31/08/2024

DE QUELQUES RITES DIVINATOIRES KABYLES

                  par Nedjima Plantade

Divination : « Art de découvrir ce qui est                                  caché par des moyens qui ne relèvent pas d’une connaissance naturelle ».

                                       (Le Robert)

   Parmi les formes de mantique existant en Kabylie il convient de distinguer d’emblée la divination déductive dans laquelle l’esprit humain actif opère un déchiffrage de signes concrets, et la divination inspirée où le devin n’est qu’un réceptacle  passif de l’inspiration divine. Alors que la seconde ne peut s’opérer que par l’intermédiaire d’un être choisi, le devin ou la devineresse, la première ne l’exige pas  nécessairement.

   La divination déductive repose sur un savoir acquis et pourrait à la limite être l’affaire de tout le monde : ainsi en est-il par exemple de la divination par le sel ou de l’interprétation des rêves. Peuvent donc entrer dans cette catégorie la chrono mancie où certains jours sont fastes pour effectuer certaines äctiv1tés et néfastes pour en accomplir d’autres ; l’oniromancie qui permet à chacun de se donner une interprétation de ses propres rêves ou des rêves d’une autre personne grâce à une clé des songes transmise oralement de génération en génération ; la lecture des fils de lice mesurant les êtres humains, des présages fournis par la première rencontre de la journée.    Par contre dans la catégorie de la divination inspirée, on trouve essentiellement les prédictions orales sans support matériel et la nécromancie (M. VIROLLE, 1980, 1981,1982). 

    La mantique n’existe que corrélativement à une conception du destin comme détermination absolue et qui se déroule inexorablement dès la naissance. Si l’existence humaine n’était qu’une succession ininterrompue de hasards indéchiffrables la divination, naturellement, n’aurait rien à reconnaître et deviendrait par la même inutile. Dans un système clos la mantique devient un moyen par lequel l’individu tente de lever un coin du voile obscur qui recouvre sa destinée, son Mektoub qu’ H. Genevois (1950) définit de la manière suivante pour la Kabylie : « C’est le fait de tout ce qui arrive ici bas : dans le mouvement de l’univers comme dans la vie de tout être, même libre, rien n’arrive qui n’ait été fixé par Dieu et ce qu’il a fixé se réalise infailliblement. Pour l’homme son destin serait écrit sur son front : yura deggw-nyir, deggw-qerru, di tgwenza… »

Parmi ces états psychiques et ces techniques diverses les femmes distinguent entre une mantique féminine (caractérisée pat une absence d’écriture) et une mantique masculine (utilisant l’écriture), la première relevant des voyantes ou devineresses (tiderwicin), et la seconde des cheikhs (lecyux). Mon propos sera d’aborder quelques aspects de cette mantique féminine par trois exemples de divination déductive et un exemple de divination inspirée.

  La divination féminine, transmise par voie féminine s’adresse essentiellement à la population féminine. Les femmes consultent la voyante aux moments importants de leur vie ou lors d’un événement générateur d’embarras ou d’angoisse, Elles viennent alors chercher auprès d’elle les éléments devant éclairer la situation incertaine dans laquelle elles se, trouvent. Par sa démarche même la consultante formule déjà implicitement ce souhait. Elle peut aussi poser clairement son problème à la devineresse et lui demander de lui fournir, sinon la solution, du moins les éclaircissements qui lui permettront d’agir de manière à faire tourner les choses à son avantage,

DIVINATION DÉDUCTIVE

Mantique du sel

L’exemple le plus immédiat illustre la recherche d’une attaque par le mauvais œil. En effet, toute femme adulte et mère de surcroît possède une connaissance minimale dans les moyens de reconnaissance du mauvais œil. La croyance à l’effet malfaisant du regard est si vivace qu’elle est la première cause spontanément incriminée lors d’une maladie d’enfant ; le rite divinatoire rapidement exécuté devra alors confirmer ce soupçon lancinant de départ. Le mauvais œil est la croyance « selon laquelle un individu consciemment ou à son insu, peut nuire à un autre individu, voire causer sa mort, par le seul pouvoir du regard ou la formulation d’un compliment à lui adressé » (M. DJERIBI, 1988).

