31/08/2024

AUX FONDEMENTS DE L’ESTHETIQUE AMAZIGHE                            par Nedjima PLANTADE

    ARTICLE INEDIT – 2018

L’étude de l’iconographie antique de l’Afrique du Nord a soumis et continue de soumettre  les archéologues et les historiens de l’art à une tâche ardue et même impossible. Imprégnés des canons esthétiques classiques, ils ne parviennent pas à lire clairement les œuvres et connaissent un sentiment de déception qui les amène souvent à conclure leurs travaux par la dépréciation pure et simple. Sous leur plume ces  œuvres sont « de mauvaise facture », « maladroites », « frustes », « grossières » ; dans le meilleur des cas, elles peuvent être « curieuses », « confuses », « détériorées » ou « illisibles ». Leur désappointement est à son comble lorsqu’ils tentent de décrire une figuration de la tête ou les traits d’un visage.

Mais en réalité,  ce  qu’ils  considèrent  comme  indéchiffrable ou  aberrant  n’est  autre  que  la manifestation d’une  difficulté à décentrer leur regard, accoutumé à la focalisation et à un certain traitement de la figuration dans l’espace qu’elle occupe sur le support. 

Même si cela ne saute pas aux yeux, une observation attentive des représentations, après dissipation du sentiment de confusion de départ, finit par intriguer et faire place à la conviction qu’il existe autre chose que ce qui est donné à voir ; au fur et à mesure de l’examen patiemment répété des mêmes objets à des moments différents, commencent à apparaître des figures de plus en plus nombreuses. Tout se passe comme si le regard ne pouvait pas se poser sur quelque chose de fixe mais était réorienté vers une autre direction dès que lui apparaît une représentation que le cerveau peut identifier. Cette réorientation incessante du regard d’un point vers un autre donne le sentiment d’une œuvre erratique, discontinue, insaisissable. C’est seulement après l’examen d’un grand nombre de représentations que le phénomène quasi-général des perspectives multiples devient repérable, surtout dans la gravure et la sculpture, techniques permettant l’exploitation du relief et des irrégularités de la pierre, héritage de l’art préhistorique.

Quelques documents iconographiques et épigraphiques pris parmi des milliers d’autres serviront d’illustrations.

Iconographie

Le premier document est un bas-relief trouvé dans l’un des temples de la petite ville latino-numide de Tiddis (IIIe s.) située à seize kilomètres au nord-ouest de Constantine et représentant une divinité portant une brève inscription latine (fig. 1 et 2). Son découvreur, sans doute embarrassé, en fait une description laconique : « Un bas-relief figure une tête arrondie et presque lunaire grossièrement sculptée. On lit au-dessous A.AVG.SACR.», [A. Aug (usto) Sacr (um) (Berthier : p. 154). Plus loin il poursuit, « Les traits du visage sont gravés dans un demi-cercle. La bouche est marquée par un simple trait horizontal et le menton par une ligne courbe. Le nez épaté est représenté en forme de trapèze accosté au sommet par deux ovales figurant les yeux… la rudesse de la figuration ne peut être rapportée  à des dieux au beau visage… » (p. 249). Cette description sommaire est vraie et fausse à la fois, vraie car elle correspond à peu près à la figure telle qu’elle s’impose à nos yeux, fausse car elle ne tient pas compte de ce qui se cache en elle et qui exige, à la manière de la métaphore littéraire d’H. James du motif dans le tapis, patience et attention pour se révéler. L’œuvre frappe d’abord par la saturation du support à laquelle s’ajoute une première impression de chaos et de facture exempte du moindre soin. Mais si l’on observe de près, non plus seulement la représentation globale mais les détails dont elle est faite, on se trouve peu à peu confronté à d’autres figures moins grandes, puis d’autres encore plus petites, imbriquées les unes dans les autres et orientées dans toutes les directions, offrant, en plan et en volume, un foisonnement de figurations à l’infini… une loupe simple ou binoculaire suffit à découvrir que la grande figure en recèle des dizaines d’autres, chacune se décomposant jusqu’à la figuration la plus petite possible. Si l’on se refuse à prendre en considération cet aspect hybride, où se mêlent les règnes végétal, animal, humain et entités mythologiques, autrement dit si l’on se contente de la seule vision d’ensemble, on se prive d’une partie essentielle du document, avec pour conséquence des milliers d’œuvres anciennes ayant échappé à une véritable analyse.

