respiration » (V, 20) est présent dans « Le fils de l’ogresse » (Frobenius, II,
1996 : 338).
– Vénus se gratte l’oreille droite (VI, 9) : ce geste énigmatique du point de vue des philologues, n’existe nulle part dans le folklore mondial. S’attachant donc au seul texte d’Apulée, ils lui trouvent des rapprochements possibles avec celui de « se gratter la tête derrière l’oreille », en signe de deuil ou de colère, ou encore avec celui que les professeurs de rhétorique interdisaient à leurs élèves. Ces rapprochements ténus n’ont pas grand-chose à voir avec le geste de « se gratter l’oreille », utilisé dans le contexte d’Apulée. On pourrait également trouver en Afrique du nord, une grande variété de ces gestes en rapport avec l’oreille, dont celui d’Apulée pourrait faire partie. Mais il n’y a plus lieu, désormais, de chercher aussi loin car la réponse se trouve dans le conte kabyle « Bourgeon d’or » publié par Y. Allioui (2002). Ce geste y est restitué dans sa pureté originelle, qui est de se gratter l’oreille, (et non « la tête derrière l’oreille »), et accompli dans un contexte d’affliction, puisqu’il est attribué à l’héroïne, à chaque fois que celle-ci est accablée devant une nouvelle tâche impossible. En outre, le participe ascalpens est un hapax, un néologisme créé par Apulée à partir du verbe scalpo, is, ere. Il est possible que cette innovation lexicale de l’auteur latin soit due à la volonté de donner une description technique à une pratique locale comme très spécifique, et originale.
– La fontaine du Styx est gardée par un terrible dragon (VI, 15) : les fontaines de la tradition berbère sont gardées par une hydre à sept têtes. C’est là une idée qui a pu inspirer l’auteur pour accentuer le caractère impossible de la troisième tâche de Psyché. La référence à l’hydre de Lerne de la mythologie classique n’est pas à exclure mais paraît moins pertinente car elle ne garde pas de fontaine.
Enfin, un dernier détail, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs en dehors du récit d’Apulée, a fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit d’un geste qui apparait dès le début du récit (IV, 28), et qui exprime l’adoration que des foules entières exécutent devant la beauté extraordinaire de Psyché. Ce geste est décrit avec une grande précision de détails, comme si l’auteur avait cherché à produire l’effet d’un arrêt sur image, afin de fixer l’impact visuel chez le lecteur : « et ils portaient leur main droite à leur bouche, l’index reposant sur le pouce érigé, tout à fait comme s’ils étaient en train d’adorer Vénus elle-même au cours de pieux rituels » (et admouentes oribus suis dexteram priore digito in erectum pollicem residente, ut ipsam prorsus deam Venerem <uenerabantur> religiosis adorationibus). Cette description minutieuse d’un geste, qui échappe aux connaissances philologiques, continue de donner du fil à retordre, et de susciter des débats conjecturaux sans fin (Zimmerman : 43-4). Car un double problème se pose. D’une part, le problème linguistique de savoir de quels doigts il s’agit, puisque la locution latine priore digito peut désigner « le bout des doigts », pas uniquement « l’index » (« le premier doigt »), comme on traduit généralement. D’autre part, le geste présente une difficulté d’interprétation, certains y voyant une pratique religieuse issue d’un autre contexte que l’aire grecque, dans la mesure où la littérature gréco-latine ne le connaît pas autrement que par Apulée, d’autres supputant qu’il pourrait s’agir d’une pratique d’origine rhétorique. Une fois de plus, l’ethnologie peut apporter son concours à l’élucidation philologique. Il suffit en effet d’observer les gestes exécutés par les femmes d’Afrique du nord, lorsqu’elles se rendent en pèlerinage à leurs saints locaux. Après avoir touché, de leur main droite, l’étoffe qui recouvre le cénotaphe, elles la portent à leur bouche avec la même dévotion et la même exactitude de la position des doigts que celle décrite par l’auteur latin. On comprend que ce geste, conservé également dans les salutations féminines, demeure inintelligible pour les savants, lesquels continuent de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser l’auteur latin à lui porter un si grand soin.