    La mère ou n’importe quelle autre femme expérimentée prend une poignée de sel mais la main droite et, le poing fermé, effectue des girations autour de la tête de l’enfant malade. Si pendant le rite l’enfant finit par s’endormir, le visage baigné de sueur, on a la preuve attendue que le mauvais œil est bien la cause de son mal. Une seconde étape du même rituel indique si la victime a été frappée par un regard masculin ou féminin : la femme desserre les doigts et ouvre la main puis jette un coup d’œil rapide sur le sel. S’il est nettement ramassé en plusieurs tas elle conclut à un mauvais œil d’homme ; en effet, ces tas représentent des têtes masculines coiffées du turban traditionnel. Si, au contraire, il dessine des sinuosités ou s’il est ramassé en tas très petits le sel révèle à tout coup une attaque due au regard féminin.

    Le sel peut également être utilisé dans un autre type de divination, purement alternative, où on lui demande de répondre par oui ou par non à une interrogation. Il doit permettre de savoir si une personne malade depuis longtemps guérira un jour ou décédera. Pour répondre à cette question angoissante, seule la devineresse est compétente.

La veille de la consultation proprement dite, la devineresse choisie recommande au patient de confectionner un nouet de sel à déposer sous son oreiller après avoir soufflé dessus; auparavant elle aura effectué plusieurs girations autour de sa tête avec ce nouet.

Le lendemain elle répète les girations puis ouvre le nouet et examine le sel ; s’il est souillé par des poussières, des fétus de pailles, etc. ce sont autant d’éléments étrangers qui empêcheront la guérison et précipiteront l’issue fatale. Longuement, à l’aide d’une brindille, elle remue le sel, l’étale, en fait une lecture silencieuse, l’auditoire retenant son souffle ne peut rien saisir de ce décryptage solennel. S’il existe une grille de lecture, seule la devineresse  en possède les clefs. Enfin, relevant la tête elle lance le pronostic, s’il est favorable elle l’édicte clairement, par contre s’il est défavorable il est formulé de manière plus énigmatique laissant place à une exégèse minutieuse. Dans le cas d’un pronostic négatif, une dernière chance est offerte au malade lequel doit sacrifier un animal, c’est-à-dire accomplir une mort par substitution.

Mantique du plomb

La fonte d’une balle de plomb permet d’en lire les formes obtenues après son refroidissement. La balle, taxfift, est placée dans une louche métallique mise sur le feu. Une fois liquéfiée la devineresse la verse dans un récipient contenant de l’eau froide et placé près du consultant Le plomb se solidifie immédiatement en prenant des formes variées, autant de signes que la devineresse se doit d’interpréter. Cette opération est répétée trois fois pour s’assurer qu’aucune souillure, qui apparaît quelquefois lors de la re-solidification, n’est venue troubler la pureté du métal. Ce type de divination poursuit les mêmes buts que ceux examinés dans les rites précédents.

Mantique de l’œuf

    A ma connaissance existent deux applications de cette forme de mantique. L’une est effectuée avec l’œuf entier dans sa coquille, l’autre avec le jaune seulement, toutes deux relevant de la compétence de la devineresse2.

1. Le souffle, nnefs est l’âme végétative qui meurt avec le corps contrairement à l’âme spirituelle, ṛṛuḥ laquelle s’envole au pays des âmes. Le fait de souffler sur le sel transfère l’âme végétative en lui.

2. A Ouitis (1977) dans son travail sur le Sétifois rapporte un cas de désenvoûtement par des œufs, effectué par un taleb.   

L’utilisation de l’œuf procède du même rituel préparatoire que celui requis par le sel (girations, souffle, dépôt près de la tête durant la nuit). Le lendemain, la devineresse lit l’œuf en le scrutant sur toute sa surface tout en interprétant les taches, les craquèlements sur la coquille comme autant de marques- douées de signification et devant faire émerger le cours de la vie de sa (son) consultant(e).