 C’est ainsi que de nombreuses figurations ont été considérées à tort comme « détériorées », et parfois « restaurées » en dépit de leur réalité originelle ; c’est le cas, entre autres, du bas-relief de Béja (conservé au musée du Bardo de Tunis) représentant sept divinités africaines, exemple le plus frappant des conséquences fâcheuses induites par une lecture tronquée (fig. 5 et 6), ainsi que du médaillon de Poséidon trouvé dans le tombeau royal numide du Khroub (fig. 7 et 8). Il ne s’agit pas ici de nier les nombreux cas de destruction ou de martelage d’œuvres anciennes, souvent pour des raisons religieuses, mais ici le résultat sur les objets en serait très différent. Les tentatives de description de ce bas-relief (Merlin, Picard, Camps) reflètent de la part des auteurs une lecture malaisée comportant beaucoup d’approximations et de conjectures au point de conclure que « le document pose plus de problèmes qu’il n’en résout » (Picard : p. 24). Quant aux têtes et aux traits des visages des divinités, ils se convainquent en désespoir de cause qu’elles ont été volontairement détruites ou martelées. Les travaux les plus récents continuent de reprendre la description de Merlin et de Camps sans la discuter (Lassère, 2015), tandis que d’autres persistent en écrivant que « tous les visages ont été martelés, mais leurs attributs restent bien visibles » (Briand-Ponsart & Hugoniot : p. 149). Ce n’est pourtant pas le cas car un martelage aurait détruit de manière radicale l’ensemble des têtes, lesquelles auraient perdu la totalité de leurs traits, alors qu’une bonne observation parvient à les distinguer par un travail de comparaison avec d’autres œuvres. En effet, une fois que l’on a pris conscience du procédé de composition, il apparaît clairement que les têtes, non seulement n’ont rien subi de tel mais ont été volontairement représentées de manière composite obéissant à un code artistique. De nombreuses œuvres comportent en effet des têtes semblables, ce qui prouve qu’il s’agit d’une manière répandue de représenter la partie la plus importante du corps sous des formes qui paraissent « étranges » à nos propres conceptions. Nos qualités perceptives nous empêchent de voir ces étrangetés si bien que nous les transformons en ce que nous voulons ou en attendons ; ce phénomène, bien mis en évidence par la psychologie expérimentale et cognitive, permettent à  J.L. Le Quellec de présenter, pour le domaine de l’art rupestre saharien, quelques exemples de lecture fautive. Les œuvres de l’antiquité, quant à elles, nous en offre des milliers.

