« Le calendrier berbère est un calendrier agraire ! » Cette assertion, qui se réfère implicitement au calendrier julien et fait l’unanimité dans tous les travaux sur le sujet (Doutté, Genevois, Servier, Drouin) n’a pourtant pas le caractère d’évidence qu’elle veut bien nous montrer. Sommes-nous réellement en présence d’un calendrier agraire issu de la révolution agricole du néolithique ou de ce qui est devenu une simple convention de langage ? Un bref rappel historique permettra de voir
que ce calendrier julien n’avait pas, au départ, le caractère agraire que lui prêtent les études contemporaines et qu’il n’a acquis cette qualité en Afrique du Nord qu’après avoir fait l’objet d’adaptations au cours du Moyen-âge.
YENNAYER :
Nnayer, terme employé dans toutes les régions du nord de l’Afrique, depuis les côtes méditerranéennes jusqu’au Sahel, désigne bien le premier jour du premier mois de l’année (ixf useggas, aqerru useggas, tawwurt useggas, amenzu useggas) et correspond au mois de Ianiarius du calendrier dit « julien ». Ce mois est le premier des douze de ce calendrier, créé par l’astronome alexandrin Sosigène, officialisé à Rome par Jules César en l’an 45 avant Jésus-Christ et imposé par son neveu Octave, dit « Auguste », dans tout l’empire romain. Calendrier solaire, il se décompose en 12 mois totalisant 365,25 jours.
Présent en Afrique du Nord dès la réorganisation de la province africaine et la création du royaume de Juba II par Auguste, ce calendrier est bien attesté dans le monde urbain par l’archéologie, jusqu’à l’effondrement de l’empire en 439. Sa trace se perd avec la fin des cités latinisées à partir du VIIIe siècle mais, paradoxalement, réapparait dans le royaume d’Andalus en la ville de Cordoue, dans les milieux scientifiques. C’est là qu’il est largement remanié par de nombreux agronomes et astronomes de l’Andalousie médiévale musulmane, au premier rang desquels ibn al Awwâm dans son Livre « de l’Agriculture » rédigé en 1175. Ces auteurs andalous utilisent en effet ce calendrier auquel ils ajoutent d’autres computs et traditions agraires (nabatéenne, syriaque, perse) et ce faisant, adaptent les noms des mois latins : ainsi, Ianiarius devient Yennayer, Aprilis, Abril, December, Dujamber, etc. Ces travaux médiévaux d’Andalousie sont par la suite diffusés à travers toute l’Afrique du Nord par l’intermédiaire d’ouvrages de vulgarisation rédigés par des Nord-africains, notamment Abu Miqra (XIVe siècle), puis surtout As Susi (XVIIe siècle). Il est frappant de constater qu’au début du XXe siècle, l’utilisation de l’ouvrage d’As Susi pour déterminer la date du premier jour du premier mois de l’année (Yennayer) selon le calendrier julien ait été relevée aussi bien en Maurétanie qu’en Kabylie et en Tunisie ; les clercs des zones rurales du nord comme du sud utilisent des carnets sur lesquels les mois de la liturgie musulmane trouvent leurs correspondants juliens. Les périodes des grands froids (Lyali), des grandes chaleurs (Smayem) et des pluies d’avril (Nisan) connues partout en Afrique du Nord sont des termes syriaques contenus dans ces travaux et proviennent directement de leur diffusion.
A l’origine, le calendrier julien était donc un calendrier scientifique qui n’était pas une création des paysans romains ni africains mais l’œuvre de savants égyptiens et grecs (astronomes, mathématiciens). Un calendrier agraire au sens strict est un calendrier qui se préoccupe d’exposer les pratiques à respecter pour obtenir les récoltes optimales en indiquant avec précision le moment où l’on doit planter, semer, traiter, greffer, récolter, ce qui n’était pas le souci de Jules César. Le but de celui-ci était d’obtenir un comput qui soit le reflet exact de l’année tropique (temps mis par la
terre pour effectuer sa révolution complète autour du soleil) afin de donner une stabilité et une régularité aux actes officiels et religieux, ce qui, jusque-là, constituait un véritable casse-tête. Bien avant l’instauration de ce calendrier, les Romains débutaient leur année (très imparfaite d’ailleurs) en mars. Ainsi, en Afrique du Nord, ce calendrier n’a acquis son caractère « agraire » qu’après le travail d’un autre type de savants, celui des agronomes andalous. Jusque-là, les paysans s’inspiraient de leur expérience et de leurs traditions propres (récits, croyances) pour obtenir de bonnes récoltes. Avant de s’appeler « Yennayer« , cette fête portait sans doute un autre nom et devait marquer, non le début de l’année, mais le solstice d’hiver, moment où le soleil reprenait sa course ascendante, amenant le retour de la lumière. C’est le même phénomène qui s’est produit en Europe où l’ancienne fête du solstice d’hiver (par exemple la fête de Yule germanique) est devenue le Noël des Chrétiens.