  La seconde application, beaucoup plus précise, cherche exclusivement à reconnaître un mal oculaire particulier ; le rite divinatoire consiste à casser l’œuf sur un tamis, de manière à le débarrasser du blanc qui s’écoule à travers les mailles. La lecture se fait sur le jaune dans le but d’y reconnaître des étoiles que l’enfant est censé avoir reçues dans les yeux, De nombreuses femmes racontent avoir vu ainsi des étoiles dans les jaunes d’œufs qu’elles avaient soumis à la devineresse. Le mal est communément imputé à la chute d’étoiles dans les yeux3.

MANTIQUE INSPIRÉE

  Les Kabyles privilégient encore la divination purement orale car l’écriture est un phénomène récent,  voire inexistant, pour la majorité des femmes adultes.

  Cette forme de mantique, de loin la plus répandue répond à des situations individuelles mais se déroule en consultation publique c’est-à-dire que toutes les consultantes sont rassemblées dans la pièce où exerce la voyante et assistent à la zzyara4 de chacune.

 3. On craint d’ailleurs ce phénomène tant la croyance à la mobilité des étoiles est grande puisqu’il est dans leur nature de sauter (itran jelliben). Des mères giflent leurs enfants si elles les voient regarder le ciel ä la nuit tombée, ceci dans le but de faire ressortir des yeux

les étoiles qui en auraient profité pour y descendre. Dans le rite divinatoire, le jaune d’œuf n’est rien d’autre qu’une métaphore de l’œil malade. La devineresse tente d’ailleurs de renvoyer les étoiles en tendant vers le ciel le tamis sur lequel repose le jaune d’œuf, intimant les étoiles d’y remonter.

  4. zzyaṛa : visite, pèlerinage.

J’illustrerai mon propos par un exemple précis de ce type de prédiction orale. Elle s’adresse à une jeune femme qui a été amenée à consulter la devineresse pour connaître le sort de son mari parti en Allemagne vingt-deux jours après leur mariage et qui n’a pas donné signe de vie depuis plusieurs années. L’angoisse des femmes dont le mari émigré ne donne pas de nouvelles à sa famille restée au village est chose banale. La divination devient alors le recours évident lorsqu’elle n’est pas désespérément abandonnée au profit d’autres formes rituelles où la femme elle-même exécute un appel dans lequel elle entre en contact avec son mari et parvient ainsi à le faire revenir auprès d’elle5 ; mais il s’agit là d’un procédé magique et non plus de divination car « la divination opère par traduction d’un système de faits-signes en un autre système de faits-signes. La divination ou l’alchimie opèrent par transformation, translation d’essences. Les deux opérations se fondent sur une même attitude psychologique. Mais la magie et l’alchimie comportent une intervention active…dont l’objet est …de modifier les combinaisons, les structures des choses et des êtres et, par conséquent, leurs comportements »6.

La prédiction orale versifiée, riche en métaphore dont le sens, parfois presque transparent, parfois énigmatique, laisse l’interprétation à la consultante.la traduction que j’en donne, bien que cursive demeure très proche du texte, ceci dans le but  de rendre au mieux les images de la composition originale.

  1. A m-yeqqar

Aqli-kem am sseğra ylili

Amek txedmeḍ mačči akkagi

A m-yekkar

5. Voir quelques exemples de ces rites d’appel féminins dans N. PLANTADE (1988).

6. J. VERNANT (1948).

5        Ŗuḥ at_ţeqqimeḍ di tili

         At_terğuḍ Sidi Ŗebbi

         UfiƔ aţ_ţuƔaleḍ

         At_tefteḥ fell-am tabburt

         Ḥaca lxiṛ ara yilin

10       Ufiɣ ameεna ṛzen wzen

         Ur ţţar ara i wul-im lḥzen

         A m-yeqqar ha!