Sur d’autres œuvres, les têtes paraissent se perdre partiellement sur le bord supérieur du support, ce qui conforte les spécialistes dans leur idée que ces têtes incomplètes seraient dues à la détérioration de l’arrête elle-même (fig. 12). En réalité, le procédé est suffisamment répété pour en déduire avec certitude qu’il est exécuté intentionnellement. Des centaines de têtes semblables à celles du bas-relief de Béja existent ailleurs (fig. 9, 10, 11). Le cas du sanctuaire rupestre de Slonta (Libye), de style libyque d’influence grecque (Cyrène) permet de lire plus clairement les figurations exécutées en haut et bas-relief. Celles-ci montrent des personnages  entiers,  des  corps  désaxés,  des  têtes coupées, des  visages  aux  traits indéchiffrables bien que non martelés, ainsi que des animaux divers et de toute taille. Pour les représentations rupestres sahariennes de la période des « têtes rondes », on se pose la question d’un possible port de masque (Le Quellec, 1993 : p. 153-163). Or, le caractère systématique du procédé à l’époque antique doit nous conduire à abandonner définitivement l’idée d’un port de masque, celui-ci n’étant mis en scène que dans  des  circonstances limitées  de présentification de la divinité à l’occasion de cérémonies à caractère rituel.  La découverte d’une, de deux, ou de plusieurs figurations en une seule produit un effet de surprise semblable à celui qu’Y. Coppens éprouva lorsqu’il eut en main  la Vénus de Lespugue de Haute-Garonne, une statuette préhistorique du paléolithique réalisée en ronde-bosse, dont les fesses étaient à l’envers. La surprise se produisit quand il retourna la figurine féminine pour la voir à l’endroit, moment où lui apparut un second personnage : « les pieds et les jambes du premier personnage figurent la tête du second, la constriction des genoux, son cou, les cuisses, son buste, le pagne, sa chevelure, et c’est le second sujet, très vraisemblablement de sexe également féminin, qui a les fesses et le sillon inter-fessier dans le bon sens. Le sujet principal demeure incontestablement le premier, celui qui a toujours été décrit à l’endroit, le second… je ne l’ai vu figurer nulle part dans le bon sens. Depuis ma première rencontre avec cette statuette, ce jeu de miroir, l’ambiguïté de cette double image m’ont fasciné. Le regard rencontre en effet au premier abord un personnage féminin… et puis, s’il est précis, une région du corps, et pas la moindre, va capter son attention et lui donner une clef, la clef d’un second personnage, inattendu, magique, comme une devinette. Est-ce un simple jeu de l’artiste ou cette réalité n’a-t-elle pas, comme dans tant de cultures, un sens symbolique, mythologique… Cette apparente anomalie n’a pas été prise au sérieux. Je voudrais m’opposer à ces opinions qui la mettent sur le compte bien léger, de l’erreur ou de l’étourderie… jusqu’à Leroi-Gourhan qui n’y voyait qu’une hérésie anatomique, un flagrant mépris de la réalité ». (Coppens : p. 567-8). Dans le cas de cette statuette, un mouvement à 180° a été nécessaire et suffisant pour découvrir le second personnage. 