Yennayer fait donc partie des célébrations annuelles en rapport direct avec les phénomènes naturels qui marquent le renouveau, tout comme l’est une autre fête deux mois plus tard, Tafsut. Solstice d’hiver avec Ennayer, équinoxe de printemps avec Amenzu n tefsut, chacune de ces deux fêtes du renouveau se caractérise par des prescriptions et des interdits, des rites et des cérémonies dont il est possible de dégager une certaine unité au sein d’une infinité de variations régionales.
« Yennayer » : fête du solstice d’hiver
C’est une période de deux à trois jours selon les régions, parfois davantage.
_ Prescriptions :
Nettoyage et blanchiment de la maison ;
Renouvellement des ustensiles usagés ;
Jeûne de vingt et un jour par les femmes âgées Kabylie);
Réfection du foyer et changement des trois pierres ;
Sacrifice de coq (ayazid), poule, chevreau (aqelwach), lapin ;
Dépôt de grains de blé ou d’orge dans le moulin domestique, le foyer, l’ensouple inférieure du métier à tisser, la poutre maîtresse ;
Première coupe de cheveux du garçon ;
Tapissage du sol de la cour, de la litière des bêtes avec des plantes vertes ;
Prophylaxie corporelle par la coloration des sourcils avec la sève brûlée du genêt (Timmi s imetti uzezzu akken ad ssihent wallen).
_ Interdits :
Les interdits sont nombreux :
Interdiction de moudre et de balayer ;
Interdit du henné ;
Pas de beaux habits de fête ;
Interdiction de parler la nuit du basculement (Anti-Atlas marocain) ;
Interdit du tissage : si l’ouvrage n’est pas achevé, on le démonte et on le remonte plusieurs jours après Yennayer. La femme fait porter au loin dans la montagne la natte non terminée et la récupère à la fin de la période (Ouest algérien) ;
Interdit du lait et du beurre, parfois durant huit jours ;
Interdiction de donner du levain ou du feu aux voisins ;
Interdit sexuel la nuit de Yennayer ;
Interdit de se couper les ongles, de se raser ;
Interdit de « fermer » les deux parties du couscoussier par la bande habituelle de tissu meqful, (Miliana).
_ Aliments :
Le souper de la veille et le repas du lendemain sont les deux agapes réunissant tous les membres de la famille. Les ingrédients devant composer le repas de Yennayer varient sensiblement d’une région à l’autre mais les constantes sont parfaitement repérables. Le premier soir, ce sont les beignets (sfenǧ) que l’on mange à volonté ou les légumes secs bouillis. Le lendemain, jour du repas festif, on consomme le couscous aux sept légumes ou berkukes selon les régions. Les fèves, lentilles, pois-chiche, blé, navets, carottes, tomates, raisins secs, amandes, noix, cœur de palmier-nain font partis des aliments requis. Le repas doit se composer également de viande de volaille, l’idéal étant de sacrifier un coq par convive. Chacun doit manger à satiété afin d’éviter la faim durant toute l’année. On associe à ce repas la nouvelle belle-famille et les filles mariées pour lesquelles on réserve la part.
_ Présages :
La journée de Yennayer est la plus augurale d’entre toutes, ce qui s’accomplit ce jour-là se poursuivra tout au long de l’année. L’on essaie de tirer des présages par l’observation de toutes sortes de signes ou d’actions des hommes et des animaux. La pluie étant toujours très fortement souhaitée, on dépose sur le toit quatre petites marmites de terre contenant du gros sel, chacune représentant un des quatre premiers mois de l’année. Le lendemain on mesure le taux d’humidité et le degré de fonte du sel pour savoir en quel mois tombera la précieuse pluie. Parfois c’est une boule de pâte entourée de douze tas de sel représentant les douze mois de l’année (région de
Cherchell). On interroge les animaux domestiques, si ceux-ci répondent, l’année devrait se révéler prospère (Kabylie).
