31/08/2024

DEUX FETES AMAZIGHES : YENNAYER ET                AMENZU N’TEFSUT par Nedjima PLANTADE

« Le calendrier berbère est un calendrier agraire ! » Cette assertion, qui se réfère implicitement au calendrier julien  et fait l’unanimité dans  tous les travaux sur le  sujet (Doutté, Genevois, Servier, Drouin)  n’a  pourtant  pas  le  caractère  d’évidence  qu’elle  veut  bien  nous  montrer.  Sommes-nous réellement en présence d’un calendrier agraire issu de la révolution agricole du néolithique ou de ce qui est devenu une simple convention de langage ? Un bref rappel historique permettra de voir

que  ce  calendrier  julien  n’avait  pas,  au  départ,  le  caractère  agraire  que  lui  prêtent  les  études contemporaines  et  qu’il  n’a  acquis  cette  qualité  en  Afrique  du  Nord  qu’après  avoir  fait  l’objet d’adaptations au cours du Moyen-âge.

YENNAYER :

Nnayer,  terme  employé  dans  toutes  les  régions  du  nord  de  l’Afrique,  depuis  les  côtes méditerranéennes  jusqu’au  Sahel,  désigne  bien  le  premier  jour  du  premier  mois  de  l’année  (ixf useggas, aqerru useggas, tawwurt useggas, amenzu useggas) et correspond au mois de Ianiarius du calendrier dit « julien ». Ce mois est le premier des douze de ce calendrier, créé par l’astronome alexandrin Sosigène, officialisé à Rome par Jules César en l’an 45 avant Jésus-Christ et imposé par  son  neveu  Octave,  dit  « Auguste »,  dans  tout  l’empire  romain.  Calendrier  solaire,  il  se décompose en 12 mois totalisant 365,25 jours.

Présent en Afrique du Nord dès la réorganisation de la province africaine et la création du royaume de  Juba  II  par  Auguste,  ce  calendrier  est  bien  attesté  dans  le  monde  urbain  par  l’archéologie, jusqu’à l’effondrement de l’empire en 439. Sa trace se perd avec la fin des cités latinisées à partir du  VIIIe siècle  mais, paradoxalement,  réapparait  dans  le  royaume  d’Andalus  en  la  ville  de Cordoue,  dans  les  milieux  scientifiques.  C’est  là  qu’il  est  largement  remanié  par  de  nombreux agronomes et astronomes de l’Andalousie médiévale musulmane, au premier rang desquels ibn al Awwâm dans son Livre « de l’Agriculture » rédigé en 1175. Ces auteurs andalous utilisent en effet ce calendrier auquel ils ajoutent d’autres computs et traditions agraires (nabatéenne, syriaque, perse) et ce faisant, adaptent les noms des mois latins : ainsi,  Ianiarius devient  Yennayer, Aprilis, Abril, December, Dujamber, etc. Ces travaux médiévaux d’Andalousie sont par la suite diffusés à travers toute  l’Afrique  du  Nord  par  l’intermédiaire  d’ouvrages  de  vulgarisation  rédigés  par  des  Nord-africains, notamment Abu Miqra (XIVe siècle), puis surtout As Susi (XVIIe siècle). Il est frappant de constater qu’au début du XXe siècle, l’utilisation de l’ouvrage d’As Susi pour déterminer la date du premier jour du premier mois de l’année (Yennayer) selon le calendrier julien ait été relevée aussi bien en Maurétanie qu’en Kabylie et en Tunisie ; les clercs des zones rurales du nord comme du sud  utilisent  des  carnets  sur  lesquels  les  mois  de  la  liturgie  musulmane  trouvent  leurs correspondants juliens. Les périodes des grands froids (Lyali), des grandes chaleurs (Smayem) et des pluies d’avril (Nisan) connues partout en Afrique du Nord sont des termes syriaques contenus dans ces travaux et proviennent directement de leur diffusion.