Au regard de toutes ces références africaines, tant du point de vue du récit de Psyché lui-même que des idées africaines qui ont pu inspirer Apulée, il y a lieu de penser que l’auteur latin a puisé abondamment dans sa Numidie natale, à commencer par le conte lui-même, dont il a fait, paradoxalement, un des trésors de la culture antique.
Dès l’antiquité, la présence du récit de Psyché dans la texture des Métamorphoses a joué un rôle capital dans la réception et la transmission du célèbre roman d’Apulée, qui n’aurait probablement pas survécu en Europe sans cela. Auréolé d’un platonisme vague, plus décent que d’autres épisodes, le récit de Psyché a suscité la fascination de nombreux lettrés, écrivains et artistes appartenant au monde chrétien, cela à différentes époques. Le statut privilégié de ce récit enchâssé a conduit des lecteurs érudits, comme Perrault au XVII° siècle, Herder et Goethe à la charnière des XVIII° et XIX° siècles, à reconnaître en lui un chef d’œuvre de la littérature populaire orale. Cette interprétation nouvelle du
récit comme conte a été rendue possible parce qu’on a désormais porté attention au contexte de la
narration, à savoir le décor (« la grotte ») et l’identité de la narratrice (« la petite vieille »), plus seulement au contenu culturel, et aux références philosophiques. Au XX° siècle, les recherches
formalistes sur la « morphologie du conte », c’est-à-dire sur l’enchaînement des motifs narratifs ont achevé de montrer qu’Apulée a respecté la structure d’un conte oral, bien qu’il ait introduit quantité d’éléments tirés de la «culture légitime» gréco-latine, notamment de la poésie épique. Se pose alors la question de savoir où Apulée a pu « transcrire » (VI, 25) ce conte. Les voyages de l’auteur tout autour de la Méditerranée ne facilitent pas une réponse rapide, car l’amplitude du champ de recherche est énorme, et le niveau de la collecte folklorique dans chaque région concernée est très inégal.
Malgré cela, les efforts de la recherche ont privilégié l’aire grecque, pour deux raisons culturelles évidentes : l’habitude que les savants européens ont prise de chercher les sources les plus « légitimes »
de leur culture chez les Grecs, depuis la Renaissance, et le mépris pour les cultures du sud de la
Méditerranée, largement répandu à l’époque coloniale. S’ajoute à cela qu’Apulée a favorisé ce malentendu en se vantant d’un hellénisme dont il était fier. Pourtant, les indices d’hellénisme généralement invoqués pour supputer une source grecque (écrite ou orale) au récit de Psyché se révèlent bien fragiles. Le nom grec de l’héroïne prouve seulement qu’Apulée a voulu faire allusion à la philosophie platonicienne. Et comme les mythographes grecs ne racontent nulle part l’histoire d’Apulée, on a extrapolé une rencontre d’Éros et Psyché, dans l’iconographie antique. Mais rien n’atteste d’un « mythe » impliquant les deux protagonistes avant Apulée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le mythographe chrétien Fulgence a pris la peine de résumer cette histoire en l’attribuant à Apulée. Arguer que le récit de Psyché est une « histoire milésienne » ne pèse guère non plus, car le conte ne correspond aucunement à ce qu’on peut savoir de ce « genre ». On a également tiré argument de la mention de l’oracle de Milet, au milieu du conte. Mais l’insertion de vers latins à cet endroit, ainsi que la référence « méta-textuelle » à « l’auteur de la milésienne » (c’est-à-dire Apulée lui-même) indiquent surtout qu’il s’agit d’un jeu par lequel Apulée met en valeur sa virtuosité culturelle, et ne prouvent rien quant à l’origine du corps du récit. Indépendamment de ces prétendus indices internes, on a cherché à rapprocher le récit de Psyché des contes collectés sur la rive septentrionale de la Méditerranée. La classification d’Aarne et Thompson fournit les cadres qui ont prévalu pour la comparaison du conte d’Apulée avec le corpus de ces contes. Mais, la comparaison a négligé la partie la plus spécifique du conte d’Apulée (celle où l’héroïne demeure dans la méconnaissance de son époux mystérieux dont elle accepte de ne connaitre que la voix, puis est châtiée pour sa curiosité) en insistant surtout sur la seconde partie du récit où Psyché part en quête de son époux, perdu par sa faute. Or, cette dernière partie paraît la plus universelle, donc la moins susceptible de faire repérer une aire géographique précise. Aussi les analogies dégagées sur cette base doivent-elles faire l’objet d’un examen critique.
