01/09/2024

Entretiens avec le Père Raphaël POYTO (1907-2005)

à Billère (Pyrénées Atlantiques, France), en Août 2003, par Nedjima PLANTADE

Je suis arrivé en Kabylie en 1936 (j’en ai été expulsé en 1976), j’avais 30 ans. J’avais passé cinq ans en Afrique Centrale. J’avais demandé à rester à la mission saharienne mais on m’avait envoyé en pays anglais[1], soi-disant que je n’avais pas de santé, voyez, bon … (rires). Au bout de cinq ans, j’ai demandé à rentrer, alors le secrétaire général m’a dit « vous irez à El- Goléa[2] », puis il y a eu un contre ordre et il m’a dit « Je ne puis vous y envoyer maintenant mais l’an prochain, en attendant si vous voulez je vous envoie en Kabylie ».

Chaque Père qui arrivait là-bas apprenait comme il pouvait, et comme c’est une langue difficile on a créé une école de berbère, qui durait deux ans. Nous sommes arrivés cinq jeunes et pendant deux ans nous faisions surtout du kabyle (à Ouaghzen). C’était à côté de Michelet[3], aux Aït Menguellet. Quand nous sommes arrivés, en 1937, on nous a donné le livre de Boulífa[4], des textes à apprendre par cœur. Un Père belge fantastique avait commencé à faire une méthode pour apprendre le kabyle, puis il est devenu tuberculeux et est venu mourir ici. Il y a eu par la suite le congrès de Bou-Nouh : tous les Supérieurs d’Algérie et de Tunisie se sont réunis et ont dit : « En Kabylie, jusqu’à présent, chacun se débrouille. Ce n’est pas normal, car le kabyle n’est pas facile. Il faudrait faire en Kabylie ce qu’on a fait en Tunisie (3 ans d’arabe) ». Donc un Père formé par le Belge nous faisait la grammaire et un moniteur kabyle chrétien nous faisait les textes. Par la suite, ça a été le Père Dallet, le Père Lanfry, etc. Mais il ne fallait pas leur demander autre chose, même dans le parler avec les gens ! Un jour, j’ai lancé un défi au Père Lanfry : nous sommes partis dans un douar où on n’était pas connus : « Une fois c’est toi qui tiens le crachoir et la fois suivante c’est moi ! ». Il était tellement puriste qu’il n’osait plus parler, moi je m’en foutais et les Kabyles rigolaient un petit peu. J’avais surtout appris par cœur 200 ou 300 proverbes, car je trouve que les proverbes sont l’âme d’un peuple ! Un jour mon chef de mission s’était rendu compte que les proverbes kabyles étaient comme les fabliaux du Moyen Age, c’est-à-dire que la population craignait le clergé mais se foutait de lui par tant de petites histoires et tout le monde rigolait. En Kabylie, les marabouts, on les craignait mais, en même temps, ils n’étaient pas aimés, alors, quand on pouvait marquer un but contre eux les Kabyles étaient heureux. Un jour à la djemaa, on parlait de tout, de religion, de ceci, de cela, tous les hommes étaient là, on a mangé le soir chez eux, etc. Le chef de mission me dit en rentrant :

« Ah, comme vous êtes bien accueilli comme si vous étiez des leurs, c’est formidable, mais il vous manque une chose !

– Ah, laquelle ?

– L’onction !

– Quoi ? Nous ne sommes pas en pays arabe où on dit à longueur de journée « Allah Ou Akbar », les Kabyles, eux sont moqueurs ! »

Un autre jour, il était sur mon mulet et moi à pied et nous avancions sur le sentier quand deux Kabyles descendent du village, de la montagne et me saluent chaleureusement. Je dis au chef de mission : « Allez, Père, je n’ai pas d’onction, à vous de parler ! » Alors il prend un air solennel et dit « Illa Rebbi » 2 fois, 3 fois… je me bidonnais, puis il me dit : « Allez, oubliez tout ce que vous ai dit ! ». C’était celui qui nous avait appris la grammaire et il essayait de parler selon la grammaire ! Quand j’étais en Afrique noire il y avait un Père Blanc qui avait fait une grammaire et trouvait que les jeunes ne parlaient pas conformément à la grammaire !

La guerre arrive[5], j’ai été envoyé en France. Ensuite j’ai été nommé responsable à la mission que nous avions à Draa-EI-Mizan, chez les Guechtoula. Il y avait les aârch et les confédérations, comme celle des Igawawen, celle des Aït Abbas dans la région d’Ighil Ali. J’y ai passé 8 ans.

            Il y avait d’autres Pères qui s’occupaient du dispensaire, des écoles, etc. Ensuite j’ai été remobilisé en 1942. Après, c’était en 1949, on m’a envoyé à Ighil Ali pendant 8 ans, dans la Soummam, c’est là que j’ai connu tous les gens de la vallée, puis enfin j’ai passé le reste du temps à Tizi-Ouzou. Nous avions un centre professionnel, nous prenions les gosses pendant 3 ans ou 4 ans qui sortaient avec le Certificat d’Etudes. On allait jusqu’à la Seconde, après ils pouvaient bifurquer, ils faisaient soit le bâtiment, soit la comptabilité. Là j’enseignais l’Histoire et la Géologie mais surtout j’étais en relation avec les familles. C’étaient des garçons merveilleux faisant 20 km à pied, le ventre creux, le soir ils rentraient chez eux, c’étaient vraiment des bûcheurs ! Les grands avaient entre 18 et 22 ans, je leur ai dit « les gens viennent me consulter souvent, j’aimerais que vous m’aidiez à étudier les coutumes ». Un jour on parlait de Tislit bbwenzar (l’épouse d’Anzar). Pour trouver le sens exact, je suis allé au Maroc, Moyen Atlas et Anti-Atlas : Anzar c’était donc le démiurge de la pluie et non la pluie elle-même, c’est celui qui faisait tomber la pluie. J’avais été aussi dans le Sud et dans les Aurès. Ce qui m’intéressait au Maroc, c’est que les Berbères marocains n’ont eu que 30 ans de présence française tandis qu’en Kabylie c’était assez différent.

