Aujourd’hui, trois calendriers se superposent en Afrique du Nord : le calendrier julien, le calendrier musulman et le calendrier grégorien. En conséquence le nouvel an est fêté trois fois : 1er Janvier dit universel du calendrier grégorien, le 1er Yennayer du calendrier julien et le 10 du mois de Moharram (Achoura ou Taεacurt). Du fait de leur appartenance à des calendriers solaires, les deux premiers ont lieu chaque année à date fixe tandis que le troisième, qui appartient à un calendrier lunaire est mobile. L’année lunaire étant plus courte que l’année tropique (temps d’une révolution complète de la terre autour du soleil), Taεacurt se produit donc à des moments de l’année différents.
La présence simultanée de ces trois calendriers ne semble guère poser de problème. Néanmoins, nous verrons à travers quelques exemples qu’un travail de réaménagement s’est opéré au cours de l’histoire. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la manière de célébrer la fête musulmane de l’Achoura. Celle-ci, au lieu de présenter le visage de circonstance qu’on attend d’elle (deux jours de jeûne et recueillement pour les sunnites ; deuil le plus expressif de la mort de Hussein pour les chi’ites) se montre au contraire très festive et joyeuse. Cette curieuse manière d’agir ne semble guère avoir frappé les auteurs qui ont décrit les rites qui l’accompagnent. Pourtant, à l’examen de ses rites, on peut se demander si le véritable nouvel an amazigh (antérieur ou parallèle à celui du calendrier julien de l’antiquité ?) ne s’est pas pérennisé en saisissant cette occasion pour exprimer pleinement son sens, à savoir celui de renouvellement du temps.
Quelle signification accorder en effet au nouvel an sinon celle d’un temps nouveau pour lequel on exécute des rites dans le but de se le rendre favorable ? Ce « jour inaugural d’une période augurale », selon une formule de P. Bourdieu, pourrait bien être celui du passage d’une année à l’autre car ce qui se passe ce jour-là engage tout ce qui se déroulera ensuite au cours de l’année. Le sens fondamental des anciens rites auguraux de nouvel an est en effet de rendre propice, par leur action magico-religieuse, le temps qui s’ouvre, le temps à vivre.
Malheureusement, nous ne savons rien de l’année primitive des Amazighs. Existait-il à l’instar de nombreux peuples un comput du temps élaboré à partir de l’observation de la lune, astre dont les phases ascendantes et descendantes sont les plus visibles depuis la Terre ? Car c’est le retour périodique, à intervalles réguliers d’un ou de plusieurs éléments naturels (données astronomiques, équinoxe, solstice, végétation, crue du Nil de l’ancienne Egypte) qui ont guidé les hommes dans leur volonté de mesurer le temps. On sait, par exemple que le calendrier primitif des Romains ayant précédé le calendrier julien était lunaire et débutait au mois de mars, c’est-à-dire au printemps.
Les populations anciennes, vivant en lien étroit avec la nature situaient en effet le renouveau annuel au moment du retour du printemps et non durant les frimas de janvier. Le calendrier « julien », devenu ensuite « grégorien » puis « universel » est en effet l’œuvre de savants et non de paysans dont l’observation empirique ne pouvait suffire à déterminer avec précision le temps nécessaire à la révolution complète de la terre autour du soleil. De plus, il n’est pas aberrant de penser que de vieux rites de nouvel an qui devaient se dérouler selon toute vraisemblance au début du printemps ont pu être transférés au début de janvier après la diffusion du calendrier julien par les savants puis les clercs. Ce phénomène, qui s’est produit pour l’ensemble des territoires sous domination romaine (1) (donc aussi en Afrique du Nord) obligea à reporter « aux kalendes de janvier un certain nombre de pratiques magico-religieuses marquant le passage de la fin au début d’année, mais l’on maintint aussi la célébration du début de l’année vivante en mars en conservant d’anciens rituels » (2) .Ce phénomène s’est sans doute répété en Afrique du Nord avec l’arrivée du calendrier islamique.
L’exemple de la fête de Taεacurt (Achoura) vers laquelle des rites d’équinoxe (mascarades et carnaval, feux), de solstice (jeux d’eau, feux de joie) et de sacrifice (Timecŗet) ont été déplacés , illustre ce passage d’un comput à un autre, montrant dans le même temps la capacité de tout ou partie des rites à perdurer en s’intégrant dans des contextes nouveaux. On trouve même quelques éléments de rites de Yennayer à l’Aïd El Kébir.
Les descriptions ethnographiques des « fêtes saisonnières » que les auteurs ont pu observer au cours des 19ème et 20ème siècles en différentes régions de l’Afrique du Nord constituent la principale source d’informations de la présence de rites anciens, même si une grande part de leur intentionnalité nous échappe aujourd’hui. Car s’il était possible de retrouver des éléments évoquant sinon l’idée de nouvel an, tout au moins celle de commencement du temps, où pourrait-on les trouver sinon dans les rites qui accompagnent les cérémonies ?