A l’origine, le calendrier julien était donc un calendrier scientifique qui n’était pas une création des paysans  romains  ni  africains  mais  l’œuvre  de  savants  égyptiens  et  grecs  (astronomes, mathématiciens). Un calendrier agraire au sens strict est un calendrier qui se préoccupe d’exposer les pratiques à respecter pour obtenir les récoltes optimales en indiquant avec précision le moment où l’on doit planter, semer, traiter, greffer, récolter, ce qui n’était pas le souci de Jules César. Le but de celui-ci était d’obtenir un comput qui soit le reflet exact de l’année tropique (temps mis par la

terre  pour  effectuer  sa  révolution  complète  autour  du  soleil)  afin  de  donner  une  stabilité  et  une régularité aux actes officiels et religieux, ce qui, jusque-là, constituait un véritable casse-tête. Bien avant l’instauration de ce calendrier, les Romains débutaient leur année (très imparfaite d’ailleurs) en mars. Ainsi, en Afrique du Nord, ce calendrier n’a acquis  son  caractère « agraire » qu’après  le travail  d’un  autre  type  de  savants,  celui  des  agronomes  andalous.  Jusque-là,  les  paysans s’inspiraient de leur expérience et de leurs traditions propres (récits, croyances) pour obtenir de bonnes  récoltes.  Avant  de  s’appeler  « Yennayer« ,  cette  fête  portait  sans  doute  un  autre  nom  et devait marquer, non le début de l’année, mais le solstice d’hiver, moment où le soleil reprenait sa course ascendante, amenant le retour de la lumière. C’est le même phénomène qui s’est produit en  Europe  où  l’ancienne  fête  du  solstice  d’hiver  (par  exemple  la  fête  de  Yule germanique) est devenue le Noël des Chrétiens.

Yennayer fait  donc  partie  des  célébrations  annuelles  en  rapport  direct  avec  les  phénomènes naturels qui marquent le renouveau, tout comme l’est une autre fête deux mois plus tard, Tafsut. Solstice d’hiver avec Ennayer, équinoxe de printemps avec Amenzu n tefsut, chacune de ces deux fêtes  du  renouveau  se  caractérise  par  des  prescriptions  et  des  interdits,  des rites  et  des cérémonies dont il est possible de dégager une certaine unité au sein d’une infinité de variations régionales.

   « Yennayer » : fête du solstice d’hiver

C’est une période de deux à trois jours selon les régions, parfois davantage.

_ Prescriptions :

  Nettoyage  et blanchiment  de la maison ;

  Renouvellement des ustensiles usagés ;

  Jeûne de vingt et un  jour par les femmes  âgées   Kabylie);

  Réfection  du foyer et changement  des trois pierres ;

  Sacrifice de coq (ayazid), poule,  chevreau (aqelwach), lapin ;

  Dépôt de grains de blé ou d’orge dans le moulin domestique, le foyer, l’ensouple inférieure du métier à tisser,  la  poutre maîtresse ;

  Première  coupe de cheveux du  garçon ;

  Tapissage du sol de la cour, de la litière des  bêtes avec des plantes  vertes ;

  Prophylaxie corporelle par la coloration des sourcils avec la sève brûlée du genêt (Timmi s imetti uzezzu akken ad ssihent wallen).

_ Interdits :

Les interdits sont nombreux :

  Interdiction de moudre  et de balayer ;

  Interdit du henné ;

  Pas de  beaux habits de fête ;

  Interdiction de parler la nuit du basculement (Anti-Atlas  marocain) ;

  Interdit du tissage : si l’ouvrage n’est pas achevé, on le démonte et on le remonte plusieurs jours après  Yennayer.  La  femme  fait  porter  au  loin  dans  la  montagne  la  natte  non  terminée  et  la récupère à la fin de la période (Ouest algérien) ;

 Interdit du lait et du beurre, parfois durant huit jours ;

 Interdiction de donner du levain ou du feu aux voisins ;

  Interdit  sexuel la nuit de Yennayer ;

  Interdit de se couper les ongles, de se raser ;

  Interdit de « fermer » les  deux parties  du  couscoussier par la  bande habituelle  de  tissu  meqful, (Miliana).