            Un des jeunes m’a raconté l’histoire d’un « autre jeune qui faisait le malin : quand il voyait un arc-en-ciel il le désignait du doigt, ce qui était tout à fait interdit, et il a eu le bras paralysé dans cette position. Et après on a fait le rite de neutralisation et son bras a retrouvé sa place. Le rite était de placer le jeune homme habillé en femme, la tête du côté de la queue du mulet et de le faire circuler dans tout le village pour le ridiculiser et tout le monde se foutait de lui. » Je lui ai dit « tu me racontes des blagues ! ». Mais sur les 22 jeunes qui faisaient le dessin et le bâtiment j’en ai eu 19 qui me racontaient la même histoire ! C’était très intéressant. J’avais posé la question à un psychiatre de l’hôpital de Tizi-Ouzou, il était communiste. Je lui ai raconté l’histoire et il m’a dit que ça n’existait pas ! Je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu « Parce que ça ne peut pas exister. » Je lui ai dit « Vous n’êtes pas un scientifique, un fait est un fait et vous refusez de le voir. ». Le suivant était un chrétien qui m’a dit : « Si, c’est un réflexe psychologique, le gars avait violé un tabou et s’est dit je vais être puni et il est resté le bras paralysé. Psychologiquement il s’était mis en état d’être paralysé puis ensuite en état de guérison », ça s’explique donc très bien. Ces 19 élèves venaient du secteur des Maâtkas et d’autres venaient de la partie plus côtière mais du versant opposé à la mer, c’est-à-dire à 30 km environ. Quand ils avaient des fêtes chez eux, des zerda, ils me prévenaient et ainsi j’assistais aux rites, parfois la nuit entière. En particulier il y avait des troncs d’arbre, on faisait un feu énorme et des gars y mettaient des faucilles et les faisaient rougir ; puis en 14 coups de langues ils rafraîchissaient la lame. Que le gars ne souffre pas je veux bien mais qu’il ne se brûle pas c’était autre chose…

            Maintenant que nous nous sommes présentés il faudrait mettre de l’ordre là-dedans. Après les deux ans d’apprentissage de la langue kabyle, je continuais par moi-même et je m’intéressais particulièrement aux proverbes car les proverbes sont le résumé de la sagesse d’un peuple. Au Ath-Koufi, il y avait un piton et au-dessus un village nommé Imâalla duquel on disait « ansi i s tekkid, d asawen » (par où que tu passes, tu dois monter) ; tous ces proverbes me servaient beaucoup. J’ai connu très bien le Père Dallet[6], qui était épouvantable, (rires) … Il a fait un travail énorme, des dictionnaires. Le travail que j’ai fait c’est par le Père Lanfry[7] (il est mort d’ailleurs). Je me suis aperçu que la langue c’était bien mais que les coutumes, c’est capital ; aussi longtemps qu’on ne s’y connaissait pas là-dedans, on était étranger. J’ai dit au Père Lanfry : « Après toutes les merveilles de ce pays, je ne l’appellerai plus Allah, El Xalaq (le Créateur) mais El Haï, le vivant, celui qui détient et donne la vie !» Parce que tout en Kabylie tournait autour de la vie à recevoir, à donner, à conserver, tout tournait là-dedans. Je me suis donc mis au travail sept ans. Je me suis rendu compte, voyez-vous, que la seule valeur, c’est la vie. Quand j’ai expliqué ça à l’un de mes confrères qui n’était pas kabylisant et qui avait enseigné beaucoup il m’a dit : « Tu m’ouvres des horizons formidables ! J’ai rencontré un de mes anciens élèves, fonctionnaire du Gouvernement Général et qui est rentré au pays avec sa retraite. Je lui ai demandé : « Qu’es-tu devenu ? » Il m’a dit : « « Oh, pas grand-chose mais j’ai 12 enfants, par conséquent j’ai rempli mon contrat, j’ai été un anneau dans la chaîne de transmission de la vie ! » ». C’est très frappant, n’est-ce pas ?

On reçoit la vie, on la donne, mais d’où vient-elle ? Alors il y a Tellus Mater (la Terre Mère), il y a les Iâssasen (les Gardiens) et il y a le pacte avec les morts. Ce sont les 3 sources de la vie. Une fois qu’on a donné la vie, on peut disparaître, ça ne manque pas de grandeur ! Il y a tout ça dans mon livre de 400 pages qui est à Tizi-Ouzou, il n’a pas été édité, c’était juste pour les Pères Blancs. Je vous en donne le plan :

Je me suis dit : bon, la vie. Je voulais étudier aussi l’islam kabyle, c’est un islam mâtiné ! J’ai beaucoup étudié la préhistoire et j’y retrouve des rites de fécondité de la préhistoire. Il y a certainement l’influence des vieux Numides et autres ; je retrouve également un certain nombre de notions qui viennent de la Grèce et de Rome. Je me suis rendu compte que bien souvent, lorsqu’il y avait un conflit entre le vieux fonds berbère et l’islam moderne, c’est le vieux fonds berbère qui l’emporte ! Même chez les gens qui étaient lettrés. Le schéma général était celui-là : la vie, avant de la donner, je dois d’abord la recevoir, mais la difficulté c’est qu’il y a des puissances bénéfiques et il y a des puissances nocives qui s’opposent. Ça suppose là, qu’il faut adopter les uns et neutraliser les autres. Il y avait au moins trois choses, la première étaient les pèlerinages aux Iâssasen, j’en ai fait des quantités, il y avait ensuite le culte des morts et enfin Tellus Mater (la Terre Mère), donc les rites agricoles.

Je prends d’abord la neutralisation des puissances nocives et c’est là que nous retrouvons les Iâssasen, il y en a un au km2 en Algérie ! Un pays qui n’a pas son Aâssas est maudit, l’Aâssas c’est celui qui veille sur lui. Ce qui est intéressant c’est que je retrouve les mêmes rites dans la Bible. Le rite de fécondité du temps de Sidna Ibrahim, etc. En face il y avait les rites phéniciens, ce qu’on appelait les Hauts Lieux caractérisés par deux choses, le rocher et l’arbre.

J’allais très souvent avec mes grands élèves voir les Iâssasen et en particulier un qui se trouvait à 10 kilomètres de Draâ-El-Mizan. Il y avait à deux kilomètres un immense rocher où on ne pouvait pas chasser. Il y avait là souvent des femmes qui offraient du couscous et demandaient la bénédiction de l’Aâssas pour avoir des enfants. J’ai fouillé ce mamelon et j’ai trouvé, sur une paroi gravée, sept phallus en érection qui faisaient 80 cm de long, donc vous voyez le lien.

Il y avait à Alger une école pour la formation des prêtres, des religieuses ou des coopérants, une école d’arabe, mais c’était surtout de l’arabe classique. Le directeur était celui qui a été assassiné à Oran (le 1er Août 1996), Monseigneur Claverie, un homme merveilleux, merveilleux ! Il m’a demandé d’aller parler à chaque classe chaque semaine de l’islam spécifiquement berbère, qui n’était pas pur, qui était un mélange, et alors ils ne voulaient pas me croire. Et un jour nous avons loué un car et je les ai fait monter dans les montagnes de Blida pour leur montrer les divers Iâssasen et en particulier, un qui était très rare. Celui où va la femme qui n’avait pas d’enfant. 