Si on examine ces rites partout en Afrique du Nord, on éprouve de prime abord un sentiment de confusion et de désordre, résultat d’une longue histoire et de processus de transformation dus à l’introduction de computs du temps allogènes (calendrier julien puis calendrier islamique). A chaque arrivée d’un nouveau calendrier, un immense problème devait se poser car celui-ci constituait une remise en cause des significations religieuses de l’ancien découpage du temps. Les hommes ont dû alors opérer des choix et des ajustements pour intégrer les nouvelles données tout en trouvant le moyen de conserver les leurs. Ce sont ces bouleversements qui ont about, au fil des siècles à présenter le tableau que l’on pouvait encore observer au 20ème siècle. Une des illustrations de ces nombreux accommodements se trouve résumée dans la formule suivante qui découpe l’année en deux périodes, l’une solaire, l’autre lunaire, accordant ainsi une place à deux liturgies fondamentalement différentes : iyrn n wakal, « les mois de la terre » (les mois des activités agricoles et pastorales) et iyrn n’igenna, « les mois du ciel » (les mois du calendrier islamique). Au fur et à mesure, les anciens rites ont été intégrés au sein de ces deux périodes.
1. MESLIN, M., La fête des kalendes de janvier dans l’empire romain, Bruxelles, 1970
2. MESLIN, M., Op.cit, p 14
Le regain de vitalité que connaît aujourd’hui la fête de Yennayer (due aux sacrifices des militants Berbères des années 1960) ne signifie pas qu’il en a toujours été ainsi et surtout que c’est celle qui a toujours marqué le nouvel an. Son caractère peu démonstratif, limité à la consommation de légumes frais, de volailles et de renouvellement du foyer ne suffit pas pour dire que les mentalités nord africaines lui accordent pleinement le sens de renouvellement annuel. Malgré le nom qu’on lui donne, Id useggas, elle fait simplement partie des autres tiwwura useggas, « les portes de l’année ». La célébration de Yennayer représente l’un de ces ajustements que les populations d’Afrique du Nord ont été amenées à élaborer après l’introduction du calendrier julien. La plus grande fête de renouvellement devait correspondre plutôt à ce que l’on appelle aujourd’hui amenzu n tefsut, « le premier jour du printemps » dont la célébration s’effectue avec un plus grand éclat que celle de Yennayer.
Le souvenir d’un début d’année située au retour du printemps est encore explicite à Ouargla, oasis qui ignore d’ailleurs purement et simplement la fête de Yennayer. Soulignons au passage qu’il est remarquable que cette oasis connaisse un comput du temps semblable à celui de l’ancienne Egypte dont chacun des douze mois de trente jours était divisé en trois décades. L’année ouarglie débute à l’équinoxe de printemps et comprend deux saisons inégales dont la plus importante est celle qui débute l’année et qui compte huit mois découpés en trois périodes inégales, chacune se divisant en un certain nombre de décades. Par ailleurs les Ouarglis célèbrent les mariages obligatoirement au printemps.
Les Touaregs, lorsqu’ils énumèrent les saisons commencent par nommer celle du printemps même s’ils s’accordent à dire que l’année commence à la fin du mois d’octobre (moment du retour de la végétation dans les zones désertiques) ; dans le Dra on appelle « nouvel an » la première moisson de mai. Plusieurs cérémonies qui se déroulent au printemps peuvent être associées à des rites de renouvellement du temps, et partant, d’année nouvelle : La célébration (préférentielle ou prescriptive) des mariages (Kabylie, Maroc, Ouargla), la procession du lit de « Lalla Mansoura » (mariée symbolique) dans plusieurs régions du Maroc ainsi qu’à Ouargla. Un rite archaïque a été conservé jusqu’au 20ème siècle dans le sud du Maroc et rapporté par E. Laoust. Il s’agit du rite de Douzrou, petit village de l’Anti-Atlas où l’on débute le printemps par une cérémonie de bon départ mettent en scène un couple de mariés symboliques, dont l’union sexuelle peut être interprétée comme ayant une influence bénéfique sur la végétation naissante du printemps. La nuit qui suit cette journée particulière, jeunes gens et jeunes filles se retrouvent pour vivre ce qu’ils appellent « la nuit du bonheur », appelée ailleurs « nuit de l’an ».
Parmi les cérémonies qui se déroulent au printemps on peut noter les batailles rituelles de takurt qu’on se livrait encore au 20ème siècle dans les Aurès et ailleurs et qui rappellent celles de l’ancienne Libye (3) et de l’ancienne Caesarea (Cherchel) (4) . Ces batailles magico-religieuses à coups de pierres au retour du printemps s’achevaient par des blessures parfois graves et étaient exécutés en l’honneur de divinités.