Y. Coppens n’avait affaire qu’à deux figurations en une, ce qui avait suffi jusqu’à lui à dérouter les spécialistes, comment donc s’étonner que des dizaines de figurations en une échappent au regard. En art berbère, le phénomène se présente avec une redoutable complexité puisqu’on découvre une multitude de représentations tout au long d’un mouvement sur 360°, où se révèle la décomposition de chaque figure en figures de plus en plus réduites jusqu’à la représentation la plus petite, visible par l’œil humain.  Le sentiment de découverte d’une devinette, ressenti par Coppens, se trouve donc démultiplié dans les œuvres berbères, qui regorgent des procédés de fragmentation et des perspectives multiples. Notre regard ne peut saisir les différentes figurations qu’en tournant l’objet dans la main, geste que Coppens a été contraint d’opérer, or il existe des peuples pour lesquels l’ethnologie a montré qu’ils n’ont guère besoin d’effectuer cette rotation car leur regard est capable de saisir aisément, par un travail mental sur l’image, les différents angles de vue (Inuits Aivilik de la baie d’Hudson). Par ailleurs, très souvent, le mode d’exécution de nos têtes humaines obéit au procédé de la représentation dédoublée, c’est-à-dire à un double profil aboutissant à une troisième représentation frontale. Têtes multiples et grotesques, corps désaxés, membres coupés ou rallongés…, la norme n’est pas de se conformer à la réalité anatomique mais de toute évidence de respecter un code artistique conforme aux exigences d’un cadre culturel donné. Le dernier exemple est une gravure complexe sur une pierre de grès trouvée dans l’aire du temple antique de Tigzirt (Kabylie), bâti au génie du municipe de Rusuccuru (début du IIIe s.), sous le règne de l’empereur Septime Sévère. Cette pierre (votive ?) de forme vaguement cubique de douze centimètres de côté présente des gravures sur ses deux faces dont l’une, inscrite dans un carré de cinq centimètre montre nettement un profil humain multiforme et réversible ; s’y ajoutent d’autres figures plus ou moins identifiables en changeant d’angle de vue par des rotations à divers degrés (fig. 18a à 18d). Dans cette œuvre comme dans les autres, le jeu des ombres et lumières fait pleinement son effet, technique ayant été déjà remarquée à maintes reprises (Février : p. 12). La question de la relation entre deux ou plusieurs figures imbriquées et/ou formant d’autres figures a tout juste été esquissée par J.L. Le Quellec à propos de certaines œuvres rupestres sahariennes qui comportent ce qu’il appelle des « calembours graphiques », lesquels seraient dus à « une pensée capable de penser directement avec des formes dans les formes » (p. 77). On ne peut que suivre l’auteur lorsqu’il conclut qu’ils ne peuvent sans doute pas être réduits à un simple jeu. Il faut en effet écarter d’emblée l’hypothèse du « calembour » car nous avons affaire à des objets religieux, domaine peu propice à l’expression ludique et supposés répondre à un code commun ; de plus, le phénomène est trop général pour y voir l’humour dû à l’œuvre personnelle d’un artiste fantaisiste.  Ce mode de composition pose de nombreuses questions. S’agit-il d’un procédé de représentation au caractère secret qui semble révéler tout en dissimulant, c’est-à-dire une sorte de système cryptographique réservé à une corporation ou une caste religieuse ? Sur un autre plan, les diverses figurations rassemblées dans une forme unique posent l’interrogation de la relation entre les différentes parties d’une part, entre les parties et la figure globale d’autre part, ainsi que celle de leur hiérarchie, autrement dit quel est le  degré d’autonomie des différentes parties entre elles et de celles-ci par rapport à la forme d’ensemble ? Que signifie cette concentration de figures rassemblées dans un espace aussi limité ? Même parmi les œuvres les plus romanisées et les plus clairement figuratives, la recherche de l’illusion d’optique se manifeste encore. Une des questions techniques essentielles est celle de notre compréhension de l’élaboration de ce mode de composition offrant des représentations figuratives composites, chacune d’elle se décomposant à l’infini, autrement dit, comment l’artiste s’y prend-il pour déterminer par où il va commencer ? Partait-il de la figure générale qu’il décomposait ensuite ou bien, à l’inverse, débutait-il par la figure la plus minuscule pour ensuite développer son œuvre en rayonnant à partir de ce foyer central ? Ce goût pour l’illusion d’optique avait déjà été remarqué, notamment à propos des mosaïques antiques africaines (fig. 3 et 4), de même que leur rendu défiant les limites spatiales ;  la maison de « la jonchée de feuillage » de Cherchel (IVe s.), véritable chef-d’œuvre de mosaïque, ne comporte pas de bordure, et produit un mouvement dynamique et de continuité au-delà des murs de la salle.

Epigraphie

Le même regard tronqué se retrouve chez les épigraphistes qui n’ont repéré ni noté le fait que les inscriptions trouvées en Afrique du Nord, qu’elles soient libyques, puniques, néo-puniques, grecques ou latines sont elles aussi saturées de mini-figurations enchevêtrées à l’intérieur des signes d’écriture ainsi que dans les espaces intersignes, ce qui pose la question du champ épigraphique (fig. 14, 19, 22 à 29). Figurations ou écriture, le système se retrouve dans de très nombreuses œuvres, qu’elles soient proprement libyques ou influencées par les styles étrangers. Là encore, les spécialistes