C’est sur ces bases méthodologiques discutables, que Mégas a localisé l’origine du conte de Psyché dans l’aire grecque. Sa démonstration repose en premier lieu, sur un usage excessif de la statistique, au détriment d’une argumentation proprement philologique et qualitative, et, en second lieu sur la négligence des sources de la rive méridionale, pourtant signalées par O. Weinreich. Cette ignorance délibérée est d’autant plus facile qu’il existe une grande asymétrie des collectes folkloriques d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Cependant, si l’on examine de manière plus objective le corpus des contes d’Afrique du nord, les convergences avec le texte d’Apulée s’avèrent infiniment plus nettes et plus constantes, que dans le cas de la Grèce. Les contes évoquant « l’épouse curieuse et le mari mystérieux », c’est-à-dire la thématique de la première partie du récit de Psyché, pèsent beaucoup dans le corpus africain. De plus,
les tableaux récapitulatifs, qui sont présentés dans le corps du présent article, attestent qu’il existe plusieurs contes d’Afrique du nord dont la structure suit les mêmes développements que le récit de Psyché. Enfin, on observe aussi des analogies dans certains motifs narratifs. Du fait que le récit de Psyché contient des allusions à des croyances et des pratiques berbères repérées par l’ethnologie, amène à rejeter définitivement l’idée que ces contes d’Afrique du nord soient inspirés d’une tradition savante dérivée d’Apulée. C’est pourquoi, on peut désormais affirmer, avec les réserves qu’impose la sous-exploration du corpus folklorique d’Afrique du nord et la disparition d’une grande partie des sources antiques, qu’Apulée s’est vraisemblablement inspiré d’un conte qu’il a entendu dans cette région. On peut même imaginer qu’il l’ait entendu dans son enfance, passée à Madaure, une ville située à la frontière entre l’espace numide et le monde gétule. En effet, quoiqu’il ait dépensé beaucoup d’énergie à se faire reconnaître comme un représentant bilingue de la plus haute culture globalisée de l’époque, la culture grecque, Apulée n’a jamais renié sa « petite patrie », qui lui a, d’ailleurs, élevé une
statue : « je ne vois pas, écrit-il, pourquoi je devrais en avoir honte » (Apologie 24). Qu’Apulée se sente « demi-Numide et demi-Gétule » (ibid.) en faisant référence à son ascendance familiale (comme le prouve la mention, qui suit dans le texte, du roi Cyrus « demi-Perse et demi-Mède »), et qu’il fasse mémoire des rois Syphax et Massinissa (ibid.) prouve bien son attachement affectif et culturel à l’espace de l’Afrique du nord. On peut espérer que la présente enquête contribue à désarmer le scepticisme actuel des philologues classiques à l’égard des sources folkloriques, et des données ethnologiques. Quoiqu’il advienne à cet égard, le bilan du présent travail appelle à regarder d’un œil neuf la culture des élites provinciales, notamment en Afrique du nord, en prenant en compte les reflets de la culture locale dans la « culture légitime » de l’Empire gréco-latin.