J’avais trouvé ça pour la première fois au cap Aokas où il y avait un Aâssas au bord de la mer. Je me suis approché et j’ai vu qu’il y avait trois ou quatre poupées primitives, en terre glaise et collées contre le rocher, ce qui signifiait : « Aâssas, je te donne mes enfants que je laisse là et tu m’en donneras un »). C’est donc un échange des enfants que j’ai trouvé dans d’autres d’endroits et en particulier dans la Mitidja, «je te donne pour que tu me donnes ». Au Cap Aokas c’était un rocher creux mais très phallique, grand comme ma canne, entouré de ceintures de femmes. On me disait que des femmes se couchaient même dessus pour être fécondées. Donc les Iâssasen, comme dans la Bible, étaient des lieux de culte de fécondité et il y en a partout. Ils veillent sur la tribu comme le berger veille sur le troupeau. L’Aâssas donne la vie et la conserve aussi. C’est aussi autour de I’ Aâssas que se retrouve toute la parenté. Quand il y a eu l’islam[8], la plupart de ces rochers étaient restés à l’état naturel, tels qu’ils étaient il y a mille ans. Après la « Djahiliya[9] » on a bâti une petite kouba à côté pour faire plus musulman mais c’était encore berbère !

            J’avais des élèves qui venaient des Maâtkas qui m’aidaient beaucoup, ils m’ont dit : « Père, chez nous il y a un Aâssas tout à fait extraordinaire ! » Ils étaient sept ou huit du village, alors j’y suis allé, ils m’attendaient et m’ont emmené dans le ravin. Ce n’était pas un arbre, c’était un laurier-rose immense, certainement millénaire. Au lieu d’y trouver des brins de robes, j’ai trouvé des robes toutes neuves, j’ai trouvé des bijoux ; personne n’y touchait. Il y avait aussi des cruches kabyles ornées d’une façon merveilleuse, très soignées ! Les femmes venaient avec une robe et une gargoulette pleine d’eau. Sur place elles laissaient la robe sur le laurier-rose ainsi que la gargoulette après avoir fait leurs ablutions avec l’eau qu’elle contenait. J’ai ramassé trois ou quatre de ces cruches, mais en arrivant à Tizi Ouzou quelqu’un m’a dit « Oh, qu’elles sont belles, donne m’en une ! » Quand je lui ai dit d’où elles venaient, il a reculé, horrifié : « Oh, yalatif, alatif ! Celui qui prend ça hérite de la stérilité ! Je n’en veux pas, je n’en veux pas ! » C’était donc là un moyen de se débarrasser de la stérilité ou bien d’un mauvais génie.

Il y avait un Aâssas sur la route d’Adekar où il y avait des foules énormes. Les femmes trempaient leurs mains dans de l’eau de chaux. Des milliers de mains étaient marquées sur les parois que les femmes accompagnaient de ces paroles : « Xamsa ggwallen-ik », prophylactiques (je te crève les yeux), Les Iâssassen, les gens les ont islamisés parce qu’ils ne voulaient pas s’en défaire. Les Iâssassen sont, soit sur les pitons, soit dans les bas-fonds, souvent là où il y a une source. Par exemple, Sidi Belloua, à l’origine c’était uniquement le haut-lieu (tout nu), puis il a été islamisé et on en a fait la tombe d’un saint, comme ça les gens pouvaient y aller sans trop de scrupules.

Dans l’Aâssas, ce que j’ai vu très souvent c’était le feu éteint en 14 coups de langue (véritable Jugement de Dieu). Le père d’un de mes élèves, qui était un brave homme, un saint homme, j’ai été étonné de le voir prendre une faucille chauffée à blanc et la rafraîchir en 14 coups de langue. Je lui ai demandé s’il ne se brûlait pas et il m’a répondu ; « Ala, cghwel la glace! » (Non, je frissonne de froid). Je lui ai dit que lorsque je le reverrai je regarderai sa langue. Parce que, qu’il ne souffre pas, ça s’explique, mais qu’il ne se brûle pas …

Il y avait aussi les iskkinen, les sabres, qui étaient en réalité de très grandes aiguilles qu’ils s’enfonçaient dans le ventre. A Ighil Ali il y avait un maçon, un brave type, qui était membre de la tariqa[10] des Aïssaoua; il n’y avait pas beaucoup de Kabyles dans les Aïssaoua, c’était surtout marocain. Un jour je lui ai dit, tiens vous êtes une vingtaine, est-ce que vous faites la zerda (veillée de prières) de temps en temps. Il me dit oui et un jour il m’emmène à la réunion. Il me fait asseoir sur un tapis puis le rythme commence et les gens dansent pendant longtemps. A un moment on s’écrie « Iskkinen, iskkinen ! »  Alors les représentants de la tariqa apportent les longues aiguilles et je vois mon ami qui prend la peau de son ventre et tac, tac, tac, et ça sortait de l’autre côté, et il n’y avait pas de sang. Incroyable, lui qui a peur d’une piqûre d’aiguille de seringue quand il venait au dispensaire, je lui disais qu’il avait une « tasa n tyazit !» (Un foie de volaille[11]). Il me répond: « Quand je suis au dispensaire, je suis Abdelkader tout seul, tandis que là-bas je suis ABDELKADER, l’esclave de Dieu, Dieu est avec moi. »

            Le deuxième point qui me parait très important et peu connu, c’est le culte des morts. Mon ami, Gabriel Camps[12] a fait une thèse de 800 pages sur le rôle des morts dans la vie. Il était Catalan et moi j’étais Pyrénéen, Occitan, et on se chamaillait souvent là-dessus. C’était un savant authentique mais il ne fallait pas le contredire ! J’avais publié sur les sites préhistoriques de Kabylie et j’allais systématiquement fouiller autour des Iâssassen, alors il se foutait de moi. Je lui ai dit « Vous êtes têtu comme une mule ! On trouve bien des pierres taillées dans les endroits des Iâssassen, ils plongent donc dans le néolithique ; ils sont devenus Aâssas parce que déjà ils jouaient ce rôle-là autrefois, la preuve des sept phalli de Dra-El-Mizan ».  Non, il n’admettait pas. Sa thèse, donc, était celle-là : ce que les morts attendent des vivants et ce que les vivants attendent des morts, il y avait deux parties.

Saviez-vous qu’il existait des cimetières consacrés uniquement aux bébés ? Ça n’a jamais été dit, et j’en ai trouvé plusieurs, c’était impressionnant ! Par exemple à côté de Bordj Bou Arreridj, dans le Guergour. Tous les vendredis, la maman remplissait un biberon de son lait et le déposait sur la tombe de son bébé. Les femmes ne vont pas à l’enterrement, elles y vont le lendemain. Alors un jour je racontais ça à des sœurs blanches. C’était aux Ouadhias, la sœur me raconte à son tour : « C’était une femme qui venait au dispensaire et qui me dit « Mon bébé est mort ! » Alors je vais chez elle et elle me dit : « Nous les femmes kabyles nous ne pouvons pas aller aux enterrements, c’est réservé uniquement aux hommes, alors ma sœur, vous allez y aller à ma place ! » Elle prélève une énorme figue dans son akoufi (jarre à provisions), l’a ouverte et a pris son sein et a rempli la figue de son lait, elle l’a refermé et a dit : « Prends cette figue et quand tu verras le visage de mon bébé avant son ensevelissement, mets-lui cette figue dans la bouche pour que dans l’au-delà mon enfant ait le lait maternel ! » ». Donc la mort n’est pas une séparation. Les At Laxert (Ceux de l’au-delà) restent à veiller sur la famille et c’est pour ça qu’il faut être plein d’égards pour eux. Il faut donc aller les visiter. Le vendredi les femmes mangent, papotent sur la tombe, etc.