_ Aliments :

Le souper de la veille et le repas du lendemain sont les deux agapes réunissant tous les membres de la famille. Les ingrédients devant composer le repas de  Yennayer varient sensiblement d’une région  à  l’autre  mais  les  constantes  sont  parfaitement  repérables.  Le  premier  soir,  ce  sont  les beignets  (sfenǧ)  que  l’on  mange  à  volonté  ou  les  légumes  secs  bouillis.  Le  lendemain,  jour  du repas  festif,  on  consomme  le  couscous  aux  sept  légumes  ou  berkukes selon  les  régions.  Les fèves, lentilles, pois-chiche, blé, navets, carottes, tomates, raisins secs, amandes, noix, cœur de palmier-nain font partis des aliments requis. Le repas doit se composer également de viande de volaille, l’idéal étant de sacrifier un coq par convive. Chacun doit manger à satiété afin d’éviter la faim durant toute l’année. On associe à ce repas la nouvelle belle-famille et les filles mariées pour lesquelles on réserve la part.

_ Présages :

La  journée  de Yennayer est la plus augurale d’entre  toutes, ce qui s’accomplit  ce  jour-là  se poursuivra tout au long de l’année. L’on essaie de tirer des présages par l’observation de toutes sortes de signes ou d’actions des hommes et des animaux. La pluie étant toujours très fortement souhaitée, on dépose sur le toit quatre petites marmites de terre contenant du gros sel, chacune représentant un des quatre premiers mois de l’année. Le lendemain on mesure le taux d’humidité et le degré de fonte du sel pour savoir en quel mois tombera la précieuse pluie. Parfois c’est une boule  de  pâte entourée de douze tas de  sel représentant les douze  mois de l’année  (région  de

Cherchell). On interroge les animaux domestiques, si ceux-ci répondent, l’année devrait se révéler prospère (Kabylie).

Bien que les mascarades se déroulent surtout à la fête de Taεacuṛt, on en trouve aussi au moment de  Yennayer,  même  si  celles-ci  n’ont  pas  le  même  caractère  spectaculaire.  Arrêtons-nous  un instant sur un vocable dont le sens est parfaitement inconnu des populations qui l’utilisent. Ici ou là, il désigne le jour de l’an (plusieurs groupes amazighs du Maroc, Touaregs, Aurès), ailleurs il fait partie intégrante des expressions rituelles que le cortège des enfants chante en allant de maison en  maison  quêter  des  friandises.  Il  possède  de  nombreuses  variantes,  à  forme  masculine  ou féminine :  Biannu,  Bu-IniTabennayut,  Tabelyut,  Tabernayut,  Lalla  BabiyanuTafaska  n Lalla Babyannu (Ouargla). Ce nom est donné soit à la fête elle-même, soit à la vieille de janvier (tamγart n Yennayer), soit au masque du lion (Tlemcen), soit encore aux feux de joie de la fête de Taεacuṛt.

Certains auteurs ont voulu y voir une origine latine formée à partir de l’expression Bonus annus, « Bonne  année »  (Masqueray,  Doutté,  Westermarck).  Mais  cette  étymologie  fantaisiste  d’auteurs habitués à rechercher les origines des faits amazighs systématiquement ailleurs que là où ils les observaient, obéissant au postulat selon lequel Imazighen ne possédaient ni religion, ni pensée a été abandonnée dans les travaux postérieurs. Les Touaregs de l’Aïr donnent le nom de  Bianu à une fête de deux jours le 20 Moharram : une « fête d’amour » qui rappelle « la nuit de l’an », « la nuit de la confusion », « la nuit du bien-être », « la nuit du bonheur » connue de nombreux groupes amazighs marocains et au cours de laquelle, jeunes gens et jeunes filles se rencontrent la nuit dans un lieu déterminé. On ignore tout de la nature de ce  Bianu. Etait-il un personnage masculin ou féminin ? Représentait-il une divinité androgyne ? Attachée à quelle fonction ? Bu-Ini, littéralement ’celui à la pierre  du  foyer’ aurait-il  un  lien  avec  Ccix  lkanun,  ’le  vieux  du  foyer’,  personnage  imaginaire  à longue barbe, de très petite taille, pas plus haut que les pierres du foyer ? Ce ’maître du feu’ dont on réaménage l’espace au moment de Yennayer par la réfection totale du foyer jouerait-il un rôle en lien avec la renaissance du soleil ? De plus, malgré sa petitesse et sa vieillesse, il conserve éternellement sa verdeur sexuelle puisqu’il convoite les jeunes filles de la maison qui se méfient de lui. De manière générale, on ne marche pas sur les cendres, signe de la crainte qu’il inspire.