Taεacurt reste celle vers laquelle de nombreux rites de renouvellement ont été transférés. Il est remarquable que cette fête mobile ne soit pas suffisante pour marquer le temps nouveau lorsqu’elle ne tombe pas au moment du printemps. Ainsi on réitère la procession du « lit de Lalla Mansoura » (mariée sacrée) au printemps même si elle a eu lieu quelques semaines auparavant. C’est surtout le moment du carnaval (5) où la nuit s’illumine de nombreux cortèges s’éclairant aux flambeaux et où l’on se déguise en divers personnages, les animaux y occupant une bonne place. Certains portent des peaux de bêtes et des masques parmi lesquels on peut reconnaître, parfaitement imités dans les cris et les mouvements, le lion, le chameau et même une sorte de dragon que l’on met à mort.
Mimétisme des animaux, chants, danses, bruits de toutes sortes cristallisent la force magique de ce jour-départ chargée d’expulser et d’éloigner les forces mauvaises du temps passé tout en concentrant les forces positives pour le temps qui s’ouvre. Cette sacralité archaïque où les masques des grands animaux sauvages tels que le lion symbolisent la puissance de l’énergie vitale qu’on cherche à s’intégrer dans le but d’aborder l’avenir sous les meilleurs auspices. Une parte de ces rites anciens se retrouvent au moment des deux nouvel ans, Yennayer et Taεacurt.
Le personnage de Tamghart n Ennaïer, « la vieille de Ennaïer » apparaît aussi à des moments différents : fin janvier, fin février, nuit de Ennaïr, masque de Taâcurt, toujours à un seuil de saison ou d’année, toujours associé au mauvais temps. Elle pourrait représenter l’année écoulée ou bien un personnage sacré, une ancienne divinité.
3. HERODOTE (IV, 180) relate des combats rituels entre jeunes filles en l’honneur d’une déesse qu’il compare à Athéna. A l’issue de la bataille, les jeunes filles qui décédaient de leurs blessures étaient considérées comme non vierges. Il s’agit donc d’une déesse, jeune fille très intelligente, combattante et garante de la virginité. Ces indices sont à rapprocher de deux figures féminines, l’une héroïne du conte « où il est question de Zahra l’orgueilleuse » Hamadi, Récits des hommes libres, Contes berbères, Paris, 1998.L’autre est un sainte vénérée, Lalla Imma Tifellent in E. Dermenghein, Le culte des Saints dans l’islam maghrébin, Paris, 1954.Tout cela est à approfondir sérieusement car les deux personnages ont à voir avec le tissage comme Athéna elle-même. Sommes-nous en présence d’une fille d’Anzar ? D’autre part dans les cérémonies du mariage la mariée tient le roseau qui semble garantir son état de vierge mais elle ne peut accéder à son nouveau statut de femme qu’à la condition d’une intervention violente sur ce même roseau des hommes de sa belle famille.
4. SAINT AUGUSTIN, De doctrina christiana, IV, 24, 53. Fête annuelle, appelée la Caterva, « Bande armée », qui avait lieu à date fixe chaque année et durait plusieurs jours.
On observe d’autres flottements quant au moment de situer certains rites. Ainsi en est-il du ramassage des plantes vertes que l’on effectue pour Yennayer comme pour le retour du printemps ; « la fête d’amour des Touaregs » (située au retour du printemps au Maroc) se déroule le 20 moharram ; la viande séchée du sacrifice de l’Aïd Ameqqran est parfois conservée pour être consommée au moment de Ennaïer ; la promenade du « lit de Lalla Mansoura » peut avoir lieu au jour de l’Aïd El Kébir. On peut dès lors se demander si c’est une fête musulmane que l’on célèbre ou bien un nouvel an dont on a gardé le souvenir des rites. De deux choses l’une, ou bien on a conservé les rites en les modifiant dans leur intentionnalité ou bien on leur a conservé leur intentionnalité en les transférant à une autre date du calendrier. Autrement dit, la réélaboration des rites n’a pu s’effectuer qu’en opérant le choix de sacrifier soit sur leur signification, soit sur le moment de leur exécution.
A l’examen de ce qui a été dit, il semblerait que les populations du Nord de l’Afrique ont préféré conserver l’intentionnalité. Une telle volonté de conservation répond sans doute au besoin fondamental d’avoir prise sur le temps dont l’expérience prouve la fuite irréversible.
Ce qui est en jeu, ce sont deux conceptions fondamentalement différentes voire opposées : une conception très ancienne d’un temps cyclique toujours renouvelé, offrant à l’homme la possibilité de se l’approprier en y participant de manière active (par les rites et les augures), et celle d’un temps téléologique des religions monothéistes qui propose une finalité fixée une fois pour toute et sur lequel l’homme n’a pas de prise. Ainsi, « La fidélité des conduites humaines à des pratiques qui reflètent la croyance dans une fonction naturelle et sacrée du Temps nouveau marque les limites précises d’une culture religieuse surimposée à la nature de l’homme « (6) .
5. En Europe les carnavals avaient lieu en mars, à l’époque des semailles de même que l’année débutaient à l’équinoxe de printemps. Historiquement, Frazer, dans son classique Golden Bough écrivait que les semailles de printemps sont plus anciennes que les semailles d’automne.
6. MESLIN, M., Op. Cité, p. 129
Article destiné à une conférence organisée par l’association Tamazgha en Février 2009