Il y avait un riche commerçant à Mirabeau[13] qui avait un service de cars très important. Il était décédé et avait deux petits-fils qui venaient chez nous au centre professionnel, l’un a passé son bac et l’autre a réussi son CAP. Alors ils m’ont raconté que quand ils sont rentrés à la maison, la grand-mère les a emmenés à la tombe du grand- père pour lui annoncer la bonne nouvelle, pour le maintenir au courant et lui faire partager la joie familiale. Les morts attendent donc qu’on vienne les voir, moyennant quoi ils rendent visite aussi et ils protègent les vivants. Sur les tombes il y avait des gargoulettes, sur les tombes modernes les gargoulettes côtoient des cuvettes cimentées dans lesquelles on met de l’eau et les colombes viennent boire. Un jour j’ai fait une causerie au lycée technique de Dellys et je leur avais parlé de cela. Ils me disaient, oui, mais ce sont les oiseaux qui viennent boire ! Je leur disais « itbir, d acu t ? d rruh lmeutin » ; les pigeons sont donc les âmes des morts. Il fallait aussi leur apporter ce qui est nécessaire dans l’autre vie : les vivres, l’eau. Les gargoulettes souvent, étaient remplies d’eau, alors pour éviter qu’on les vole, on les cassait.

J’ai enquêté aussi à Ouargla, Ghardaïa, dans le Moyen Atlas, le Sud tunisien. A Ouargla on mettait des feuilles… Pour résumer- on leur donnait donc ce dont ils avaient besoin : vivres, eau, lumière avec les bougies posées à côté, des parfums… donc les visites, les dons. En contrepartie les morts donnent la fécondité de l’homme, de la terre, des animaux. Ils sont catalyseurs : c’est autour de Jeddi Menguellet que les liens tribaux se renouent à la fête de l’ancêtre éponyme, ils veillent sur les vivants et font les consultations (asensi lmegtin).

Je ne voulais pas aller à un asensi moi-même pour qu’on ne croît pas que j’y crois, mais j’y ai envoyé le Père Genevois[14] qui est allé avec deux femmes. Il m’a raconté ensuite qu’il s’agissait d’une jeune veuve dont le mari était parti en Tunisie et dont elle n’avait plus aucune nouvelle ; elle voulait savoir s’il était mort ou vivant. La pythonisse (chez elle) a dit : « Bien que parmi ceux qui sont là, il y en a qui ne croit pas ce que je dis, ça ne fait rien, je dirais ce que je vois (elle visait le Père) : je le vois enterré entre deux pays ». Entre la Tunisie et l’Algérie il y avait un no man’s land ; un barrage électrifié[15] (durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie) impossible à franchir, dès qu’on touchait un fil, ça tuait un bœuf ! Elles parlent comme ça, et c’est un peu flou … mais c’était bien ça, un endroit entre deux pays. Un autre de mes élèves m’a dit : « Tu es intéressé par tout ça, et bien viens, mon grand-père est mort et mon père et ma grand-mère veulent interroger la pythonisse pour savoir ce dont il a besoin. » La pythonisse a dit que comme il avait volé un poulet il fallait le restituer en terre.

            Dans la Bible, du temps de Sahul et David, David allait prendre la place de Sahul, le roi que Yahvé avait écarté. Il y eut une attaque des Philistins et avant d’engager le combat, alors que le prophète Samuel n’était plus là, Sahul s’est trouvé face aux Philistins en se demandant s’il devait attaquer. Personne ne pouvait plus le conseiller, alors, il a demandé à trouver une pythonisse, celle qui invoquait les morts, alors qu’il avait interdit sous peine de mort de les consulter. Il s’est déguisé, lui et deux de ses conseillers, et sont allés trouver la pythonisse de En Dor. La pythonisse dit alors que s’ils engagent le combat, ils y resteraient et c’est ce qui s’est fait. C’est exactement la même façon d’agir. Le mort donne donc la fécondité, la pérennité et les voies de l’avenir.

A  Beloua il y avait l’antenne de la radio et un jour je suis monté avec les élèves et Ali, un Kabyle de la région de Cherchell qui enseignait la comptabilité. J’ai dit au marabout « Explique-leur ! » Le marabout dit aux enfants : « Un tel est parti en France, teccat-Fransa ! Sa femme et sa mère viennent ici et se mettent face et crient : « Hoooo, Un tel, il faut donner des nouvelles, hooo, Un tel il faut revenir ! » Le lendemain ou le surlendemain il y a une lettre. » Alors le Kabyle de Cherchell s’est fâché et dit « Comment ? Qu’est-ce que c’est que ces balivernes ! » Les élèves, qui avaient entre 16 et 18 ans voulaient le boxer car ils étaient choqués par cette incroyance d’Ali.

Celui-ci était très critique puis s’est converti au christianisme et s’est marié à une Vendéenne alors que sa mère voulait le marier à une cousine. Il était venu me trouver pour me demander que faire. Je lui ai dit « Ali, (il était musulman à ce moment-là) quel que soit le choix, tu vas en baver ! »  Il me répond : « Mais je ne peux épouser ma cousine, c’est une sœur pour moi, je ne peux épouser ma sœur ! » Je lui ai répondu « Si tu épouses ta cousine, tu restes dans le clan familial, si tu épouses Jacqueline, tu es libre mais tu te coupes de ta famille, à toi de choisir ! »

Il a choisi le second parti mais il n’a pas pu rester et est parti en France avec son diplôme de comptable, ce qui lui a permis d’être engagé pour prendre la charge de l’enseignement libre de Vendée. Durant mes congés j’allais le voir parfois et il me disait: « Je ne suis plus musulman mais je ne suis pas encore chrétien ! »  Je lui ai dit « Je vais prier pour que tu fasses ce que Dieu attend de toi ! » L’année suivante je reçois une lettre disant « Ali est mort, c’est Augustín ! » Il a eu quatre filles et qu’est-ce qu’il y a eu comme histoires! J’en ai encore eu des nouvelles la semaine dernière; les quatre filles sont nées en France mais Ali était très large d’esprit pour certaines choses mais alors pour d’autres !…

            Ce qu’il y avait dans la thèse de Gabriel Camps restait encore vivace. Je suis allé dans les endroits où avait vécu Saint-Augustin : Mador, Souk-Ahras, là où il avait fait ses études secondaires, avant Carthage où il avait fait ses études supérieures, Ah, oui j’oubliais de dire que mourir et être enterré hors du cimetière natal, c’est terrible, donc le cimetière c’est le sein maternel. Même mort à l’étranger, tous les gens de Bou-Nouh ramenaient le corps pour qu’il soit enterré dans leur cimetière, ami ou pas ami, tout le monde se cotisait pour qu’il revienne dans leur sein maternel (Tellus Mater); car à l’étranger il n’était nulle part … Tellus Mater, la terre qui donne, l’homme vient de l’akal (la terre).

