31/08/2024

CELEBRATIONS DU TEMPS NOUVEAU EN AFRIQUE DU NORD par Nedjima PLANTADE

Aujourd’hui,  trois  calendriers  se  superposent  en  Afrique  du  Nord :  le calendrier  julien,  le  calendrier  musulman  et  le  calendrier  grégorien.  En conséquence  le nouvel  an  est  fêté  trois  fois :  1er  Janvier  dit  universel  du  calendrier  grégorien,  le  1er Yennayer du calendrier julien et le 10 du mois de Moharram (Achoura ou Taεacurt). Du fait de leur appartenance à des calendriers solaires, les deux premiers ont lieu chaque année à date fixe tandis que le troisième, qui appartient à un calendrier lunaire est mobile. L’année lunaire étant plus courte que l’année tropique (temps d’une révolution complète de la terre autour  du  soleil),  Taεacurt  se  produit  donc  à  des  moments  de  l’année  différents. 

La présence  simultanée  de  ces  trois  calendriers  ne  semble  guère  poser  de  problème. Néanmoins,  nous  verrons  à  travers  quelques  exemples  qu’un  travail  de  réaménagement s’est opéré au  cours  de  l’histoire. Pour  s’en  convaincre, il suffit   d’observer la manière  de célébrer  la  fête  musulmane  de  l’Achoura.  Celle-ci,  au  lieu  de  présenter  le  visage  de circonstance  qu’on  attend  d’elle  (deux  jours  de  jeûne  et  recueillement  pour  les  sunnites  ; deuil le plus expressif de la mort de Hussein pour les chi’ites) se montre au contraire très festive et joyeuse. Cette curieuse manière d’agir ne semble guère avoir frappé les auteurs qui  ont  décrit  les  rites  qui  l’accompagnent.  Pourtant,  à  l’examen  de  ses  rites,  on  peut  se demander  si  le  véritable  nouvel  an  amazigh  (antérieur  ou  parallèle  à  celui  du  calendrier julien  de  l’antiquité ?)  ne  s’est  pas  pérennisé  en  saisissant  cette  occasion  pour  exprimer pleinement  son  sens,  à  savoir  celui  de renouvellement  du  temps. 

 Quelle  signification accorder en effet au nouvel an sinon celle d’un temps nouveau pour lequel on exécute des rites dans  le but de se le rendre favorable ? Ce  « jour inaugural d’une période augurale », selon  une  formule  de  P.  Bourdieu,  pourrait  bien  être  celui  du  passage  d’une  année  à l’autre car  ce qui  se  passe  ce  jour-là engage  tout  ce  qui  se  déroulera ensuite  au  cours  de l’année. Le sens fondamental des anciens rites auguraux de nouvel an est en effet de rendre propice, par leur action magico-religieuse, le temps qui s’ouvre, le temps à vivre.

Malheureusement, nous ne savons rien de l’année primitive des Amazighs. Existait-il à l’instar de nombreux peuples un comput du temps élaboré à partir de l’observation de la lune,  astre  dont  les  phases  ascendantes  et  descendantes  sont  les  plus  visibles  depuis  la Terre ? Car c’est le retour périodique, à intervalles réguliers d’un ou de plusieurs éléments naturels (données astronomiques, équinoxe, solstice, végétation, crue du Nil de l’ancienne Egypte)  qui  ont  guidé  les  hommes  dans  leur  volonté  de  mesurer  le  temps. On  sait,  par exemple  que  le  calendrier  primitif  des  Romains  ayant  précédé  le  calendrier  julien  était lunaire et débutait au mois de mars, c’est-à-dire au printemps.

Les populations anciennes, vivant  en  lien  étroit  avec  la nature  situaient  en  effet  le  renouveau  annuel  au  moment  du retour  du  printemps  et  non  durant  les  frimas de janvier.  Le calendrier « julien »,  devenu ensuite « grégorien » puis « universel » est en effet l’œuvre de savants  et non de paysans dont  l’observation  empirique  ne  pouvait  suffire  à  déterminer  avec  précision  le  temps nécessaire à la révolution complète de la terre autour du soleil.  De plus, il n’est pas aberrant de  penser  que  de  vieux  rites  de  nouvel  an  qui  devaient   se  dérouler  selon  toute vraisemblance  au  début  du  printemps ont  pu être  transférés au  début  de janvier  après la diffusion du calendrier julien par les savants puis les clercs. Ce phénomène, qui s’est produit pour l’ensemble des territoires sous domination romaine (1) (donc aussi en Afrique du Nord) obligea  à  reporter  « aux  kalendes  de  janvier  un  certain  nombre  de  pratiques  magico-religieuses  marquant  le  passage  de  la  fin  au  début  d’année,  mais  l’on  maintint  aussi  la célébration  du  début  de  l’année  vivante  en  mars  en  conservant  d’anciens  rituels  » (2) .Ce phénomène  s’est  sans  doute  répété  en  Afrique  du  Nord  avec  l’arrivée  du  calendrier islamique.