Bien que les mascarades se déroulent surtout à la fête de Taεacuṛt, on en trouve aussi au moment de Yennayer, même si celles-ci n’ont pas le même caractère spectaculaire. Arrêtons-nous un instant sur un vocable dont le sens est parfaitement inconnu des populations qui l’utilisent. Ici ou là, il désigne le jour de l’an (plusieurs groupes amazighs du Maroc, Touaregs, Aurès), ailleurs il fait partie intégrante des expressions rituelles que le cortège des enfants chante en allant de maison en maison quêter des friandises. Il possède de nombreuses variantes, à forme masculine ou féminine : Biannu, Bu-Ini, Tabennayut, Tabelyut, Tabernayut, Lalla Babiyanu, Tafaska n Lalla Babyannu (Ouargla). Ce nom est donné soit à la fête elle-même, soit à la vieille de janvier (tamγart n Yennayer), soit au masque du lion (Tlemcen), soit encore aux feux de joie de la fête de Taεacuṛt.
Certains auteurs ont voulu y voir une origine latine formée à partir de l’expression Bonus annus, « Bonne année » (Masqueray, Doutté, Westermarck). Mais cette étymologie fantaisiste d’auteurs habitués à rechercher les origines des faits amazighs systématiquement ailleurs que là où ils les observaient, obéissant au postulat selon lequel Imazighen ne possédaient ni religion, ni pensée a été abandonnée dans les travaux postérieurs. Les Touaregs de l’Aïr donnent le nom de Bianu à une fête de deux jours le 20 Moharram : une « fête d’amour » qui rappelle « la nuit de l’an », « la nuit de la confusion », « la nuit du bien-être », « la nuit du bonheur » connue de nombreux groupes amazighs marocains et au cours de laquelle, jeunes gens et jeunes filles se rencontrent la nuit dans un lieu déterminé. On ignore tout de la nature de ce Bianu. Etait-il un personnage masculin ou féminin ? Représentait-il une divinité androgyne ? Attachée à quelle fonction ? Bu-Ini, littéralement ’celui à la pierre du foyer’ aurait-il un lien avec Ccix lkanun, ’le vieux du foyer’, personnage imaginaire à longue barbe, de très petite taille, pas plus haut que les pierres du foyer ? Ce ’maître du feu’ dont on réaménage l’espace au moment de Yennayer par la réfection totale du foyer jouerait-il un rôle en lien avec la renaissance du soleil ? De plus, malgré sa petitesse et sa vieillesse, il conserve éternellement sa verdeur sexuelle puisqu’il convoite les jeunes filles de la maison qui se méfient de lui. De manière générale, on ne marche pas sur les cendres, signe de la crainte qu’il inspire.
Le choix du sacrifice du coq appelle aussi quelques commentaires. D’après H. Genevois, quelques villages de Maatkas, les At Abbas, Taguemount azouz n’immolent pas de coq pour Yennayer car, disent-ils, « c’est une pratique propre aux Arabes ». En réalité, le coq revêt sans doute un caractère sacré : dans les campagnes, il est « le génie » du temps liturgique puisqu’il peut faire l’appel à la prière et indiquer le moment de la rupture du jeûne du ramadhan « idden uyaziḍ ! », dit-on dans les campagnes. Ce coq domestique serait lui-même un des messagers du Roi des coqs qui informerait tous les coqs du moment du retour du jour. Le géographe du Moyen-âge, Al Bakri, dans sa Description de l’Afrique septentrionale affirme que les Berghawata utilisaient le cri du coq pour calculer le temps. D’autre part, il faut rappeler que le coq est l’animal du sacrifice de l’expulsion du mal, asfel et que c’est un coq qu’on sacrifie au seuil de la nouvelle maison. Il existe dans le souvenir de nombreuses personnes un sacrificateur préposé à l’égorgement des volailles nommé adebbaḥ bu yuzaḍ. Une poule et un coq blancs accompagnent les deux mariés du couple symbolique du printemps dans le rite de Duzru (Anti-Atlas marocain). Enfin, On sait par Al Bakri qu’il existait au Moyen-âge un interdit sur la consommation de volaille et d’œufs préconisé par les doctrines de deux prophètes amazighs (Maroc actuel), séparés par deux siècles d’intervalle, Salih Ibn Tarif au VIIIe siècle