Le choix du sacrifice du coq appelle aussi quelques commentaires. D’après H. Genevois, quelques villages de Maatkas, les At Abbas, Taguemount azouz n’immolent pas de coq pour  Yennayer car, disent-ils, « c’est une pratique propre aux Arabes ». En réalité, le coq revêt sans doute un caractère sacré : dans les campagnes, il est « le  génie » du  temps liturgique  puisqu’il peut faire l’appel à  la prière et indiquer le moment de la rupture du jeûne du ramadhan « idden uyaziḍ ! », dit-on dans les campagnes.  Ce  coq  domestique  serait  lui-même  un  des  messagers  du  Roi  des  coqs  qui informerait tous les coqs du moment du retour du jour. Le géographe du Moyen-âge, Al Bakri, dans sa Description de l’Afrique septentrionale affirme que les Berghawata utilisaient le cri du coq pour calculer le temps. D’autre part, il faut rappeler que le coq est l’animal du sacrifice de l’expulsion du mal,  asfel  et  que  c’est  un  coq  qu’on  sacrifie  au  seuil  de  la  nouvelle  maison.  Il  existe  dans  le souvenir de nombreuses personnes un sacrificateur préposé à l’égorgement des volailles nommé adebbaḥ  bu  yuzaḍ. Une poule et  un coq  blancs  accompagnent  les  deux  mariés  du  couple symbolique du printemps dans le rite de Duzru (Anti-Atlas marocain). Enfin, On sait par Al Bakri qu’il existait au Moyen-âge un interdit sur la consommation de volaille et d’œufs préconisé par les doctrines de deux prophètes amazighs (Maroc actuel), séparés par deux siècles d’intervalle, Salih Ibn  Tarif  au  VIIIe  siècle  et  Hâ-Mim  au  Xe. Cet  interdit  est  encore  observé  aujourd’hui  chez  les Touaregs  et  dans  certaines  familles  du  Nord.  Il  faut  souligner  le  caractère  individuel  du  coq, puisque idéalement on doit sacrifier un coq par personne, enfant ou adulte, et la femme enceinte devrait  en  consommer  deux  (Maroc,  ouest  algérien).  Son  importance  est  confirmée  par  sa représentation  sous  forme  de  peinture  ou  de  sculpture  dans  plusieurs  tombeaux  de  l’antiquité nord-africaine, établissant un lien étroit avec le monde de l’au-delà. Il est certain que la présence de cet animal, attaché au lever du jour, n’est pas fortuite dans un moment  dramatique  comme  celui  du  solstice  d’hiver,  marqué  par  des  rites  de  deuil  (interdits nombreux, silence  et abstinence  dans  la  nuit  du  basculement,  etc.) suivi  des  réjouissances  du lendemain (repas plantureux) destinées à donner au soleil une vigueur nouvelle. L’entretien du feu toute la nuit de  Yennayer pourrait aller dans le même sens ainsi que les feux de  taεcuṛt dont le caractère solsticial est indéniable ; chez les Ketama au sud du Rif, en hiver, hommes, femmes et enfants, rassemblés autour du feu, lancent des tisons enflammés dans la neige en mémoire d’une vieille tradition où il est question des Anciens qui savaient ramener au firmament le soleil et l’azur.

Enfin,  l’on  sait  que  ces  fêtes  de  solstice  sont  surtout  répandues  chez  les  peuples  éloignés  de l’Equateur.

TAFSUT, fête de l’équinoxe de printemps

Tafsut vient de la racine FSU « défaire, étirer la laine, s’épanouir ». La fête du retour du printemps se déroule sur près de trois semaines au cours desquelles sont mis en relief deux moments majeurs, l’un à la fin du mois de février avec  amenzu n tefsut et l’autre, le 21 mars (grégorien) avec  tiririt uzal. Bien que l’arrivée du printemps soit partout ritualisée, ce sont la Kabylie et les Aurès qui nous en fournissent les données les plus riches.