L’exemple  de  la  fête  de  Taεacurt (Achoura)  vers  laquelle  des  rites  d’équinoxe (mascarades  et  carnaval,  feux), de  solstice  (jeux  d’eau,  feux  de  joie)  et  de  sacrifice (Timecŗet)  ont  été  déplacés , illustre  ce passage  d’un  comput  à un  autre, montrant  dans  le même  temps  la  capacité  de  tout  ou  partie  des  rites  à  perdurer  en  s’intégrant  dans  des contextes  nouveaux.  On  trouve  même  quelques  éléments  de  rites  de  Yennayer  à  l’Aïd  El Kébir.

 Les descriptions ethnographiques  des « fêtes saisonnières » que les auteurs ont pu observer  au  cours  des  19ème et  20ème   siècles  en  différentes  régions  de  l’Afrique  du  Nord constituent la principale source d’informations de la présence de rites anciens, même si une grande  part  de  leur  intentionnalité  nous  échappe  aujourd’hui. Car  s’il  était  possible  de retrouver  des  éléments  évoquant  sinon  l’idée  de  nouvel  an,  tout  au  moins  celle  de commencement du temps, où pourrait-on les trouver sinon dans les rites qui accompagnent les cérémonies ?

    Si on examine ces rites partout en Afrique du Nord, on éprouve de prime abord un sentiment  de  confusion  et  de  désordre,  résultat  d’une  longue  histoire  et  de  processus  de transformation  dus  à l’introduction  de  computs  du temps allogènes  (calendrier  julien  puis calendrier  islamique).  A  chaque  arrivée  d’un  nouveau  calendrier,  un  immense  problème devait se poser car celui-ci constituait une remise en cause des significations religieuses de l’ancien découpage du temps. Les hommes ont dû alors opérer des choix et des ajustements pour  intégrer les  nouvelles  données  tout  en trouvant  le moyen de conserver  les  leurs. Ce sont ces bouleversements qui ont about, au fil des siècles à présenter le tableau que l’on pouvait   encore  observer au 20ème  siècle. Une  des  illustrations  de  ces  nombreux accommodements se trouve résumée dans la formule suivante qui découpe l’année en deux périodes,  l’une  solaire,  l’autre  lunaire,  accordant  ainsi  une  place  à  deux  liturgies fondamentalement différentes : iyrn n wakal, « les mois de la terre » (les mois des activités agricoles  et  pastorales)  et  iyrn  n’igenna,  « les  mois  du  ciel »  (les  mois  du  calendrier islamique).  Au  fur  et  à  mesure,  les  anciens  rites  ont  été  intégrés  au  sein  de  ces  deux périodes.

1. MESLIN, M., La fête des kalendes de janvier dans l’empire romain, Bruxelles, 1970             

2. MESLIN, M., Op.cit,  p 14

          Le regain de vitalité que connaît aujourd’hui la fête de Yennayer (due aux sacrifices des militants Berbères des années 1960) ne signifie pas qu’il en a toujours été ainsi et surtout que c’est  celle  qui  a  toujours  marqué  le  nouvel  an.  Son  caractère  peu  démonstratif,  limité  à  la consommation  de  légumes  frais,  de  volailles  et  de  renouvellement  du  foyer  ne  suffit  pas pour  dire  que  les  mentalités  nord  africaines  lui  accordent  pleinement  le  sens  de renouvellement  annuel.  Malgré  le  nom  qu’on  lui  donne,  Id  useggas, elle  fait  simplement partie  des  autres  tiwwura  useggas, « les  portes  de  l’année ».  La  célébration  de  Yennayer  représente l’un de ces ajustements que les populations d’Afrique du Nord ont été amenées à élaborer après l’introduction du calendrier julien. La plus grande fête de renouvellement devait correspondre plutôt à ce que l’on appelle aujourd’hui  amenzu n tefsut, « le premier jour  du  printemps »  dont  la  célébration  s’effectue  avec  un  plus  grand  éclat  que  celle  de Yennayer.