         Ddu deg fus lyemna

         Teḍra yid-em am ţakkuk l_lexla

15       Ma iṛuḥ at_ţqeedeḍ

         Lεic iţţuƔal-am mxalfa

         A m-yeqqar

         Ameεna tegguma lğedra

         Yak tessawḍ-am a tasedda

20       Idda d ujeğğig d lebda

         Yak Ɣef sin lehdur

         UƔalen-am d lekduṛ

         UfiƔ ur ţţaggwad

         UfiƔ tura ţţef di Ŗebbi

         Ernu di tjeğğigin l_leḥlu

         Yak ṛğu kan Sidi Ŗebbi

         UfiƔ ha-t-an

         A kem-id-yas ṛṛay s irebbi

         Ufir ur qqar ara ala

30       Haca lxir ara yilin

         UfiƔ ha !

         UfiƔ-kem si cehṛayen Ɣer da

         aţ_ţefru temsalt-im

         Aţ_tuƔlaḍ s lferḥ.

         Il te dit

         Te voici comme le laurier-rose7

       Quoi que tu fasses, ce n’est point la bonne option

         Il te dit

5        Va te reposer à l’ombre

         Attends le Seigneur Dieu

         Je trouve que tu changeras

         La porte pour toi s’ouvrira

         Il n’y aura que le bien

10 Je trouve cependant que tu dois rester calme et soupeser

         N’enferme pas le deuil dans ton cœur

7. Symbole d’amertume.

         Il te dit ha8 !

         Va du côté de la main droite

         Tu es comme le coucou sauvage

15       S’il s’en va tu te rétabliras

         C’est le renversement de (ton) sort9

              Il te dit

         Cependant la racine refuse

         Elle t’a rejointe, ô lionne

20       Il va continuellement avec la fleur

         C’est bien à propos de deux mots

         Ils te sont devenus des étagères

         Je trouve que tu n’as pas à avoir peur

    Je trouve qu’il faut maintenant t’en remettre à Dieu

25       Et aux bonnes fleurs

         Attends seulement la volonté de Dieu

         Je trouve que ça y est !

         Les bonnes résolutions te parviendront10

              Je trouve que tu ne dois pas dire non

         Il n’y aura que le bien

         Je trouve ha11 !

         Je trouve que d’ici deux mois

         Ton affaire sera démêlée

         Tu reviendras avec la joie

    Durant la récitation, la voyante ne manipule que le chapelet, seul objet matériel de la mantique inspirée. Les voyantes et devineresses sont les personnes compétentes dans l’exercice de la mantique en général et de la mantique orale en particulier ; aussi est-il utile de préciser quelques faits concernant leur vocation. 

8. i.e. Prends garde !

9. i.e. « L’existence (qui t’est prédestinée et que tu subis) commence à prendre la forme opposée ».

10. Litt. « Les bonnes résolutions te parviendront au giron ».

11. C’est le moment fort de ses incantations ; c’est comme si la magicienne disait avec puissance ! « Ya j’ai trouvé ! ».

La voyante, taderwict, est une femme qui a connu à un moment donné de sa vie un épisode de dérèglement psychologique interprété culturellement comme une possession par un esprit. C’est beaucoup plus tard qu’elle deviendra voyante-guérisseuse après avoir accepté de sacrifier un animal et d’offrir un repas à sa communauté, laquelle lui reconnaît dès lors sa nouvelle fonction. Entre le premier épisode de la crise psychologique et le moment où elle prend en charge les souffrances d’autrui il peut s’écouler une longue période durant laquelle la néophyte subit une initiation comportant une mort-renaissance symbolique12.

Le pacte qu’elle a passé avec les esprits lui donne le pouvoir de voir ce que les gens du commun ne voient pas, et d’entretenir des rapports avec l’invisible. Les prédictions qu’elle profère à ses consultantes lui sont inspirées par ses esprits auxiliaires. La taderwict est habitée par au, « le vent » ~ c’est cet esprit du vent, invisible, capable d’embrasser le temps et l’espace dans leur totalité qui informe et inspire la taderwict. Dans son immatérialité il a le don d’ubiquité puisqu’il peut, tout en demeurant présent dans l’esprit de celle chez laquelle il a élu domicile, se trouver aussi dans le même temps à l’autre bout du monde, et aussi dans l’autre monde. De même il sait aller chercher dans le temps passé et futur les signes qui détermineront le cours des choses. Sorte d’esprit-messager,  au, travaille pour la devineresse, laquelle, en contrepartie lui offre de la nourriture carnée tout en acceptant de mettre ses pouvoirs au service de la communauté.                                  