La veille du premier jour est celui de la préparation de seksu uderyis : hommes, femmes, enfants, munis d’une  tagelzimt  (binette) vont faire une ample moisson de  aderyis (thapsia) pour en utiliser l’écorce  des  racines.  Une  fois  rentrées,  les  femmes  préparent  la  décoction  en  extrayant  le  suc qu’elles jettent dans une marmite contenant de l’eau à laquelle elles ajoutent des œufs et de l’orge, le couscous est cuit par-dessus. Lors de la seconde cuisson à la vapeur, elles intègrent entre deux couches  de  couscous,  des  oignons  émincés  et  de  l’ail  haché,  de  la  graisse  coupée  en  petits morceaux,  poudre  de  poivron  rouge. Il  est  consommé  arrosé  d’huile  d’olive  ou  de  beurre fraîchement  baratté  et  agrémenté  de  miel  ou  de  sucre.  Les  œufs  durs  sont  mangés  à  part  ou coupés et mélangés au couscous. L’orge,  elle,  est  destinée  à  la  volaille,  confinée  ce  jour-là  dans  le  poulailler  avec  interdiction  de boire. D’ailleurs on ne boit pas du tout durant cette journée. Ce couscous est consommé très tôt le lendemain  matin  afin  que  la  soif  puisse  être  supportable.  Pour  éviter  la  soif,  on  ne  mange  rien d’autre de la journée jusqu’au soir. Parfois, pour éviter les affres de la soif, on le consomme le soir même. La thapsia est un purgatif puissant et possède des vertus médicinales contre divers maux (coup  de  froid,  douleurs  articulaires,  troubles  digestifs), il ne faut  donc  pas  la  diluer  en  buvant. L’accueil du printemps se fait le lendemain avec un corps purifié.

Le lendemain, donc, on se lève tôt le matin, les femmes se fardent, se vêtent de leurs plus beaux atours, se parent de leurs bijoux et partent avec les enfants en emportant une assiette de  tiγrifin (crêpes) qu’elles lèvent vers le ciel en souhaitant la bienvenue au printemps, c’est Amager n tefsut :

A Lalla Tafsut, a m ijğğigen,   Ô Dame Printemps à la parure                                                               fleurie

A tikli n tsekkurt ger iberwaqen,   Ô démarche de la perdrix entre les  asphodèles

Nekki mugreγ-kem-id s icebbwaḍen    Je viens vers toi, chargée de crêpes

Kemmi, mager-yi-d s ijeğğigen!      Viens vers moi, chargée de fleurs !

L’activité réservée aux jeunes est celle de dénicher des œufs dans les nids d’oiseaux ; les enfants, quant  à  eux,  vont  cueillir  des  bouquets  de  thym,  de  lavande  et  d’églantine  ainsi  que  de  quoi composer  le  déjeuner  du reverdissement  de  la  nature  (ad-tezzegzew  tefsut).  Les  femmes confectionnent  pour  les  bergers  des  petites  galettes  que  ces  derniers  font  rouler  comme  des disques solaires sur le chemin du pâturage, tout en souhaitant la bienvenue au printemps.

La galette du printemps se décline en trois versions : la « mella » de Bgayet, fourrée à la pâte de dattes, la « timxelleεt« , farcie aux oignons émincés et aux morceaux de graisse mangée chaude dès le  matin,  et  enfin  « aγrum  n  leḥwal »  fourré  aux  sept  plantes  potagères  ou  sauvages  (oignon,  ail, piment),  menthe  veloutée  (nneεnaε),  menthe  pouliot  (felgu),  menthe  à  feuilles  rondes  (timijja), serpolet(zzeεteṛ) et de la graisse  séchée.

La  fête  du  printemps  comporte  quelques prescriptions  mais  se  distingue  de  Yennayer par l’absence quasi-totale d’interdits ; les gestes requis sont les suivants :

 _ Nettoyage de la maison :

  Dépôt de pâte à crêpes sur les trois pierres du foyer ;

  Habits  de fêtes, maquillage  complet, youyous ;

   Cueillette  de roses dont on se pare (Ouargla) ;

_ Aliments :

  Sfenǧ  (beignets) ;

  Acebbwaḍ (grande crêpe trempée dans du lait) ;

  Imensi  n  seksu  uderyis (couscous  et  œufs  durs  cuits  dans  la  décoction  de  thapsia) ;

   Galette fourrée.