Mais pour qu’il y ait naissance, il faut le couple, les éléments masculin et féminin, et là, il n’y a que l’élément féminin ; où était donc l’élément masculin ? Ce que je vais vous dire maintenant je ne l’ai trouvé nulle part, c’est propre à moi et c’est tout à fait fondé … Sur les tombes il y a les cuahed (pierres tombales musulmanes), quand on demande quel en est le sens, les gens répondent qu’il y en a trois pour la femme et deux pour l’homme. Pour l’homme il y en un à la tête et l’autre au pied ; pour la femme il y en un à la tête, l’autre au pied et le troisième au bas-ventre (ou pubis) ; c’est ainsi qu’on distingue la tombe d’un homme de celle d’une femme, on retrouve ça dans toute l’Algérie. Alors je m’étais dit : Ne serait-ce pas l’élément masculin qui vient féconder la terre ? On m’a dit « Eh, dis donc, tu travailles du chapeau ! » J’avais entendu parler, dans l’Ouarsenis, du côté d’Ammi Moussa, une région à 1200 mètres d’altitude avec beaucoup de bois. On m’avait dit que dans cette région, qui faisait partie de l ‘Oranie, les cuahed étaient en bois sculpté. Je suis donc allé voir là-bas (je parlais couramment le kabyle, mais alors l’arabe, un peu) et c’était une vieille dame qui gardait le cimetière et m’a dit d’aller visiter. Tous les cuahed étaient en bois, phalliques et anthropomorphes. Je lui ai graissé un peu la patte et elle m’a dit de prendre ce que je voulais dans un tas qui était là, par terre. J’en ai pris trois ou quatre de la hauteur de ma canne, de forme humaine et d’autres étaient vraiment des verges (en Kabylie c’étaient des rochers, là-bas c’était du bois), ce n’est que là que je l’ai vu.

J’ai fait le tour du cimetière et à certains endroits les cuahed étaient entourés de cordelettes de diss (roseau) séché ; j’en ai demandé l’explication à la vieille dame et d’autres gens qui étaient là, ils m’ont dit : « ça c’est une maman dont l’enfant a la coqueluche et qui est venu attacher cette cordelette. Quand le diss sera séché la coqueluche sera terminée. ». Sur d’autres cuahed c’étaient des ceintures de femmes. La ceinture c’est le signe de la féminité, une femme qui sort sans ceinture, c’est qu’elle s’offre. Sur certains de ces cuahed il y avait plusieurs ceintures, l’un en avait sept, très diverses, modernes, kabyles, il y avait de tout. On m’a expliqué cela en me disant que ce sont des femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants qui, après avoir enroulé leur ceinture autour d’un cuahed, rentrent chez elles et ensuite elles accouchent. Nous sommes là dans la fécondation de la Terre-Mère.

J’en ai parlé au chef de mission et à d’autres Pères qui m’ont dit : « Ce que tu dis ça n’a pas de sens ! » Je leur ai dit « Puisque vous, vous êtes des arabisants, vous allez venir avec moi et vous ferez vous-même votre enquête !». Nous sommes partis à trois. En arrivant devant le cimetière, les gendarmes font arrêter la jeep et nous demandent nos papiers. Le gendarme regarde nos papiers et se met à rire en disant « Ah, j’ai vu d’après votre numéro que vous êtes de Ath Yenni ; comme je suis de Ath Yenni je vous ai arrêté pour avoir des nouvelles de chez moi. » Nous avons donc discuté et ils nous ont laissé aller sans problèmes où nous voulions. Les autres Pères ont bien dû se rendre à l’évidence … Jamais personne n’avait dit ça nulle part, c’était inédit ! Pourtant la Terre-Mère, il faut bien qu’elle soit fécondée ! La pluie c’est pour les rites agraires, mais là dans le cimetière c’est autre chose. Certains de ces cuahed étaient des troncs d’arbres avec des branches latérales sculptées qui faisaient forme d’orant.

            En Kabylie les cuahed n’étaient jamais en bois mais en pierre naturelle ou en ciment, et n’étaient pas anthropomorphes, on ne pouvait pas deviner ce que c’était. On disait seulement que c’était pour distinguer un homme d’une femme mais le sens de la fécondation de la terre, je ne l’ai lu nulle part, mais je suis absolument certain de ce que je dis. Et cela dans tous les cimetières de Kabylie. Au Mzab pareil, c’étaient des types de palmier. En Kabylie on mettait des vivres sur les tombes et au Mzab on mettait des palmes pour rafraîchir le mort et des afrad, sorte d’outre en peau de vache dans lesquelles on puisait l’eau. A Touggourt aussi. Les cuahed en bois sculpté je ne les ai vus que dans l’Ouarsenis.

            En islam, le mort, le lendemain de son enterrement sera questionné manu militari et bastonné par Bou-Debouze, un des deux anges de la mort. Les gens disaient qu’en ensevelissant le corps ils entendaient parfois crier sous terre et s’écartaient de la tombe. Je pense qu’il arrivait qu’on enterre des gens encore vivants car, dans la cavité il y a un peu d’air grâce aux interstices de la paroi.

Je n’ai jamais entendu parler de jugement de Dieu après la mort chez les Berbères, quand ils en parlent il s’agit du jugement de la religion musulmane. Les At-Laxert (tribu de ceux de l’Au-delà) continuent de vivre dans l’au-delà, de manger, boire, s’éclairer et servir les vivants ou les punir. C’est tout.

Il y a autre chose aussi dont je n’avais jamais entendu parler avant, ce sont les cimetières de bébés, J’en ai fait des diapos magnifiques avec le soleil au large, mais tous mes documents je les ai laissés à la mission de Tizi Ouzou. Là où les quatre Pères ont été tués[16]. Je les connaissais très bien, ils étaient tous kabylisants. Je me rappelle avoir reçu un coup de téléphone d’un des fils du moniteur que j’avais quand je faisais les deux années de kabyle ; il me dit: « Père, je vous téléphone (il était 15 h et les Pères avaient été tués à midi) pour vous dire combien je participe à votre peine mais aussi pour vous dire combien nous vous sommes reconnaissants. Parce que les Pères devaient être enterrés à Maison Carrée (Alger) et nous, nous avons dit, non ils sont Kabyles, ils sont morts en Kabylie, il faut qu’ils soient enterrés chez nous ! Le jour de l’enterrement je puis vous dire que, ce jour-là, Tizi Ouzou sera ville morte ! » L’évêque et le Père Supérieur ont accepté. Ce jour-là donc, il y avait 5 000 hommes au cimetière de Tizi Ouzou pour creuser les tombes, et de là, sur un kilomètre c’étaient des centaines de femmes qui poussaient des you-yous ; ça a été quelque chose d’extraordinaire.