BIBLIOGRAPHIE
ALLIOUI, Y., 2002, Contes kabyles. Timucuha, Paris, 33-53 ; 113-130.
ALLIOUI, Y., 2008, L’oiseau de l’orage. Afrux ubandu, Paris, 41-53 ; 101-111.
ALLIOUI, Y. « Le calendrier mythologique kabyle ». Le Blog de Youcef Allioui, [En ligne]
Youcefallioui.com (page consultée le 6 janvier 2011).
AMROUCHE, T., 1971, Le grain magique, Paris, 223-229.
ANTTI, A. & THOMPSON, S., 1961, The types of the folktale, Helsinki.
APULEE, L’âne d’or ou les métamorphoses.
BASSET, H., 1920. Essai sur la littérature des Berbères, Alger.
BELMONT, N., 1991, « La tâche de Psyché », Ethnologie française, XXI, Paris, 386-390.
BEZAZZI, M, 1993, Etudes d’un corpus de contes oraux du Maroc oriental, Oujda.
BRIAND-PONSART, Cl., 2005, « A propos de la mémoire africaine d’Apulée », L’Afrique du nord antique et médiévale, Rouen, 59-76.
BROSSARD, M., 1978, « Conte ou mythe ? Apulée : Métamorphoses », Les cahiers de Fontenay, 9-10, Fontenay-aux-Roses, 79-134.
CARLIER, J., 1981, « Psyché », Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, T 2, Paris.
CEBE, J.P., 1989, « Apulée, EB, VI, 820-27.
COLLIGNON, M., 1877, Essai sur les monuments grecs et romains relatifs au mythe de Psyché,
Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome, 2, Paris, 285-446.
DERMENGHEM, 1926, Contes fasis, Paris, 48-59 ; 223-240.
DERMENGHEM, E., 1928, Nouveaux contes fasis, Paris, 7-32 ; 116-122.
DERMENGHEM, E., 1945, Contes kabyles, Alger, 129-136.
DERMENGEM, E., 1945, « Le mythe de Psyché dans le folklore nord-africain », Revue africaine, 89, Alger.
DESPARMET, J., 1913, Contes maures, Alger, 55.
de FOUCAULD, Ch. et de CALASSANTI-MOTYLINSKI, A., 1984, Textes touaregs en prose, Paris
FROBENIUS, L., 1996, Contes kabyles, II, 334-347.
GAISSER, J.H., 2008, The fortunes of Apuleius and the ‘Golden Ass’ : a study in transmission and
reception, Princeton.
GELARD, M.L., 2005, « La fourmi voleuse de lait », L’homme, 173, 97-118.
GELARD, M.L., 2007, « Le roseau protecteur. Techniques et symbolique d’une plante dans le sud marocain (Tafilalt) », Techniques et culture, 48-49, 61-84.
GELY, V., 2006, L’invention d’un mythe : Psyché. Allégorie et fiction, du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Paris.
GRAVERINI, L., 2006, « An old wife’s tale », dans W.H. Keulen, R.R. Nauta, S. Panayotakis (edd.), Lectiones Scrupulosae. Essays on the Text and Interpretation of Apuleius’ Metamorphoses in Honour of Maaike Zimmerman, Groningen, 2006 (“ Ancient Narrative ” suppl. 6), 86-110.
GRIM, M., 1998, Contes et légendes kabyles du Djurdjura, 59-73.
GRIMAL P., 1963, Apulée, Metamorphoseis IV, 28 – VI, 24, Paris.
HAMADI, 1998, Récits des hommes libres. Contes berbères, Paris.
HARRISON, S. J., 2002, « Constructing Apuleius: the emergence of a literary artist », Ancient Narrative, 2, 143–71.
LABHART, A., 1960, ‘Curiositas’. Notes sur l’histoire d’un mot et d’une notion », Muséum Helveticum, Stuttgart, 206-224.