et Hâ-Mim au Xe. Cet interdit est encore observé aujourd’hui chez les Touaregs et dans certaines familles du Nord. Il faut souligner le caractère individuel du coq, puisque idéalement on doit sacrifier un coq par personne, enfant ou adulte, et la femme enceinte devrait en consommer deux (Maroc, ouest algérien). Son importance est confirmée par sa représentation sous forme de peinture ou de sculpture dans plusieurs tombeaux de l’antiquité nord-africaine, établissant un lien étroit avec le monde de l’au-delà. Il est certain que la présence de cet animal, attaché au lever du jour, n’est pas fortuite dans un moment dramatique comme celui du solstice d’hiver, marqué par des rites de deuil (interdits nombreux, silence et abstinence dans la nuit du basculement, etc.) suivi des réjouissances du lendemain (repas plantureux) destinées à donner au soleil une vigueur nouvelle. L’entretien du feu toute la nuit de Yennayer pourrait aller dans le même sens ainsi que les feux de taεcuṛt dont le caractère solsticial est indéniable ; chez les Ketama au sud du Rif, en hiver, hommes, femmes et enfants, rassemblés autour du feu, lancent des tisons enflammés dans la neige en mémoire d’une vieille tradition où il est question des Anciens qui savaient ramener au firmament le soleil et l’azur.
Enfin, l’on sait que ces fêtes de solstice sont surtout répandues chez les peuples éloignés de l’Equateur.
TAFSUT, fête de l’équinoxe de printemps
Tafsut vient de la racine FSU « défaire, étirer la laine, s’épanouir ». La fête du retour du printemps se déroule sur près de trois semaines au cours desquelles sont mis en relief deux moments majeurs, l’un à la fin du mois de février avec amenzu n tefsut et l’autre, le 21 mars (grégorien) avec tiririt uzal. Bien que l’arrivée du printemps soit partout ritualisée, ce sont la Kabylie et les Aurès qui nous en fournissent les données les plus riches.
La veille du premier jour est celui de la préparation de seksu uderyis : hommes, femmes, enfants, munis d’une tagelzimt (binette) vont faire une ample moisson de aderyis (thapsia) pour en utiliser l’écorce des racines. Une fois rentrées, les femmes préparent la décoction en extrayant le suc qu’elles jettent dans une marmite contenant de l’eau à laquelle elles ajoutent des œufs et de l’orge, le couscous est cuit par-dessus. Lors de la seconde cuisson à la vapeur, elles intègrent entre deux couches de couscous, des oignons émincés et de l’ail haché, de la graisse coupée en petits morceaux, poudre de poivron rouge. Il est consommé arrosé d’huile d’olive ou de beurre fraîchement baratté et agrémenté de miel ou de sucre. Les œufs durs sont mangés à part ou coupés et mélangés au couscous. L’orge, elle, est destinée à la volaille, confinée ce jour-là dans le poulailler avec interdiction de boire. D’ailleurs on ne boit pas du tout durant cette journée. Ce couscous est consommé très tôt le lendemain matin afin que la soif puisse être supportable. Pour éviter la soif, on ne mange rien d’autre de la journée jusqu’au soir. Parfois, pour éviter les affres de la soif, on le consomme le soir même. La thapsia est un purgatif puissant et possède des vertus médicinales contre divers maux (coup de froid, douleurs articulaires, troubles digestifs), il ne faut donc pas la diluer en buvant. L’accueil du printemps se fait le lendemain avec un corps purifié.
Le lendemain, donc, on se lève tôt le matin, les femmes se fardent, se vêtent de leurs plus beaux atours, se parent de leurs bijoux et partent avec les enfants en emportant une assiette de tiγrifin (crêpes) qu’elles lèvent vers le ciel en souhaitant la bienvenue au printemps, c’est Amager n tefsut :
A Lalla Tafsut, a m ijğğigen, Ô Dame Printemps à la parure fleurie
A tikli n tsekkurt ger iberwaqen, Ô démarche de la perdrix entre les asphodèles
Nekki mugreγ-kem-id s icebbwaḍen Je viens vers toi, chargée de crêpes
Kemmi, mager-yi-d s ijeğğigen! Viens vers moi, chargée de fleurs !