            Je reviens aux cimetières de bébés. J’en ai visité plusieurs, les plus beaux étaient du côté de Zemoura[17], dans le Guergour. Là, tous les vendredis la maman remplissait un biberon de son lait et le mettait sur la tombe de son bébé;  elle me disait « Comme ça, dans l’autre vie il aura le lait maternel », c’était très émouvant.

Il y a une autre chose que je n’ai vu que dans la région d’Ighil Ali : quand un bébé mourait, le berceau kabyle en tiges d’olivier, était déposé sur la tombe et y restait jusqu’au moment où la maman était de nouveau enceinte et venait reprendre le berceau pour l’enfant qui allait venir. A Ighil Ali on me disait : « On voit que tu as appris le kabyle des Igawawen ! Tu ne sens pas la Soummam, tu sens la montagne ! »

Ah, encore une chose sur les tombes. J’étais très lié à la famille des Ou-Rabah[18] et des Benabid[19]. Chez les Benabid il y avait tout un tas d’aghas, de bachaghas, caïds, des membres de l’Assemblée algérienne, etc. c’étaient ces familles qui administraient le pays du temps de la France, des gens qui avaient fait des études assez poussées et en particulier l’ancêtre, Si Abdelaziz, un vrai chevalier que j’aimais beaucoup et qui me disait « Je t’aime comme mon fils ». Je logeais chez eux comme leur fils en effet. Un des fils est mort dans un accident de voiture et il a laissé sept gosses. Je n’ai pas pu aller à l’enterrement car je me trouvais en Oranie à ce moment-là, à Elma bou-Aklan (la source des esclaves). J’ai causé beaucoup avec Si Abdelaziz pour qui j’avais une très vive admiration, c’était un chevalier ! Je lui ai demandé de m’emmener sur la tombe de son fils. Il m’a dit « bien sûr ». Ils avaient une immense ferme, au moins un millier d’hectares, A à peu près 200 mètres il y avait un mamelon et des tumuli de terre, il n’y avait rien, pas de pierres, rien ! Il me disait avec un petit sourire : « Un tel, bachagha, commandant de la Légion d’Honneur, Un tel, agha, Chevalier de la Légion d’Honneur, » et ainsi de suite. Je lui dis « ça d’akal ! ». Il me dit « oui ». Je lui ai dit : « Si un jour je reviens chez vous et que je vois des pancartes « Un tel avec tous ses titres », je ne viendrais plus jamais chez vous ! » Il m’a dit « Soyez tranquilles ». La sœur du fils décédée, âgée de 18 ou 19 ans, mignonne comme un cœur et si charmante, a dit « Moi, je ne me marierai pas, je vais devenir la mère de ses enfants ! » C’est rare ! Elle était vénérée comme une sainte dans toute la famille. Il y avait aussi dans cette famille le docteur, Ahmed, marié avec une française. Quand il avait fait ses études à Lyon, il était au Vercors dans la Résistance et c’est là qu’il a rencontré une infirmière qui était devenue sa femme ; elle était charmante. Ensuite il était revenu ä Bordj Bou Arreridj et c’est là qu’il avait son cabinet. A un moment donné j’ai appris qu’il avait pris le maquis et il m’a expliqué plus tard : « Je soignais les maquisards et un jour je reçois la visite d’un maquisard envoyé par Amirouche (son fils a été élevé chez nous à Ath-Yenni). La lettre d’Amirouche (dirigeant de la wilaya Trois) disait « Dans les fermes, j’ai 18 blessés graves, je ne t’oblige pas d’y aller mais je te signale la chose, à toi de jouer. » ! Ma femme était absente et je suis allé voir là-bas ; j’en ai amputé six avec des scies à métaux. Quand j’ai vu ça, je suis revenu à la maison, j’ai laissé une lettre à ma femme, j’ai pris mes outils et j’ai rejoint le maquis. » Il était devenu le médecin de la wilaya 3. Sa mère habitait à Zemoura, au nord de Bordj Bou-Arréridj ; quand j’allais la voir elle me prenait dans ses bras et m’embrassait et me disait « Keccini, d rriha n mmi ! » (Toi je t’aime comme mon fils). Quand il y a eu l’opération « Jumelles [20]» (juillet 1959), il y avait 30 000 hommes qui avançaient et qui ratissaient tout et détruisaient tout. Ils ont commencé dans l’Ouarsenis puis Bordj Bou-Arréridj et puis la Kabylie. Alors je me suis dit : « Mince, un beau jour ils vont l’attraper, il va tomber sur un crétin qui va lui mettre une balle dans la tête ». Je suis allé trouver le Général Faure[21] à Tizi Ouzou, un homme extraordinaire (même s’il a terminé à l’OAS) et je lui ai dit : « Mon Général, voilà, je viens vous voir car vos hommes qui ratissent la montagne dans la grande forêt vont tomber sur l’hôpital des fellagas. Il y a là un homme, Benabid, (qui était conseiller général de Constantine et un homme très humain qui n’avait jamais fait de mal) voilà ce qu’il a fait pendant la Résistance ! » C’était un homme très,  très humain et j’ai voulu lui parler : « Cet homme est un nationaliste mais il n’a jamais fait de mal, il mérite le respect ; s’il a rejoint le maquis ce n’est pas par politique c’est en tant que médecin ! Il a d’ailleurs sauvé deux ou trois Européens ». Il me dit : « Père je vous donne ma parole d’officier (la parole d’honneur ça ne suffisait pas) que je m’en occupe ! » Plus tard, Benabid[22] m’a dit « Mon hôpital qui comptait une trentaine de grands blessés a été pris le matin vers huit heures. A dix heures le Général était là avec son hélicoptère, et le soir j’étais à Paris ! » Ce Général Faure, même s’il a comploté après, je m’en fous, il avait quand même du cœur et avait tenu sa parole.

            Vous allez voir le Kabyle et le musulman : Un homme d’Ighil Ali est venu me dire : « Père, j’ai péché, l’an dernier j’ai volé une jarre d’huile de 30 litres. Nous l’avons consommée, et quand nous sommes arrivés au fond nous avons trouvé une djifa, un rat ! Nous avons avalé une nourriture impure ! » Je lui ai dit : « Tu ne t’es pas posé la question que lorsque tu volais la jarre d’huile, tu commettais un péché ? » Une autre fois, un samedi j’ai passé la matinée au marché. Nous étions en bordure de la place, la mission. Je suis entré dans une boutique. Il y avait quelques boutiques avec des garçons âgés de la trentaine, gentils tout plein ; l’un d’eux m’interpelle :

 « –Hein, Père, vous avez vu ce qui est arrivé dans le village ?