Un examen rapide de la prédiction orale, donnée à titre d’exemple, révèle sans cesse la présence de cet esprit puisque la voyante ne commence à proférer ses paroles qu’à partir du moment où elle est entrée

12. Sur les rapprochements qui peuvent être faits avec le chamanisme, voir N.PLANTADE (1988), M. VIROLLE (1981} et T. YACINE-TITOUH {1982).

en contact avec lui. « 11 te dit », ainsi débute le texte ; la situation est clairement posée : l’esprit fait le discours divinatoire, la voyante, elle, devient une bouche par laquelle sortent les paroles devant éclairer la consultante ou l’amener à prendre une décision.

La composition en vers la rend mémorisable par la consultante qui continuera, une fois rentrée chez elle à essayer de la décrypter, parfois à la soumettre à une autre femme de confiance qui, peut-être, lui suggérera une autre interprétation que la sienne propre. Après un balancement entre des éléments favorables et défavorables pour la consultante, les prédictions s’achèvent en général sur une note optimiste. La fin heureuse est là pour rassurer, encourager à continuer d’espérer en attendant le dénouement prochain. Il paraît impossible qu’il en soit autrement tant l’impact de la parole prédictive est grand. Une conclusion totalement négative plongerait immanquablement l’intéressée dans le désespoir alors qu’elle était venue chercher un soutien psychologique indispensable pour faire face à sa difficulté du moment.

La parole de la devineresse se construit sur l’ambiguïté tout comme l’oracle qui « ne parle ni ne cache mais indique », selon le mot d’Héraclite. Dans la divination inspirée rien n’est clairement exprimé, l’interprétation est laissée aux soins de la consultante ; on dit que la taderwict teţţaf, « la voyante trouve » (8 récurrences dans le texte : vers 7, 10, 22, 23, 26, 27, 29, 30), c’est-à-dire qu’elle a le pouvoir de double vue. Mais il revient à la consultante d’interpréter les paroles divines, notion rendue par le verbe à la forme factitive ssufeƔ, « faire sortir », car il s’agit bien de faire émerger le sens de l’oracle à travers les indications qu’il fournit, même si ce sens ne jaillit que plusieurs années plus tard lorsqu’un événement lui donne une réalité ; c’est ainsi qu’une femme ne comprit là présence du sang dans une divination par l’œuf que douze années plus tard lorsque son fils fut blessé lors d’un accident de la route.

La civilisation orale cultive nécessairement la mémoire et par voie de conséquence développe et utilise une mnémotechnique dont les poètes font grand usage. Mais cette mémoire des gens ordinaires en tant que fonction psychologique n’est pas celle du savoir mantique, laquelle est une « omniscience qui se définit par la formule ‘ce qui est, ce qui sera, ce qui fut’… La parole chantée, prononcée par un poète doué d’un don de voyance, est une parole efficace ; elle institue par sa vertu propre un monde symbolico-religieux qui est le réel-même » (M. DETIENNE, 1967).

M. MAMMERI (ì980} nous dit que le poète est aussi un

savant ; savoir, sagesse et poésie sont réunis dans la pensée kabyle. La poésie inspirée de la devineresse rend palpable l’inconnaissable et donne à la consultante le  sentiment d’effleurer durant un court instant la trame de sa destinée. Cette parole transcendante, vécue subjectivement, fournit à celle à qui elle s’adresse un éclairage sur sa vie future vécue sur un mode d’actualité.

Elle la fait alors pénétrer dans un espace et un temps macrocosmique, et son « mana personnel s’en trouve gonflé »13.

A ce stade de l’analyse on peut comparer la parole inspirée à la parole de malédiction et à l’imprécation, lesquelles sont tout aussi réalisantes puisque dès qu’elles sont prononcées elles sont censées avoir un effet, sinon immédiat du moins certain. « La réalisation du vœu malveillant est censée produite soit directement par le mystérieux pouvoir de la malédiction elle-même, soit par le concours d’un être surnaturel qu’elle invoque expressément. Dans le premier cas la malédiction est pure magie ; dans le second elle est une sorte de prière » (E. WESTERMARCK, 1935). Il faut accorder la même importance à la parole donnée et au serment.