L’activité réservée aux jeunes est celle de dénicher des œufs dans les nids d’oiseaux ; les enfants, quant à eux, vont cueillir des bouquets de thym, de lavande et d’églantine ainsi que de quoi composer le déjeuner du reverdissement de la nature (ad-tezzegzew tefsut). Les femmes confectionnent pour les bergers des petites galettes que ces derniers font rouler comme des disques solaires sur le chemin du pâturage, tout en souhaitant la bienvenue au printemps.
La galette du printemps se décline en trois versions : la « mella » de Bgayet, fourrée à la pâte de dattes, la « timxelleεt« , farcie aux oignons émincés et aux morceaux de graisse mangée chaude dès le matin, et enfin « aγrum n leḥwal » fourré aux sept plantes potagères ou sauvages (oignon, ail, piment), menthe veloutée (nneεnaε), menthe pouliot (felgu), menthe à feuilles rondes (timijja), serpolet(zzeεteṛ) et de la graisse séchée.
La fête du printemps comporte quelques prescriptions mais se distingue de Yennayer par l’absence quasi-totale d’interdits ; les gestes requis sont les suivants :
_ Nettoyage de la maison :
Dépôt de pâte à crêpes sur les trois pierres du foyer ;
Habits de fêtes, maquillage complet, youyous ;
Cueillette de roses dont on se pare (Ouargla) ;
_ Aliments :
Sfenǧ (beignets) ;
Acebbwaḍ (grande crêpe trempée dans du lait) ;
Imensi n seksu uderyis (couscous et œufs durs cuits dans la décoction de thapsia) ;
Galette fourrée.
En Kabylie, on offre ce jour-là leur dîner aux insectes, imensi ibeεεac, composé des mêmes aliments que ceux des humains, à savoir des crêpes ou de la galette. Au moment de déposer la nourriture qui leur est réservée, une femme s’adresse à eux en leur disant simplement comme elle le ferait pour ses enfants, « Atan imensi-nnwen, ay ibeεεac ! » Ce partage de nourriture avec les insectes a pour but de se les concilier afin qu’ils ne viennent pas se rendre nuisibles aux hommes en leur détruisant leurs cultures ; c’est pourquoi on leur donne une nourriture sèche afin de limiter leur multiplication : tiγrifin akken ad γerfen !, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas virulents ou, selon une expression plus radicale, « aγrum aquran akken ad qqaren ! », c’est-à-dire « le pain sec afin qu’ils se dessèchent ! ». C’est aussi pour éviter le pullulement des fourmis qu’on ne roule pas le couscous le premier jour du printemps.
Le deuxième moment de la période festive du printemps est marqué par l’inauguration d’un nouvel horaire de pâturage, tiririt uzal (21 mars grégorien en Kabylie et dans les Aurès) accompagné de jeux et batailles rituels (les Hauts Seksawa du Maroc connaissent une fête joyeuse de la reprise du pâturage au début juillet, tizi n ticka). « C’est une véritable deuxième fête de Printemps ! », se plaisaient à dire les femmes kabyles et aurasiennes interrogées au milieu du vingtième siècle.
C’est au berger qu’il revient de mesurer la longueur de l’ombre portée par son corps pour déterminer le jour de l’inauguration du nouvel horaire de pâturage pour le bétail. Dès ce jour, ce dernier sortira deux fois par jour au lieu d’une, une fois tôt le matin, une autre fois l’après-midi, après la grosse chaleur de la mi-journée.
Comme au premier jour de Tafsut, les femmes habillés, fardées, portant leurs bijoux partent le matin faire moisson de branchages (laurier-rose, feuilles de cactus, genêts, bouquets d’orties) avec lesquels bergers et gens de la maison se frappent en riant et qui seront suspendus ensuite au-dessus de la porte de la maison. C’est le jour où l’on fait la plus grande consommation de laitages, sous forme de lait, de beurre et de fromage (aguglu).