En  Kabylie,  on  offre  ce  jour-là  leur  dîner  aux  insectes,  imensi  ibeεεac,  composé  des  mêmes aliments que ceux des humains, à savoir des crêpes ou de la galette. Au moment de déposer la nourriture qui leur est réservée, une femme s’adresse à eux en leur disant simplement comme elle le  ferait  pour  ses  enfants,  « Atan  imensi-nnwen,  ay  ibeεεac ! »  Ce  partage  de  nourriture  avec  les insectes a pour but de se les concilier afin qu’ils ne viennent pas se rendre nuisibles aux hommes en leur détruisant leurs cultures ; c’est pourquoi on leur donne une nourriture sèche afin de limiter leur multiplication : tiγrifin akken ad γerfen !, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas virulents ou, selon une expression plus radicale, « aγrum aquran akken ad qqaren ! », c’est-à-dire « le pain sec afin qu’ils se dessèchent ! ». C’est aussi pour éviter le pullulement des fourmis qu’on ne roule pas le couscous le premier jour du printemps.

Le deuxième moment de la période festive du printemps est marqué par l’inauguration d’un nouvel horaire de pâturage,  tiririt uzal (21 mars grégorien en Kabylie et dans les Aurès) accompagné de jeux et batailles rituels (les Hauts Seksawa du Maroc connaissent une fête joyeuse de la reprise du pâturage  au  début  juillet,  tizi  n  ticka).  « C’est  une  véritable  deuxième  fête  de  Printemps ! »,  se plaisaient  à  dire  les  femmes  kabyles  et  aurasiennes  interrogées  au  milieu  du  vingtième  siècle.

C’est  au  berger  qu’il  revient  de  mesurer  la  longueur  de  l’ombre  portée  par  son  corps  pour déterminer le jour de l’inauguration du nouvel horaire de pâturage pour le bétail. Dès ce jour, ce dernier sortira deux fois par jour au  lieu d’une, une fois  tôt le  matin, une  autre fois l’après-midi, après la grosse chaleur de la mi-journée.

Comme  au  premier  jour  de  Tafsut,  les  femmes  habillés,  fardées,  portant  leurs  bijoux  partent  le matin  faire  moisson  de  branchages  (laurier-rose,  feuilles  de  cactus,  genêts,  bouquets  d’orties) avec lesquels bergers et gens de la maison se frappent en riant et qui seront suspendus ensuite au-dessus  de  la  porte  de  la  maison.  C’est  le  jour  où  l’on  fait  la  plus  grande  consommation  de laitages, sous forme de lait, de beurre et de fromage (aguglu).

Aux alentours de onze heures, c’est-à-dire au moment d’azal azaylal, où la chaleur et la lumière sont les plus intenses, les bergers et leur bétail rentrent de la séquence matinale du pâturage et sont accueillis dans un désordre joyeux mêlé d’excitation. C’est  tiririt uzal (littéralement, le retour du jour) où, dit-on, le chant du coucou (ṭikkuk) affole les bœufs qui partent de tous côtés ; parfois le berger a le plus grand  mal  à  les rassembler  et s’empresse  de  les  rentrer  pour  éviter  qu’ils  ne s’égarent, ce qui arrive parfois. Un esprit rationnel dirait que la période en question est aussi celle du retour des taons qui piquent les  bœufs,  lesquels  se  mettent  à  s’agiter  et  à  courir  en  tous  sens.  Mais  les  Kabyles  préfèrent expliquer le phénomène par la légende étiologique que voici. « Un jour que le coucou poussait son cri en regardant labourer des bœufs, il fut chassé par le laboureur. Il raconta sa mésaventure au Seigneur qui le dota d’un nouveau chant qui ne manquera pas de plaire aux bœufs. Le coucou revint alors vers ces derniers et se mit à chanter « tikkuk, tikkuk ! ». La réaction des bœufs ne se fit