Ceci montre la valeur quasi-religieuse de la parole, laquelle concentre en elle le pouvoir sui generis de réalisation dès qu’elle est prononcée. La valeur et les actions d’un individu n’existent que si elles sont formulées verbalement, le verbe étant la matérialisation qui donne leur sens et leur réalité aux êtres et aux choses. C’est pourquoi la parole laudative ou au contraire le blâme stigmatisent positivement ou négativement pour longtemps, voire de manière définitive la personne, concernée. Un individu peut recéler toutes les qualités du monde, si personne ne les formule, elles demeurent dénuées de réalité.

13. Expression utilisée par J. VERNANT (1948).

On aura repéré deux types de mantique : la divination déductive qui consiste à déchiffrer les signes devant conduire à saisir l’oracle au moyen de l’esprit humain, et la divination inspirée dans laquelle la devineresse demeure passive et seulement porte-parole de l’esprit qui l’inspire. Ces pratiques impies au regard d’une conception où Dieu, maître de toutes choses en décide le cours n’en sont pas moins très affectionnées par les femmes.

                  RÉFÉRENCES

DÉTIENNE, M. 1981, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro.

DJERIBI, M. 1988, « Le mauvais œil et le lait », L’Homme, Paris, EHESS, pp. 35-48.

DOUTTE, E. 1909, Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Alger, Jourdan.

GENEVOIS, H. 1950, « Dieu (notions populaires) », Fichier de Documentation berbère, Fort-National (Algérie).

  1968, « Superstition, recours des femmes kabyles », Fichier de Documentation berbère, nº 97, Fort-National.

MAMMERI, M. 1980, Poèmes kabyles anciens, Paris, Maspéro.

MAMMERI, M. et BOURDIEU, P. i978, « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », Actes de la recherche en sciences sociales¡ n° 23, PP. 51-66.

OUITIS, A. 1977, Les contradictions sociales et leur expression symbolique dans le Sétifois, Alger, SNED (Mémoire du CRAPE)

1984, Prophétie, magie et possession en Algérie, Paris, Arcanthère.

PLANTADE, N.1988, La guerre: des femmes, Magie et Amour en Algérie, Paris, La Boîte ä Documents.

VERNANT, J. 1948, « La divination, contexte et sens psychologique des rites et des doctrines », Journal de psychologie normale et pathologique, Paris, Alcan,

  N° 41, PP. 299-325.       

VERNANT, J.P.1974, « Parole et signes muets », Divination et Rationalité, Paris, Seuil, PP. 9-25                      

VIROLLE, M, ì980; Attitudes et pratiques face à la mort en Grande Kabylie (Algérie), thèse pour le doctorat de 3e cycle, Paris, EHESS.

 1980-í981, « Asensì ou tebiat », notes à propos d’une pratique mortuaire dans 1a région de Tizi-Oµzou (Algérie) », Libyca, n° XXVIII-XXIX, Alger, SNED,

  pp. 199-212.

  1981, « Femmes et mots d’esprits : la pratique de la zyara ã Tizi-Ouzou », Cahiers de la Méditerranée, Actes des journées d’études, les savoirs dans les pays méditerranéens (Bendor), pp. 29-44.

  19ß2, « Trois séquences divinatoires, première partie : prédictions en arabe », LOAB, nº 13, pp. l47-171.

  Ï984, « Trois séquences divinatoires, deuxième partie : Prédictions féminines en kabyle », LOAB, n° 15, PP. ìì9-160.                

VIROLLE-SOUIBES, M. et YAC1NE-TITOUH, T. 1982, «  Initiation et imaginaire social en Kabylie », L’Ethnographie, n° 87-88~88, 2 et 3, pp. 189-225.

WESTERMARCK, E. 1935, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Paris, Payot.                                                                    

Article destiné à la revue Etudes et      Documents Berbères N°4_1988

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