Aux alentours de onze heures, c’est-à-dire au moment d’azal azaylal, où la chaleur et la lumière sont les plus intenses, les bergers et leur bétail rentrent de la séquence matinale du pâturage et sont accueillis dans un désordre joyeux mêlé d’excitation. C’est tiririt uzal (littéralement, le retour du jour) où, dit-on, le chant du coucou (ṭikkuk) affole les bœufs qui partent de tous côtés ; parfois le berger a le plus grand mal à les rassembler et s’empresse de les rentrer pour éviter qu’ils ne s’égarent, ce qui arrive parfois. Un esprit rationnel dirait que la période en question est aussi celle du retour des taons qui piquent les bœufs, lesquels se mettent à s’agiter et à courir en tous sens. Mais les Kabyles préfèrent expliquer le phénomène par la légende étiologique que voici. « Un jour que le coucou poussait son cri en regardant labourer des bœufs, il fut chassé par le laboureur. Il raconta sa mésaventure au Seigneur qui le dota d’un nouveau chant qui ne manquera pas de plaire aux bœufs. Le coucou revint alors vers ces derniers et se mit à chanter « tikkuk, tikkuk ! ». La réaction des bœufs ne se fit
pas attendre ; ils se mirent à s’agiter en tous sens, cassant le joug et la charrue. Les gens interrogèrent l’oiseau sur le sens de cette réaction, ce à quoi le coucou répondit que son chant contient tout ce que les gens ressentent sans jamais l’avoir vu. Il fut maudit par les hommes. Il leur rétorqua que, désormais, les 16, 17 et 18 mars (julien ?), les nœuds des colliers de labour seront cassés et les hommes auront intérêt à préparer les bergers à bien tenir les bœufs (lesquels s’agiteront joyeusement en l’entendant chanter !) » (Youcef Allioui). Le fait est que le coucou parasite les nids des autres oiseaux, la femelle y dépose ses œufs et les laisse couver par d’autres, ce qui a bien été remarqué par les Kabyles qui n’apprécient guère cette manière d’agir.
Jeux et batailles rituels.
Mathéa Gaudry décrit le jeu de takurt tel qu’il se déroulait dans les Aurès en 1929. La veille du premier jour du printemps, tifswin (remarquer le pluriel qui indique bien que le printemps ne comporte pas qu’un seul jour mais plusieurs moments s’écoulant sur une période), hommes et femmes partent dans la forêt. Chacun se coupe une branche d’arbre qu’il recourbe à la chaleur d’un grand feu pour faire une crosse, quc, qui servira à jouer à takurt. Puis, le groupe des femmes chargées de rameaux verts chantent en marchant et en ululant vers la maison, tandis que le groupe des hommes accompagne les musiciens et répondent aux you-yous des femmes en tirant des coups de feu. Après le déjeuner tout le monde repart vers la zaouia locale avant de partir vers l’aire à battre où doit se dérouler le jeu. On doit absolument jouer à ce jeu car « cela donne de la force ». Le terrain de jeu se situe sur un mamelon qui fait face au village ; « si on ne jouait pas à cet endroit, la peste s’ensuivrait ! ». Rien ne différencie le jeu des femmes de celui des hommes en dehors du degré de violence. Les mêlées laissent des blessures. Autour des joueurs, le cercle des spectateurs se compose de femmes tandis qu’autour des joueuses, il se compose d’hommes. Chez les hommes le jeu est très violent et provoque souvent des accidents ; normalement la balle est en alfa mais parfois elle est en bois.
Dans le Sud-ouest algérien (Sahara nord-occidental, oasis de Tabalbala), on raconte qu’autrefois, on jouait à la koura en deux camps : célibataires/hommes mariés en même temps que le rite de taγenja, ou bien, au lendemain de la tombée de la pluie.
Dans le nord du Maroc, un jeu de balle décrit par Mouliéras à la fin du XIXe siècle se pratique avec une balle bourrée de laine, de chiffons ou d’alfa, entourée d’une peau souple et traversée par une grosse aiguille qui dépasse de vingt centimètres de part et d’autre, un dard redoutable qui perce les mains et les têtes des joueurs insuffisamment adroits. Ceux-ci sont torse nu et vêtus d’un pantalon très court et doivent faire preuve d’une grande adresse : lorsque la balle est lancée, il s’agit, dans un grand bond vertical, de se saisir de l’aiguille sans arrêter la balle dans sa course. Le caractère sacré ne fait pas de doute puisqu’il « est interdit à ceux qui ne savent ni lire ni écrire et n’ont donc pas accès à la science des clercs« . Dans la zone de Marrakech se rencontre un jeu rituel pour faire cesser la sécheresse : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, chaque camp tire de son côté sur une corde jusqu’à ce qu’elle casse ; les spectateurs jettent ensuite de l’eau sur les deux camps et on partage le couscous commun.