se sont fourvoyés en recherchant en vain un champ épigraphique bien préparé, ce qui les conduit à conclure à une mauvaise préparation du support, à un manque de soin, ou à une absence de champ épigraphique. Mais il faut se résoudre à penser qu’il n’existe ni champ épigraphique ni surface à remplir du fait que le support était sans doute considéré comme un objet total qui sert à réaliser une œuvre qui respecte l’intégralité de la pierre. L’idée d’un espace vide est impossible dans ces conditions. Ce mode d’exécution se perpétue encore aujourd’hui dans l’artisanat, avec le cas typique de la répétition de motifs emboîtés où l’on croit déceler un motif coloré sur une surface blanche alors que la surface blanche ne constitue pas un support mais représente le motif répondant à celui en couleur. Cet emboîtement parfait d’une forme  convexe avec une forme concave offre un ensemble plein de bout en bout. La saturation du décor berbère a déjà été remarquée dans les œuvres modernes. Les sculptures en bas-relief du sanctuaire de Slonta montrent une saturation complète de la roche-support où les figurations collent les unes aux autres sans aménagement d’espace entre elles. Dans les inscriptions, l’espace entre les signes ou à l’intérieur de ceux-ci est lui-même utilisé pour former des mini-figures  qui viennent s’ajouter à celles des signes de sorte à éliminer toute possibilité de vide. Le résultat forme un support saturé à outrance jusque sur les bords, qui incite à imaginer une continuité au-delà des limites du support lui-même. Ce mouvement sans fin amène à penser à un flux continu reflétant une vision du monde dynamique, en continuelle transformation, sans limite d’espace ni de temps où se meuvent êtres et entités visibles et invisibles, un véritable art cinétique désireux de se libérer des contraintes spatiales du réel. Les inscriptions libyques ne comportent pas de champ épigraphique tandis que les latines et puniques peuvent en être pourvues, ce qui tend à montrer que l’influence étrangère ne touchait pas les objets proprement libyques. Par ailleurs, on constate que c’est l’écriture latine qui est la plus propice aux figurations à cause de la variété et de la forme de ses signes, permettant une plus grande créativité. Rares sont les inscriptions qui ne comportent pas de mini-figurations imbriquées dans les signes d’écriture, souvent exécutées sur des objets à la forme suggestive accentuée par l’intervention de l’artiste (fig. 17a, b, c). Ainsi, une pierre que L. Galand considère comme un simple « fragment d’une stèle d’influence punique », est en réalité une véritable sculpture complète et nullement endommagée, de style proprement libyque, montrant un visage de profil orienté à gauche et inscrit dans un demi-cercle, suggérant la lune à sa moitié. Ce demi- cercle s’inscrit dans un bloc en angle droit intentionnellement sculpté ainsi, et comportant sur toute sa surface des figurations de tailles diverses, en très léger relief à peine perceptible (fig. 21). Les questions que se posent les épigraphistes sur certaines formes « curieuses » de signes d’écriture sont en réalité dues aux figurations qu’ils recèlent, mais ignorants de celles-ci, leurs questions demeurent sans réponse. L’exemple de la discussion sur la forme du /Y/ aux vers 29 et 30 de l’inscription latine du mausolée des Flavii de Kasserine (Tunisie) est illustratif à ce propos. Ce signe est comparé à celui de l’inscription ILA 634 de la fin du règne de Marc Aurèle : « C’est une lettre dissymétrique, aux branches incurvées partant assez bas sur la haste verticale ; la branche droite rencontre la lettre suivante » (J.M. Lassère, 1993 : commentaire de la

fig. 40). La réalité est que la forme de ce signe, comme celle de tous les autres, se trouve légèrement modifiée par rapport à ce que l’on attend à cause de la contrainte imposée par les figurations qu’elle recouvre et qui passent toujours inaperçues. C’est pourquoi, la plupart du temps, les épigraphistes déplorent une écriture peu respectueuse des canons stylistiques de son époque. Chaque signe d’écriture contient de l’iconographie cachée qui ne demande qu’à être débusquée et décryptée. Ce long poème en latin gravé sur la façade du mausolée des Flavii, composé de cent dix vers répartis sur une vaste surface de plus de onze mètre carrés, est le poème latin le plus long jamais gravé sur la pierre. Ainsi, pour  l’écriture latine, cette inscription, d’une exécution soignée offre au chercheur  une masse de signes considérable à étudier ; ce faisant il découvrira l’infinie variété des mini-sculptures qu’ils gardent secrètes depuis qu’ils ont été gravés. Cet art venu de la préhistoire ne nous dit pas pourquoi l’antiquité

de l’Afrique du Nord a fait un usage aussi systématique et aussi poussé des perspectives multiples. Fait remarquable, ces figurations, parfois presque microscopiques sont les mêmes que celles des œuvres purement iconographiques de plus grande dimension, ce qui suppose que le graveur qui écrit est aussi l’artiste capable de réaliser des œuvres an-épigraphiques ; il connaît le code qui lui permet d’écrire et de figurer simultanément des représentations partout semblables (fig. 30 et 31). Mais pourquoi dessiner en écrivant ou écrire en dessinant ? Quel lien relie les deux activités ? Les figurations sont-elles complémentaires de l’écriture ?

