31/08/2024

COSMOGONIE ET CROYANCES POPULAIRES DES BERBERES

PAR NEDJIMA PLANTADE

Les récits et attitudes des Imaziɣen soulignent une  remarquable proximité avec le surnaturel. Islamisés depuis plusieurs siècles, ils n’en composent pas moins avec leurs croyances ancestrales, réussissant à maintenir un relatif équilibre. Des anciennes divinités dont l’archéologie moderne laisse deviner la puissance, aux génies et saints vénérés par un islam populaire, reste ouverte la possibilité d’élaboration de syncrétismes et de création mythologique.

Les manifestations du sacré sont présentes dans la littérature orale des contes, les cultes rendus à de vieux sanctuaires, les rapports à la mort et aux ancêtres, le décor de l’artisanat, les fêtes saisonnières et les rites liés à l’agriculture, le rite du sacrifice, enfin la magie sous ses mu1tiples formes.

L’une des plus anciennes de ces manifestations est sans doute celle que les hommes ont attribué à des lieux naturels tels que les montagnes, les rochers, les grottes, les sources ou encore les arbres. Ces lieux de cultes attestés depuis la préhistoire sur l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Sahara témoignent d’un fort sentiment religieux qui, toute proportion gardée, persiste aujourd’hui chez les personnes les moins touchées par la scolarisation, notamment les femmes des zones rurales. Pour ces dernières, la quasi-totalité des activités humaines sont abordées avec uns sorte de précaution mystique accompagnée de formules augurales invoquant Dieu, son prophète, un saint, un ancêtre ayant marqué le territoire par ses miracles, une force spirituelle dont l’origine s’est perdue dans les limbes d’une époque très éloignée.   

Lieux naturels, sanctuaires et  culte des morts

La prédilection des Imaziɣen à bâtir sur des lieux élevés leurs sanctuaires faisait s’indigner Saint-Augustin (Sermones, XLV, 7) de les voir gravir les montagnes pour se rendre en leurs lieux de culte. La montagne, lien entre la terre et le ciel bénéficie en effet d’une fervente vénération. Nombre de ces lieux, repérés au début sans doute pour leur forme naturelle évocatrice de divinités douées de puissance créative, sont devenus au fil des endroits de choix pour y bâtir les tombes de personnages importants ; aujourd’hui, ils sont devenus des tombeaux de saints et de saintes plus ou moins islamisés qui font l’objet de pèlerinages réguliers. Il émane de ces hauts-lieux du sacré, souvent difficiles d’accès, une puissance bénéfique dénommée aujourd’hui du terme arabe de baraka, une sorte de flux qui entoure de sa sainteté l’endroit et les objets qui s’y trouvent. Cette force spirituelle, preuve de la  présence d’êtres non-humains, continue de voir converger régulièrement vers elle de nombreux pèlerins   (surtout des femmes). Ils viennent, entre autre, y pratiquer l’incubation qui consiste à dormir sur le lieu du sanctuaire pour recevoir en rêve la réponse à une question  préoccupante ou pour faire aboutir un vœu ; quelquefois ils peuvent même y trouver une guérison rapide après le séjour.

Cette pratique, bien connue dans l’Antiquité (voir l’extension du culte du dieu guérisseur Esculape) est très ancienne et nombreux sont ces tombeaux sacrés qui parsèment toute l’Afrique du Nord. On pense même que la dalle de couverture de certains dolmens pouvait permettre à une personne de s’y coucher dans ce but.

Chez les Touaregs, l’on se sert des sépultures préhistoriques, les idebnan. Au milieu du jour ou de la nuit, les femmes, richement vêtues, se rendent au tombeau et se couchent sur le sommet du tumulus de pierres ou dans une de ses enceintes dans le but d’y recevoir la vision de l’esprit qui y réside (ogre ou géant) et qui lui donnera les réponses qu’elles attendent.

Certaines grottes également font l’objet de cette pratique. Chez les Chleuhs du Maroc l’esprit de la grotte peut apporter l’inspiration au futur chanteur après que celui-ci ait sacrifié un bovin et ait  dormi trois nuits devant l’entrée. En Kabylie la persistance de ce vieux rite de consultation des défunts s’opère par l’intermédiaire d’une nécromancienne dénommée tamsensit.

Les grottes sont aussi des lieux de thérapie magique. Chez les Aït Waraïn du Maroc hommes et femmes stériles ou perdant leurs enfants visitent une grotte dédaléenne où réside le Wiɣzen ou esprit du lieu ; les hommes lui abandonnent leur fusil ou leur épée et les femmes leur ceinture dans l’espoir de mettre au monde des enfants viables. Les vertus magiques et thérapeutiques révélées par les rochers et les grottes sont utilisées aussi pour les rites d’appel vers l »absent que l’on veut faire revenir. Des trous servent de passage à travers lequel le corps doit se faufiler pour être soulagé des maux qui l’incommodent. On raconte que si, durant le passage, celui-ci se resserre sur soi à l’endroit où l’on souffre, c’est là un signe de l’action efficace du lieu.