Les Touaregs possèdent un jeu de balle lancée avec une crosse et qu’ils appellent « karey » (comparé au hockey). Les deux camps s’appellent « aman » ; seuls les nobles y participent, on dit du vainqueur qu’il « a bu », icwa. Le jeu de takurt fait partie des jeux rituels (marquer le printemps, amener la pluie) et est souvent le
privilège d’une classe à caractère religieux ; les anciennes cérémonies étaient sans doute présidées par une caste spéciale. Ces batailles rituelles étaient connues depuis au moins l’Antiquité et revêtaient un caractère religieux (Hérodote les signalait déjà chez les Libyens et, par la suite, Saint-Augustin à Caesarea, (Cherchell). Ces combats opposent deux éléments dont la rencontre est à la fois union et opposition. Ils s’agencent toujours en deux camps opposés et complémentaires (les deux moitiés d’un village, les deux sexes, deux saisons, Est /Ouest). Leur fonction est de tracer les limites entre deux moitiés symétriques : masculin/féminin, moitié haut/moitié bas du village, saison sèche/saison humide. Ils possèdent une force magique et divinatoire. Leur issue présage de l’avenir du fait que chaque camp porte en lui un élément de l’opposition. Les blessés et les morts devaient sans doute produire une jubilation car le décès faisait partie intégrante du rituel. Ils ont aussi pour fonction de fertiliser les humains, les bêtes et la terre.
Le solstice d’hiver et l’équinoxe de printemps, deux moments décisifs du renouveau annuel, se distinguent par leurs rites et leurs prescriptions alimentaires. De nombreux interdits caractérisent Yennayer, qui, loin d’être une célébration joyeuse, présente un visage où l’anxiété de la nuit du basculement vers un nouveau cycle est renforcée par la crainte du changement de corne du bœuf cosmique portant le monde. Cette nuit-là, on demeure à l’affût de l’instant où le taureau va faire basculer le monde sur l’autre corne, ce qui peut provoquer un tremblement de terre. De plus, était-on, jadis, totalement assuré de la reprise de l’ascension du soleil ? La nuit critique de Yennayer est une nuit de passage où le silence et le recueillement sont de mise avant les réjouissances du lendemain, lesquelles ne peuvent avoir lieu qu’après le passage effectué avec succès.
Il en est tout autrement pour le retour du printemps qui provoque la liesse générale de voir revenir la végétation dont on fait abondante cueillette. Le reverdissement de la nature, lié à l’alimentation des bêtes, inaugure le pâturage avec sa promesse de production de lait ; c’est avec les bouquets des herbes nouvelles que l’on nettoie la baratte. Souvenons-nous de l’interdit du lait au moment de Yennayer et de sa consommation maximale au moment de Tafsut. Un ensemble complexe de rites d’empêchement du vol magique de lait et de sa restitution se déroule au cours des fêtes de printemps, montrant ainsi l’importance de ce produit à ce moment de l’année. Enfin, mentionnons la célébration des mariages au printemps, saison de la régénération de la fertilité de la terre, des hommes et des bêtes ; c’est au printemps que se déroule le rite du mariage symbolique de Taslit lxir et Asli lxir, rapporté par E. Laoust dans son ouvrage Mots et choses berbères (1920).
Il est temps de se poser la question qui est cette déesse de l’amour et du printemps ?
La difficulté se fait jour dès lors qu’on tente de retrouver un sens ou de fournir une interprétation à ce foisonnement de rites et de croyances. Et pourtant, le travail des folkloristes doit absolument être dépassé, la collecte de données sous forme accumulative n’ayant pas donné grand-chose en dehors de sa valeur informative. A l’avenir, toute tentative d’analyse de cette masse imposante de faits exigera le concours de plusieurs disciplines (archéologie, histoire, anthropologie, linguistique) si l’on veut pouvoir un jour rendre compte de la profondeur de cet océan de croyances qu’Imazighen ont su conserver de façon exceptionnelle.
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Article destiné à une conférence organisée par l’association Tamazgha en Février 2010