pas  attendre ; ils se  mirent  à s’agiter  en  tous  sens,  cassant  le  joug  et la  charrue.  Les  gens interrogèrent  l’oiseau sur le  sens  de cette  réaction, ce à  quoi le coucou répondit  que  son  chant contient tout ce que les gens ressentent sans jamais l’avoir vu. Il fut maudit par les hommes. Il leur rétorqua que, désormais, les 16, 17 et 18 mars (julien ?), les nœuds des colliers de labour seront cassés  et  les  hommes  auront  intérêt  à  préparer  les  bergers  à  bien  tenir  les  bœufs  (lesquels s’agiteront  joyeusement  en  l’entendant  chanter !) »  (Youcef  Allioui).  Le  fait  est  que  le  coucou parasite  les  nids  des  autres  oiseaux, la  femelle y dépose  ses œufs  et  les  laisse  couver  par d’autres, ce qui a bien été remarqué par les Kabyles qui n’apprécient guère cette manière d’agir.

Jeux et batailles rituels.

Mathéa Gaudry décrit le jeu de takurt tel qu’il se déroulait dans les Aurès en 1929. La  veille  du  premier  jour  du  printemps,  tifswin (remarquer  le  pluriel  qui  indique  bien  que  le printemps ne comporte pas qu’un seul jour mais plusieurs moments s’écoulant sur une période), hommes et femmes partent dans la forêt. Chacun se coupe une branche d’arbre qu’il recourbe à la chaleur d’un grand feu pour faire une crosse, quc, qui servira à jouer à takurt. Puis, le groupe des femmes chargées de rameaux verts chantent en marchant et en ululant vers la maison, tandis que le  groupe  des  hommes  accompagne  les  musiciens  et  répondent  aux  you-yous  des  femmes  en tirant des coups de feu. Après le déjeuner tout le monde repart vers la zaouia locale avant de partir vers l’aire à battre où doit se dérouler le jeu. On doit absolument jouer à ce jeu car « cela donne de la force ». Le terrain de jeu se situe sur un mamelon qui fait face au village ; « si on ne jouait pas à cet endroit, la peste s’ensuivrait ! ». Rien ne différencie le jeu des femmes de celui des hommes en dehors du degré de violence. Les mêlées laissent des blessures. Autour des joueurs, le cercle des spectateurs  se  compose  de  femmes  tandis  qu’autour  des  joueuses,  il  se  compose  d’hommes. Chez les hommes le jeu est très violent et provoque souvent des accidents ; normalement la balle est en alfa mais parfois elle est en bois.

Dans le Sud-ouest algérien (Sahara nord-occidental, oasis de Tabalbala), on raconte qu’autrefois, on jouait à la  koura en deux camps : célibataires/hommes mariés en même temps que le rite de taγenja, ou bien, au lendemain de la tombée de la pluie.

Dans le nord du Maroc, un jeu de balle décrit par Mouliéras à la fin du XIXe siècle se pratique avec une balle bourrée de laine, de chiffons ou d’alfa, entourée d’une peau souple et traversée par une grosse aiguille qui dépasse de vingt centimètres de part et d’autre, un dard redoutable qui perce les  mains  et  les  têtes  des  joueurs  insuffisamment  adroits. Ceux-ci  sont  torse  nu  et  vêtus  d’un pantalon  très court et doivent  faire  preuve d’une grande  adresse : lorsque la  balle est lancée, il s’agit,  dans  un  grand  bond  vertical,  de  se  saisir  de  l’aiguille  sans arrêter la balle dans  sa  course.  Le caractère sacré ne fait pas de doute puisqu’il « est interdit à ceux qui ne savent ni lire ni écrire et n’ont donc pas accès à la science des clercs« . Dans la zone de Marrakech se rencontre un jeu rituel pour faire cesser la sécheresse : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, chaque camp tire de son côté sur une corde jusqu’à ce qu’elle casse ; les spectateurs jettent ensuite de l’eau sur les deux camps et on partage le couscous commun.