L’épigraphiste peut-il y trouver un complément de signification ? En tout état de cause, le graveur chargé d’exécuter une épitaphe sur une stèle funéraire n’aurait à priori aucun intérêt à compliquer ni prolonger son travail en le saturant de mini-figurations exigeant de lui un temps et un effort supplémentaires considérables. S’il le fait, c’est que ces figures sont aussi importantes que le texte, ce qui est peut-être lourd de sens. L’inscription funéraire dite « du roi Micipsa » trouvée à Cherchel est un exemple éclatant de l’importance de cette pratique mêlant écriture et figurations. Le travail sur cette stèle en marbre ne pouvait qu’être long et difficile mais la dureté du support n’a pas empêché la réalisation d’un léger relief sur la totalité de sa surface, en filigrane de l’écriture, où se révèle sous nos yeux un paysage animé d’êtres de toutes sortes, les formes se tenant ensemble par des liens continus sans jamais se lâcher. Cette inscription néo-punique très soignée, exécutée en hommage à un roi divinisé, montre à quel point écrire et figurer en même temps devait répondre à une norme commune inscrite dans une vision du monde proprement africaine (fig. 26).

Nous savons l’importance de l’usage des pierres comme entités vivantes chez les Berbères  (Doutté, Gobert, Légey); pour le sculpteur ou le graveur la pierre n’était donc pas un matériau inerte. On peut alors  supposer que le but était de permettre au matériau de s’exprimer par le truchement de l’artisan, qui aura en quelque sorte préalablement « dialogué » avec la pierre pour connaître ce qu’elle contient avant de le révéler. Pour l’anthropologue et préhistorien américain, R. White, l’idéal serait de voir le support avant l’intervention du graveur de manière à déterminer ce que celui-ci a retenu, privilégié et négligé et comment il s’est servi des éléments utilisés. Chez les Inuits, par exemple, le sculpteur « parle » à l’objet brut avant de débuter son travail. C’est seulement après avoir découvert ce qu’il renferme qu’il cherchera à lui donner la forme correspondante, et à livrer à la lumière ce qui avait toujours été là. La question de l’orientation révèle une perception visuelle extrêmement aigüe qui peut regarder un objet contenant plusieurs « sujets » orientés dans toutes les directions alors que le regard occidental oblige à orienter la représentation dans le bon sens pour bien la voir (geste que Coppens a été obligé d’opérer). Notre difficulté vient de nos modes de représentations principalement soucieux de l’espace où l’on apprend à dessiner en tenant compte uniquement du point de fuite placé au milieu du support, éliminant les autres  angles de vue possibles. C’est le regard posé à un instant T qui exclut le mouvement et le temps. On déplore souvent notre ignorance de la religion des Berbères de l’antiquité due à une documentation insuffisante. « Pour ce qui concerne l’univers sacré des Berbères de l’Antiquité, les historiens anciens restent très discrets. Les croyances des populations berbères en pays punique, puis romanisé, puis christianisé, enfin arabisé, étaient rarement les mêmes que celles des classes dominantes. Elles étaient donc refoulées, ou du moins n’accédaient pas à quelque expression officielle. On n’en découvre quelques bribes qu’à travers de rares détails anecdotiques des historiens, ou à travers les sermons des pères de l’Eglise fustigeant les restes de paganisme » (Muzzolini : p. 48). Le pessimisme de l’auteur aurait peut-être été tempéré s’il avait eu connaissance d’un mode de composition dont le lien continue depuis la préhistoire s’est développé et poursuivi dans l’antiquité et jusqu’à la période récente ; on ne peut en effet qu’être saisi par la similitude du mode d’exécution des têtes des trois personnages de la porte kabyle de Tamesguida, qui rappellent singulièrement celles