– Qu’est-il donc arrivé ? 

– Eh bien, une fille a couché avec un homme et son père l’a égorgée ! » 

– Ce que tu me dis-là n’a rien à voir avec l’islam, c’est du kabyle pur !

– Non, non, non, ça fait partie de la religion. »

Sur ces entre-faits, passe Si Arezki, l’imam, un khwan (membre de confrérie) vraiment sincère. On lui présente le cas, et là, de sa hauteur religieuse il répond :

«      –  Mes chers frères c’est le Père Poyto qui a raison, parce que dans l’Islam ce n’est pas comme ça !

  • Alors comment c’est ?
  • Tiens, toi par exemple (dit-il en s’adressant au patron de la boutique), tu rentres chez toi et tu trouves un homme sur ta femme ! »

Tout de suite l’autre a bondi furieux et l’imam l’arrête « Non ce n’est qu’une comparaison ! Alors qu’est-ce que tu fais ? Si tu es un bon musulman tu vas chercher deux témoins, tu prends une ficelle, et si la ficelle passe il n’y a pas d’adultère ! ». L’autre répond : « Moi ? Je vais passer la ficelle ? Je vais prendre mon fusil et je les tue tous les deux, ça c’est l’islam des Kabyles ! » Nous étions donc dans le nif kabyle, ça n’avait rien à voir avec l’islam.

Les Ould-Aoudia étaient des gens de Soumer, au pied de Tirourda. Vers 1890, un Père de chez nous est passé dans le village de Soumer et il a trouvé un gosse orphelin d’une douzaine d’années, plein de croûtes, Amokrane. Les gens lui ont demandé de le prendre dans son orphelinat. Il a fait des études, il est devenu instituteur puis avocat, puis élu de l’Assemblée Algérienne, c’est un grand nom en Kabylie, mais les administrateurs disaient « Il ne faut pas voter pour lui ! ». D’autres disaient « C’est un mtourni[23] ! ». Les gens disaient « On s’en fout, c’est lui qui nous a amené l’eau tandis que vous ne l’avez jamais amenée ! »[24]. Il a un petit-fils qui a écrit plusieurs livres, en particulier sur les sœurs blanches qui avaient été enlevées à Ighil Ali. Un de ces Ould Aoudia était né en France, sa mère était française, son père était kabyle et il était devenu prêtre. Quand il est devenu prêtre il a dit « Mon rôle serait de revenir en Kabylie ». Alors, il y a eu un échange : un prêtre d’Alger est parti à Versailles, et lui, de Versailles il est venu à Alger et il y a été prêtre pendant longtemps. Maintenant, c’est lui qui est responsable de la mission de Tizi Ouzou, où il est secondé de deux autres Pères. Je ne m’en réjouis pas, car les deux autres Pères ne sont pas kabylisans. Ils sont arrivés en parlant arabe en pays kabyle, ça ne colle pas du tout, mais il n’y en a pas d’autres. Les précédents, les quatre qui ont été tués la veille de Noël, étaient tous kabylisants. Il m’a téléphoné encore hier pour me dire qu’il m’avait retrouvé un exemplaire de mon livre sur les peintures rupestres que Mme Oussedik a recherché pour moi.

            Dans le monde des At-Laxert il y en a qui sont bons, favorables si on les caresse dans le bon sens du poil ; ceux-là, ce n’est pas la peine de se fatiguer puisqu’ils sont bons, mais il y a les djnoun, ce sont ceux-là qui sont embêtants et sont cause de tous les maux, et en particulier comme ceci (je me souviens en avoir fait une causerie à Taguemount  Azouz, le village de Mouloud Feraoun).

La mission était à quelques mètres en contrebas chez les Aît Hibel. Les sœurs avaient leur école de filles entre les deux villages. Les cabinets se trouvaient dans la cour de récréation, c’étaient des cabinets turcs. Les djnouns se réfugient dans les chiottes et autres endroits dégoutants et puants où il y a de l’eau ; alors quand les filles allaient poser culotte, le djin entrait dans le trou et la fille était endiablée et mourait, Quand j’ai parlé de cela à la sœur, elle m’a répondu «  Ah, maintenant nous comprenons pourquoi tous les matins, les mamans amènent leurs filles chez nous mais, au lieu de nous les amener directement, elles les amènent dans les chemins creux, pour qu’elles se soulagent là ! » Pour lutter contre les djnoun les gens portent des amulettes. Par exemple quand on baille on le fait la main retournée sur la bouche qui signifie « xemsa gwallen ik, je te crève les yeux ! ». Dès qu’il y a une ouverture dans le corps, le djin se précipite et rentre, c’est pourquoi tous les Kabyles font le même geste.

Le mauvais œil c’est plus que méditerranéen d’ailleurs : dans les litanies de l’Église orthodoxe grecque on dit « Seigneur, protège-nous du mauvais œil ! ». Supposons que quelqu’un utilise des djnoun contre vous, il vous faut faire des rites pour vous protéger, pour que vous ne soyez pas malade. L’histoire que je vais vous raconter est absolument authentique. Au-dessus de Bou-Nouh il y avait un douar, c’étaient des durs, durs, durs. Il y en avait des morts chez eux !

L’un d’entre eux m’avait pris en amitié parce que j’étais coriace aussi. Ils étaient trois frères dont un qui était en France, il s’appelait Si Lmulud, c’était un petit, mais alors un Hercule, pas haut mais alors une carcasse extraordinaire, c’était probablement un issu de Vandale ! Cet Hercule me disait avec un accent parisien sarcastique « Ici c’est des sauvages, tandis que nous, là-bas à Paris … ! »  Le surlendemain son frère, Ahmed, vient à dos de mulet (une demi-heure pour monter chez eux depuis chez nous) et me dit « Père, Mulud est bien,  bien malade, il faut que tu montes. ». Je prends mon mulet et j’arrive là-bas. Tout le clan, l’adrum était là et dans la remise où il y avait les claies où séchaient les figues, je trouve Mulud à poil attaché avec des chaînes de fer aux poignets et aux pieds et il grinçait des dents et rugissait. Les autres m’ont dit : « Il déchire tout, il détruit tout, alors nous l’avons attaché ! Est-ce que tu peux faire quelque chose, Père ? » Ils pensaient sans doute que je pourrais faire une amulette (haruz). J’ai répondu qu’il avait perdu la tête et ce que je pouvais faire c’est faire les démarches pour le faire admettre à l’hôpital psychiatrique de Blida. Son frère me dit : « ça fait combien d’années que tu es chez nous ? Et puis c’est tout ce que-tu me trouves à dire ? C’est un djin qui rentré chez lui ! » J’ai dit bon… Durant les jours qui ont suivi je le voyais depuis la mission passer, entouré de trois ou quatre gars : il faisait le tour de tous les marabouts du coin. Une semaine plus tard, je me trouvais dans mon bureau et j’entends frapper à la porte. J’ouvre et je vois mon Mulud habillé de neuf avec un beau sourire. J’ai été stupéfié, je n’en menais pas large, il me barrait la route, c’était un Hercule, mais gentil tout plein ! Je prends mon mulet je monte au village et je demande à son frère ce qu’il en est. Il me dit « Ah, je ne peux pas te le dire … »  Puis, au bout d’un moment : « Ah, je vais te le dire mais si tu en parles je dirai que tu es un menteur : A la mosquée il y avait une petite pièce pour les iâtaren (colporteurs) et ils pouvaient coucher là, et à la djemâa (l’assemblée) les familles étaient désignées pour porter un plat de couscous. Il y a 5 à 6 jours un Arabe était venu et quand on a ouvert la porte, il était mort. Alors nous lui avons ouvert le crâne, nous avons pris la cervelle, nous l’avons faite cuire, nous l’avons fait manger à Mouloud et puis voilà le résultat ! » Je suis resté interloqué est-ce que le djin qui était dans la tête de Mouloud était passé dans la tête du mort et Mouloud, lui, délivré ?