Les  Touaregs  possèdent  un  jeu  de  balle  lancée  avec  une  crosse  et  qu’ils  appellent  « karey » (comparé au hockey). Les deux camps s’appellent « aman » ; seuls les nobles y participent, on dit du vainqueur qu’il  « a bu », icwa. Le jeu de takurt fait partie des jeux rituels (marquer le printemps, amener la pluie) et est souvent le

privilège  d’une  classe  à  caractère  religieux ;  les  anciennes  cérémonies  étaient  sans  doute présidées  par  une  caste  spéciale.  Ces  batailles  rituelles  étaient  connues  depuis  au  moins l’Antiquité et revêtaient un caractère religieux (Hérodote les signalait déjà chez les Libyens et, par la  suite,  Saint-Augustin  à  Caesarea,  (Cherchell).  Ces  combats  opposent  deux  éléments  dont  la rencontre  est  à  la  fois  union  et  opposition. Ils  s’agencent  toujours  en  deux  camps  opposés  et complémentaires (les deux moitiés d’un village, les deux sexes, deux saisons, Est /Ouest). Leur fonction  est  de  tracer  les  limites  entre  deux  moitiés  symétriques :  masculin/féminin,  moitié haut/moitié  bas  du  village,  saison  sèche/saison  humide.  Ils  possèdent  une  force  magique  et divinatoire. Leur issue  présage  de  l’avenir  du  fait que  chaque  camp  porte en  lui un élément  de l’opposition.  Les  blessés  et  les  morts  devaient  sans  doute  produire  une  jubilation  car  le  décès faisait partie intégrante du rituel. Ils ont aussi pour fonction de fertiliser les humains, les bêtes et la terre.

Le  solstice  d’hiver  et  l’équinoxe  de  printemps,  deux  moments  décisifs  du  renouveau  annuel,  se distinguent par leurs rites et leurs prescriptions alimentaires. De nombreux interdits caractérisent Yennayer, qui, loin d’être une célébration joyeuse, présente un visage où l’anxiété de la nuit du basculement vers un nouveau cycle est renforcée par la crainte du changement de corne du bœuf cosmique portant le monde. Cette nuit-là, on demeure à l’affût de l’instant où le taureau va faire basculer le monde sur l’autre corne, ce qui peut provoquer un tremblement de terre. De plus, était-on, jadis, totalement assuré de la reprise de l’ascension du soleil ? La nuit critique de Yennayer est une nuit  de passage où le silence et le recueillement  sont  de  mise  avant  les  réjouissances  du lendemain, lesquelles ne peuvent avoir lieu qu’après le passage effectué avec succès.

Il en est tout autrement pour le retour du printemps qui provoque la liesse générale de voir revenir la végétation dont on fait abondante cueillette. Le reverdissement de la nature, lié à l’alimentation des bêtes, inaugure le pâturage avec sa promesse de production de lait ; c’est avec les bouquets des herbes nouvelles que l’on nettoie la baratte. Souvenons-nous de l’interdit du lait au moment de Yennayer et de sa consommation maximale au moment de Tafsut. Un ensemble complexe de rites d’empêchement du vol magique  de lait et de sa restitution se  déroule au cours des  fêtes  de printemps, montrant ainsi l’importance de ce produit à ce moment de l’année. Enfin, mentionnons la célébration des mariages au printemps, saison de la régénération de la fertilité de la terre, des hommes et des bêtes ; c’est au printemps que se déroule le rite du mariage symbolique de Taslit lxir et Asli lxir, rapporté par E. Laoust dans son ouvrage Mots et choses berbères (1920).

Il est temps de se poser la question qui est cette déesse de l’amour et du printemps ?

La difficulté se fait jour dès lors qu’on tente de retrouver un sens ou de fournir une interprétation à ce foisonnement de rites et de croyances. Et pourtant, le travail des folkloristes doit absolument être dépassé, la collecte de données sous forme accumulative n’ayant pas donné grand-chose en dehors de sa valeur informative. A l’avenir, toute tentative d’analyse de cette masse imposante de faits exigera le concours de plusieurs disciplines (archéologie, histoire, anthropologie, linguistique) si  l’on  veut  pouvoir  un  jour  rendre  compte  de  la  profondeur  de  cet  océan  de  croyances qu’Imazighen ont su conserver de façon exceptionnelle.

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Article destiné à une conférence organisée par l’association Tamazgha en Février 2010

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