Moins grandioses que les montagnes, de simples pierres peuvent être investies d’une force sacrée ; jadis on les oignait d’huile, de lait ou de beurre et, il peut arriver encore qu’on demande « Pardon » à une pierre qu’on a malencontreusement cognée du pied (Oulad Bou Aziz du Maroc).         

Les sources et les rivières jaillissent, elles, de la terre et offrent l’eau indispensable à la vie ; c’est pourquoi on pense qu’elles sont le refuge de personnages mythiques (ange, femme blanche ou noire, tous faiseurs de miracles) ou bien d’animaux réels (lion, chat, chacal) ou fantastiques (talefsa, l’hydre à sept têtes qui habite les fontaines). Dans le Haut Atlas marocain, une fontaine nommée Imi n tala servait encore au XXe siècle à régler les différents avec les étrangers ; on y jetait une pierre pour déclencher une tempête.

Enfin, la végétation, produit de la terre et de l’eau, recèle elle aussi, des puissances mystérieuses qui interdisent de la maltraiter. Elle s’incarne surtout dans de vieux arbres fruitiers (palmier, olivier, figuier, grenadier, caroubier) dont certains ont acquis le statut de saint-gardien du lieu.

Personnages mythiques, légendaires ou fantastiques

0utre les lieux naturels, le monde est peuplé  d’une multitude d’êtres doués d’une puissance bénéfique ou                maléfique ou, parfois les deux, et se présentent sous une forme animale ou humaine. En voici quelques exemples.

    Un mythe étiologique kabyle raconte que le taureau sauvage est issu d’un couple de buffles originel. Son père                                                                                                                          

par parthénogénèse, donna naissance aux animaux sauvages tandis que sa mère, à la suite d’un accouplement incestueux, engendra les bovins domestiques. La sacralisation de cet animal n’étonne guère au regard de sa puissance génésique et de son origine sombre et chtonienne. Partout en Afrique du Nord, le taureau mythique est l’animal sur la corne duquel, croit-on, la terre repose ; lorsque celui-ci change de position la terre bascule sur la deuxième corne et provoque un tremblement de terre. On pense également que le nouvel an est marqué par ce passage d’une corne à l’autre; le bœuf est actuellement encore l’animal sacrificiel par excellence.

Un animal psychopompe, conducteur des âmes des morts,    sorte de cheval fantastique au hennissement terrifiant,    hante les cimetières et peut emporter le promeneur qui   s’attarde le soir sur les chemins. Gigantesque et affublé   de grelots, il est capable de parcourir de longues distances en un éclair.                                                      Une autre figure mythologique significative est celle du chacal, animal terrible pour les lmaziɣen. Nombre de contes l’associent à la sécheresse et à l’hiver et en font un mangeur d’hommes. Le serpent, lui, bénéficie d’une très

vieille vénération qui l’a conduit à devenir le protecteur du foyer.

    L’univers mythologique ajoute à ces animaux d’origine souterraine d’autres entités parmi lesquelles les gardiens, les fées, les génies, les anges et les démons, les deux dernières ayant été introduites par les monothéismes. Les gardiens sont innombrables et se trouvent dans chaque recoin de la maison. Ainsi la couleuvre, que les familles sont heureuses de voir circuler paisiblement dans leur maison est particulièrement bienvenue ; on se garde de lui faire du mal et on la nourrit avec des œufs et de la graisse de mouton. Le serpent, gardien des sources et des hammams, est parfois élevé au rang de puissance tutélaire d’une région entière ; on dit même qu’il peut devenir le frère de lait d’un jeune enfant s’il tête au même sein que lui et le destine ainsi à un avenir prestigieux.

Cérémonies et rites agraires

    En large partie rurale, l’Afrique du Nord a élaboré des rites et des cérémonies liées au cycle agraire et à la végétation.

    Le rite d’Anzar, ou cérémonie d’obtention de la pluie consiste à offrir au « Maître des eaux » une jeune vierge à la beauté éclatante, nommée « Arc-en-ciel » ou « Mariée d’Anzar ». Ce rôle est tenu par une jeune fille pubère habillée en mariée et brandissant une louche tournée vers le ciel. Portée sur le dos d’une femme âgée irréprochable, elle ouvre un long cortège composé de femmes, de jeunes filles et de jeunes garçons. Tout au long de la procession à travers les rues du village et le long du chemin qui mène au sanctuaire local, elle chante des prières à l’adresse du dieu de la pluie. Parvenues sur le lieu saint, les femmes préparent un repas communiel confectionné avec les offrandes recueillies auprès de toutes les maisons du village au cours de la procession. Un fois le repas consommé par l’ensemble des personnes présentes, la femme âgée déshabille entièrement la jeune fille, l’enveloppe d’un filet, avant de lui faire accomplir sept girations complètes autour du sanctuaire, tout en tenant la louche, les bras tendus en avant. La jeune fille supplie le dieu d’arroser la terre assoiffée et lui offre sa vie, chant bientôt repris par l’ensemble des femmes. La cérémonie s’achève par un jeu rituel à teneur sexuelle effectué par les jeunes filles en âge d’être mariées.