 Le souvenir d’un début d’année située au retour du printemps est encore explicite à Ouargla, oasis qui ignore d’ailleurs purement et simplement la fête de Yennayer. Soulignons au passage qu’il est remarquable que cette oasis connaisse un comput du temps semblable à celui de l’ancienne Egypte dont chacun des douze mois de trente jours était divisé en trois décades.  L’année  ouarglie  débute  à  l’équinoxe  de  printemps  et  comprend  deux  saisons inégales  dont  la  plus  importante  est  celle  qui  débute  l’année  et  qui  compte  huit  mois découpés en trois périodes inégales, chacune se divisant en un certain nombre de décades. Par ailleurs les Ouarglis  célèbrent les mariages obligatoirement au printemps.

Les Touaregs, lorsqu’ils  énumèrent  les  saisons  commencent  par  nommer  celle  du  printemps  même  s’ils s’accordent à dire que l’année commence à la fin du mois d’octobre (moment du retour de la végétation dans les zones désertiques) ; dans le Dra on appelle « nouvel an » la première moisson de mai. Plusieurs cérémonies qui se déroulent au printemps peuvent être associées à  des  rites  de  renouvellement  du  temps,  et  partant,  d’année  nouvelle :  La  célébration (préférentielle ou prescriptive) des mariages (Kabylie, Maroc, Ouargla), la procession du lit de  « Lalla  Mansoura »  (mariée  symbolique)  dans  plusieurs  régions  du  Maroc  ainsi  qu’à Ouargla.  Un  rite  archaïque  a  été  conservé  jusqu’au  20ème   siècle  dans  le  sud  du  Maroc   et rapporté par E. Laoust. Il s’agit du rite de Douzrou, petit village de l’Anti-Atlas où l’on débute le printemps par une cérémonie de bon départ mettent en scène un couple de mariés symboliques, dont l’union sexuelle  peut  être  interprétée  comme  ayant  une  influence bénéfique  sur  la  végétation  naissante  du  printemps.  La  nuit  qui  suit  cette  journée particulière, jeunes gens et jeunes filles se retrouvent pour vivre ce qu’ils appellent «  la nuit du bonheur », appelée ailleurs « nuit de l’an ».

Parmi  les  cérémonies  qui  se  déroulent  au  printemps  on  peut  noter  les  batailles rituelles  de  takurt qu’on  se  livrait  encore  au  20ème   siècle  dans  les  Aurès  et  ailleurs  et  qui  rappellent  celles  de  l’ancienne  Libye (3) et  de  l’ancienne  Caesarea  (Cherchel) (4) . Ces  batailles magico-religieuses à coups de pierres au retour du printemps s’achevaient par des blessures parfois graves et étaient exécutés en l’honneur de divinités.

Taεacurt  reste  celle  vers  laquelle  de  nombreux  rites  de  renouvellement  ont  été transférés. Il est remarquable que cette fête mobile ne soit pas suffisante pour marquer le temps  nouveau  lorsqu’elle  ne  tombe  pas  au  moment  du  printemps.  Ainsi  on  réitère  la procession du « lit de Lalla Mansoura » (mariée sacrée) au printemps même si elle a eu lieu  quelques semaines auparavant.  C’est surtout  le moment du carnaval  (5) où  la nuit s’illumine de  nombreux  cortèges  s’éclairant  aux flambeaux  et  où  l’on  se  déguise  en  divers personnages, les animaux y occupant une bonne place. Certains portent des peaux de bêtes et des masques parmi lesquels on peut reconnaître, parfaitement imités dans les cris et les mouvements,  le  lion,  le  chameau  et  même  une  sorte  de  dragon  que  l’on  met  à  mort.

Mimétisme  des  animaux,  chants,  danses,  bruits  de  toutes  sortes  cristallisent  la  force magique de ce jour-départ chargée d’expulser et d’éloigner les forces mauvaises du temps passé  tout  en  concentrant  les  forces  positives  pour  le  temps  qui  s’ouvre. Cette  sacralité archaïque  où  les  masques  des  grands  animaux  sauvages  tels  que  le  lion  symbolisent  la puissance de l’énergie vitale qu’on cherche à s’intégrer dans le but d’aborder l’avenir sous les meilleurs auspices. Une parte de ces rites anciens se retrouvent au  moment des deux nouvel ans, Yennayer et Taεacurt.