LANCEL, S., 1961, « Curiositas et préoccupations spirituelles chez Apulée », Revue de l’Histoire des Religions, 15-46.
LAOUST, E., 1920, Mots et choses berbères.
LAOUST, E., 1949, Contes berbères du Maroc, textes berbères du groupe beraber-chleuh, Maroc central, Haut et Anti-Atlas.
LAPORTE, J.P. et KHERBOUCHE F., 2010, « Mausolée (princiers d’Afrique du nord) », EB XXXI,
p.4758-4777.
LASSERE, JM., et alii, 1993, Les Flavii de Cillium, étude du mausolée de Kasserine, Ecole française de Rome, Paris/Rome.
LEGEY, F., 2007, Contes et légendes populaires du Maroc, Casablanca, 36-42 ; 106-109 ;
115-117 ; 125-133.
LENGRAND, D., 2005, « Langues en Afrique antique », Identités et Cultures dans l’Algérie antique, Universités de Rouen et du Havre, 119-125.
MAMMERI, M., 1980, Machaho ! Contes berbères de Kabylie, Paris.
MAMMERI, M., 1988, Le Portail des Hommes Libres [En ligne] aokas-aitsmail.forumactif.info (page consultée le 30 janvier 2011).
MANTERO, T., 1973, Amore e Psiche. Struttura di una « fabia » di magia, Bergamo.
MEGAS, G.A., 1971, Das Märchen von Amor und Psyche in der Griechischen volksüberlieferung , Athen.
MEGAS, G.A., 1977, “Amor und Psyche”, Enzyklopädie des Märchens, 1, Berlin/New-York.
MOQADEM, H., 1991, Contes Abda du Maroc, Casablanca.
NACIB, Y., 1986, Contes du Centre algérien. Contes de Kabylie, conte « L’oiseau des airs » (p 756- 82), Paris.
OUSSEDIK, T., 1985, Contes populaires, Alger, 63-79.
PLANTADE, E. et N., 2014 — « Libyca Psyche : Apuleius and the Berber Folktales », in B.T. Lee, E. Finkelpearl, L. Graverini (éd.), Apuleius and Africa, London, Routledge.
REITZENSTEIN, 1930, “Noch einmal Eros und Psyche”, Archiv fur Religionswissenschaft, XXVIII, 1-2, Leipzig/Berlin, 42-88.
RIVAILLE, L. et DECOUDRAS, P.M., 1993, Contes et légendes touaregs du Niger, Paris.
RIVIERE, J., 1882, Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura.
SAVIGNAC, P., 1978, Contes berbères de Kabylie,
SCELLES-MILLIE, J., 1963, Contes sahariens du Souf, Paris.
SCHLAM, C.C., 1968, “ The curiosity of the Golden Ass ”, CJ, 164, 120-25.
SCHLAM, C.C., 1976, Cupid and Psyche. Apuleius and the Monuments, University Park.
SCHLAM, C.C., FINKELPEARL, E., 2001, “A review of Scholarship on Apuleius’Metamorphoses. “ 1970-1998 ”, Lustrum 42, Göttingen.
SCOBIE, A., 1983, Apuleius and Folklore, London.
SWAHN, J.O., 1955, The tale of Cupid and Psyche, Lund.
TEGETHOFF, E., 1922, Studien zum Märchentypus von Amor und Psyche, Bonn/Leipzig,
WEINREICH, 1930, “Eros und Psyche bei den Kabylen”, Archiv fur Religionswissenschaft, XXVIII, 1-2, 88-94.
WRIGHT, J., 1971, “Folk-tale and Literary Technique in Cupid and Psyche”, CQ, 21, 273-84.
ZIMMERMAN, M., et alii, 2004, Metamorphoses : Books IV 28-35, V and VI 1-24 : The Tale of Cupid and Psyche / Apuleius Madaurensis ; text, introduction and commentary, Groningen.
Article destiné à la Revue des Etudes Berbères, Volume 9, INALCO, 2014.