    D’autres cérémonies, au symbolisme complexe avec feux de joie, joyeux bains rituels et aspersions d’eau marquent les deux solstices annuels.

Magie

    A côté de ces fêtes et cérémonies religieuses à caractère collectif, des pratiques individuelles dont certaines s’inspirent des puissances de la nature (astres, plantes, d’animaux) persistent de façon vivace. Parmi les techniques de la magie, celle de la divination demeure la plus courante. Outre l’incubation citée plus haut, les manières de lire l’avenir sont nombreuses. Certaines utilisent des supports matériels d’une grande diversité (lecture de points dans le sable, miroir, lézard chez les Touaregs), d’autres se contentent de formuler l’oracle, inspiré par l’esprit invoqué. On trouve toutes les formes de mantique : oniromancie, géomancie, nécromancie, haruspicine…Les détenteurs de connaissances magiques sont principalement des détentrices, la plupart devenues voyantes-guérisseuses par un accident de la vie (handicap, stérilité, désordre psychologique) et pour certaines, par une initiation. Ces prophétesses qui, dans l’Antiquité orientaient les décisions des rois, des princes et des confédérations en matière de diplomatie, de guerre et de bataille, se contentent aujourd’hui de délier des situations dont l’enjeu se limite aux affaires individuelles.       

Mauvais œil

La croyance au mauvais œil, fort répandue à travers le  monde, est extrêmement prégnante en Afrique du Nord. En fait d’œil, il s’agit plutôt du regard. Certaines personnes, plus que d’autres en sont porteuses mais en réalité il est en chacun de nous et peut agir sans même accéder à notre propre conscience. Il porte en lui une force maligne pouvant ruiner la santé d’autrui ou ses biens en posant simplement le regard sur eux  ou en leur adressant un compliment. Basé sur le sentiment d’envie et de jalousie, son flux malin porte ses attaques sur des cibles privilégiées, surtout celles en situation de passage (jeunes enfants, nouveaux circoncis, mariés, défunts).Cette menace permanente du regard de tout le monde sur tout le monde appelle une protection tout aussi permanente, matérialisée par le port d’une amulette aux puissantes vertus magiques (« Main de Fatma », cauris, poisson, objet pointu ou tranchant, fer à cheval).

De ce panorama trop rapide, s’esquisse une cosmogonie vivante ordonnant l’unité de tous les éléments de la nature. Héritée d’un lointain passé, sédimentée sur de nombreux siècles, elle structure encore aujourd’hui nombre de représentations.

Références

Doutté, E., 1908, Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Alger

Frobenius, L., 1996, Contes kabyles, Paris

Laoust, E., 1920, Mots et choses berbères, Paris

Servier, J., 1985, Tradition et civilisation berbère, Monaco

Vicychl, W., 1973, « Die Mythologie Der Berber », Wörterbuch der Mythologie, II, Stuttgart, pp555-704

Westermarck, E., 1935, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Paris

(les images ci-dessous sont visibles dans le fichier PDF téléchargeable en fin d’article)

Grotte de l’appel, Ifri bu-tebbura (la grotte aux portes)

Cette grotte est située à un km au sud de Tigzirt, dans le village de Cheurfa. Elle comporte quatre ouvertures circulaires orientées vers le ciel dont deux se trouvent du côté de la mer Méditerranée et deux du côté du village. Les rites principalement féminins qui s’y déroulent utilisent ces ouvertures pour faire aboutir des vœux. Depuis l’intérieur de la grotte, les jeunes filles gravissent la pente qui leur permet de sortir par l’une de ces ouvertures puis d’y entrer de nouveau par une autre, ceci afin de se marier dans l’année. Toujours depuis l’intérieur de la grotte un autre rite consiste à sortir la tête par l’une des ouvertures et d’appeler l’homme absent depuis trop longtemps et qu’on souhaite voir revenir.      

Mont Gouraya au dessus de la ville de Bgayet (Algérie).

Surplombant la ville à 670 mètres d’altitude, ce mont, d’après la légende, aurait été le lieu d’ermitage et de sépulture d’une sainte du même nom, Yemma Gouraya dont la notoriété s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres alentour. Il fait partie de ces nombreux lieux saints qui parsèment toute l’Afrique du Nord et qui font l’objet de pèlerinages collectifs où l’on vient demander la bénédiction et la protection du saint par l’offrande d’un repas communiel partagé par l’ensemble des pèlerins.

Article destiné au catalogue de l’exposition « Berbères de rives en rêves », Chemins du patrimoine en Finistère-Abbaye de Doualas,  Mai 2008.

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