       Le personnage  de  Tamghart n Ennaïer, « la vieille de Ennaïer » apparaît  aussi à des moments différents : fin janvier, fin février, nuit de Ennaïr, masque de Taâcurt, toujours à un seuil  de  saison  ou  d’année,  toujours  associé  au  mauvais  temps.  Elle  pourrait  représenter l’année écoulée ou bien un personnage sacré, une ancienne divinité.

3. HERODOTE (IV, 180) relate des combats rituels entre jeunes filles en l’honneur d’une déesse qu’il compare à Athéna. A l’issue de la bataille, les jeunes filles qui décédaient de leurs blessures étaient considérées comme non vierges. Il s’agit donc d’une déesse, jeune fille très intelligente, combattante et garante de la virginité. Ces indices sont à rapprocher de deux figures féminines, l’une héroïne du conte « où il est question de Zahra l’orgueilleuse  »  Hamadi, Récits des hommes libres, Contes berbères, Paris, 1998.L’autre est un sainte vénérée, Lalla Imma Tifellent in E. Dermenghein, Le culte des Saints dans l’islam maghrébin, Paris, 1954.Tout cela est à approfondir sérieusement car les deux personnages ont à voir avec le tissage comme Athéna elle-même. Sommes-nous en présence d’une fille d’Anzar ? D’autre part dans les cérémonies du mariage la mariée tient le roseau qui semble garantir son état de vierge mais elle ne peut accéder à son nouveau statut de femme qu’à la condition d’une intervention violente sur ce même roseau des hommes de sa belle famille.  

4. SAINT AUGUSTIN, De doctrina christiana, IV, 24, 53. Fête annuelle, appelée  la Caterva, « Bande armée », qui avait lieu à date fixe chaque année et durait plusieurs jours.

On observe d’autres flottements quant au moment de situer certains rites. Ainsi en est-il  du  ramassage  des  plantes  vertes  que  l’on  effectue  pour  Yennayer  comme  pour  le retour du printemps ; « la fête d’amour des Touaregs » (située au retour  du printemps au Maroc)  se  déroule  le  20  moharram ;  la  viande  séchée  du  sacrifice  de  l’Aïd  Ameqqran  est parfois  conservée pour être consommée au moment de Ennaïer  ; la promenade du « lit de Lalla Mansoura » peut avoir lieu au jour de l’Aïd El Kébir. On peut dès lors se demander si c’est une fête musulmane que l’on célèbre ou bien un nouvel an dont on a gardé le souvenir des rites. De deux choses l’une, ou bien on a conservé les rites en les modifiant dans leur intentionnalité ou bien on leur a conservé leur intentionnalité en les transférant à une autre date  du  calendrier.  Autrement  dit,  la  réélaboration  des  rites  n’a  pu  s’effectuer  qu’en opérant le choix de sacrifier soit sur leur signification, soit sur le moment de leur exécution.

A l’examen de ce qui a été dit, il semblerait que les populations du Nord de l’Afrique ont préféré conserver l’intentionnalité. Une telle volonté de conservation répond sans doute au besoin fondamental d’avoir prise sur le temps dont l’expérience prouve la fuite irréversible.

       Ce  qui  est  en  jeu,  ce  sont  deux  conceptions  fondamentalement  différentes  voire opposées : une conception très ancienne d’un temps cyclique toujours renouvelé, offrant à l’homme la possibilité de se l’approprier en y participant de manière active (par les rites et les augures), et celle d’un temps téléologique des religions  monothéistes qui propose une finalité fixée une fois pour toute et sur lequel l’homme n’a pas de prise. Ainsi, «  La fidélité des  conduites  humaines  à  des  pratiques  qui  reflètent  la  croyance  dans  une  fonction naturelle et sacrée du Temps nouveau marque les limites précises d’une culture religieuse surimposée à la nature de l’homme « (6) .

5. En Europe les carnavals avaient lieu en mars, à l’époque des semailles de même que l’année débutaient  à l’équinoxe de printemps. Historiquement, Frazer, dans son classique Golden Bough écrivait que les semailles de printemps sont plus anciennes que les semailles d’automne.

6. MESLIN, M., Op. Cité, p. 129

Article destiné à une conférence organisée par lassociation Tamazgha en Février 2009

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