des « têtes rondes » et le signe d’écriture latine /O/ (fig. 13, 13a, 13b, 14). Cette porte qui pourrait dater du 18e  siècle montre l’intangibilité du procédé ainsi que son caractère sacré (porte de mosquée). Ceux qui se sont intéressés à cette porte en bois (Laoust-Chantréaux, Poyto) n’ont pu saisir toute l’étendue de signification de son décor représentant une religion complexe où la présence centrale du soleil et du serpent côtoient d’autres figures plus petites, l’ensemble étant composé à la manière antique. Dans sa tentative de comparaison des fonds symboliques de l’antiquité et des représentations rupestres sahariennes, Muzzolini ne croyait pas si bien dire en écrivant qu’« on étudiera si, considérés sur une longue durée les deux fonds symboliques, celui de la population antique et celui d’un large ensemble rupestre saharien, présentent des caractères généraux attestant, non certes une identité, mais au moins une analogie, dont il sera intéressant de connaître la cause. Tout cela, peut-être, nous suggérera, lorsque nous redescendrons du niveau des caractères généraux au problème concret d’une composition, isolée, quelques idées pour l’interprétation » (p. 41). Un exemple rupestre du Sahara central (Bes-Seba) publié par Frobenius en 1925 montre un personnage de grande dimension qui pourrait être une divinité, en direction duquel un personnage en position d’orant semble mener un bélier coiffé d’un disque. Cette divinité masculine, figurée par un grand animal dédoublé en dos-à-dos entouré d’un serpent, présente une tête parfaitement composite où se côtoient trois ou quatre figures ; là aussi, comme leurs homologues spécialistes de l’antiquité, ni Frobenius ni celui qui a exécuté le relevé ne l’ont remarquée (fig. 15, 16a, 16b.). Quoi qu’il en soit, les procédés de composition de la préhistoire (perspective tordue, perspectives multiples, calembours graphiques…) connaît, en Afrique du Nord, un développement et une longévité sans égal. Ce goût pour l’illusion d’optique dont l’apogée se situe dans l’antiquité reste à expliquer autrement que par une incapacité à réaliser de « belles œuvres ». On lit trop souvent que ces œuvres sont le fruit d’hommes n’ayant pas atteint un degré suffisant pour élaborer une conception esthétique harmonieuse. Cette conception évolutionniste de l’art est aujourd’hui largement dépassée. On ne peut en effet remettre en cause la capacité des artistes africains vu le degré d’aboutissement qu’ils pouvaient atteindre lorsqu’ils décidaient d’imiter l’esthétique gréco-romaine, notamment dans l’exécution des mosaïques et de certaines sculptures. Nous devons donc nous résoudre à penser que d’autres raisons plus sérieuses et plus profondes étaient à l’œuvre… La lecture fautive de l’iconographie ancienne suppose de reprendre l’examen incontournable de milliers d’œuvres archéologiques depuis les rupestres jusqu’aux  objets  récents, en passant par l’antiquité. On ne peut en effet continuer de passer sous silence l’existence d’un phénomène d’une telle étendue géographique et d’une telle profondeur historique. Le procédé  de la figuration à perspectives multiples, connu également dans la préhistoire européenne, n’a jamais connu un tel développement ni abouti nulle part ailleurs au degré de sophistication qu’il atteint dans l’antiquité du nord de l’Afrique, période de son apogée, qui permet d’ores et déjà d’ouvrir de nouvelles perspectives et de poser de nouvelles questions. La disparité des différents groupes berbères à travers l’immense territoire de l Afrique du Nord, sur laquelle on insiste souvent, n’empêche pas une unité profonde déjà démontrée par la linguistique, à laquelle viennent désormais s’ajouter l’art et l’esthétique, lesquels nous permettront peut-être d’entrevoir aussi une unité spirituelle.

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