Un autre cas : un brave type qui avait été pendant la guerre tirailleur avec moi, il m’aimait bien et vivait seul avec sa mère, puis il s’est marié, Sa mère me dit « Montes ! » J’arrive, je le trouve attaché et le marabout était là pour faire les exorcismes ; il me dit « Ah, on t’a appelé toi aussi ! » J’ai observé ce que faisait le marabout : il y avait un brasero dans lequel rougissaient des crottes de bique sèches. Quand elles étaient bien rouges, il les lui fourrait dans le nez en disant « effegh, effegh ! » (Ça voulait dire : Sors, sinon je vais continuer à te brûler, sort et je te fous la paix). Ça sentait le cramé ! Ça sentait mauvais ! Il l’a fait au moins dix fois devant moi, je suis sorti tant c’était devenu irrespirable. Deux jours après mon vieil ami est venu me voir en parfaite santé et me raconte ;« Je ne sais pas ce qui m’est arrivé mais mes chèvres s’étaient égarées dans forêt, je les ai cherchées et à un moment je me suis sentis fatigué et me suis couché sous un arbre jusqu’à ce qu’on me trouve dans cet état-là, donc c’est un djinn qui est entré dans ma tête pendant que je dormais, et maintenant ça va, il est parti ! »

Je vais parler maintenant du doublet. Dans la croyance kabyle chaque homme a un doublet qui se situe sur son épaule, on ne le voit pas, mais ce doublet, c’est un bienfaiteur, il fait partie des bons génies et préserve celui qu’il doit garder. Si le doublet est chassé par quelqu’un, celui qui est gardé n’est plus gardé. Il y a eu une histoire au CEG (collège d’enseignement général) de Tizi Ouzou. Il y avait plusieurs enseignants que je connaissais, quelques coopérants français, mais les autres étaient kabyles. Il y en avait un qui était un peu détraqué, il avait fait un séjour en hôpital psychiatrique. C’était le moment où Mouloud Feraoun, qui était du même village que lui, a été tué, le 15 mars 1962. Je lui ai dit : « Mouloud Feraoun est mort, et son doublet qu’est-il devenu ?» Il pensait que quelqu’un lui avait volé son doublet et qu’il devait le rattraper. Alors un jour en récréation, il a poignardé celui dont il croyait qu’il avait volé le doublet. Il a été arrêté tout de suite. La victime s’en est tirée. Après 6 ou 7 mois, l’autre rentrait de l’hôpital psychiatrique. Un jour en classe, c’était celui qui avait soi-disant le doublet qui surveillait, alors l’autre, celui du village de Feraoun, est venu en catimini et l’a poignardé, égorgé, et là, il dit « ça y est ! Merci mon Dieu, maintenant le doublet est revenu chez Mouloud Feraoun ! ». Il est allé se laver les mains pleines de sang, les gendarmes sont venus le prendre et il a dit tranquillement : « J’ai fait une bonne action ! ».

La ttsar (la vendetta) : quand on assassine quelqu’un, surtout s’il est loin, il perd tout son sang et il meurt et le doublet aussi fout le camp, le sang est vivant. Par conséquent, les gens disent que, le soir, ils entendent le sang qui crie. Les plus terribles ce sont les mamans du mort qui disent qu’il ne retrouvera la paix que lorsqu’il aura été vengé. Chez les Arabes il y a la diya (prix du sang), c’est-à-dire qu’on peut racheter le pardon de la famille de quelqu’un qu’on a tué en versant une certaine somme d’argent ; en Kabylie c’est impossible parce que le sang crie. J’ai connu des familles où il y a eu 17, 18 morts, c’était épouvantable. Les mamans prenaient donc leur petit garçon et tous les jours lui montraient la chemise pleine de sang et disaient : « Quand tu seras grand il faudra que tu venges ton dadda, ton père, ton frère, ton oncle … » La loi du talion était obligatoire. Il y avait un douar près de la côte où il y avait des assassins à gages car il était dangereux de le faire soi-même, à cause des gendarmes qui soupçonnaient tout de suite quelqu’un de la famille. Alors on payait grassement un tueur à gages et le jour du marché il tuait l’assassin. Donc, dans l’au-delà, l’assassiné ne souffrait plus d’être privé de son doublet. Dans l’histoire de Mouloud Feraoun c’étaient des enseignants, pas de simples paysans gui croyaient mordicus à cette histoire de doublet !

Tout ce que j’ai écrit je l’ai laissé à la mission à Tizi Ouzou. Il y a 2 ans un Père écossais qui avait appris le kabyle (à Tizi-Ouzou il y avait 20 000 étudiants dont pas mal d’Africains qui viennent à la mission) voulait faire une espèce de foyer d’étudiants et créer une bibliothèque alors j’ai envoyé pas mal de bouquins, et mon texte avec, puisque je n’en aurais plus besoin…

Au centre de formation du diocèse d’Alger il y avait une vieille demoiselle qui vient tous les ans passer l’été ici puisqu’elle est de Pau. Alors je lui ai demandé de prendre tous les livres : « Il suffit de dire que c’est pour les Pères Blancs et puis l’Evêque et les douaniers vous laisseront passer sans problème. » Par la suite, n’ayant aucune nouvelle de mon envoi, je me suis manifesté moi-même et leur ai dit : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire, vous êtes des fumistes ou quoi ? Je me suis décarcassé pour vous envoyer ces livres et vous ne dites même pas si vous les avez reçus ? »  Ils se sont excusés en disant que le Père kabylisant n’était plus là et qu’eux venaient d’Oranie, c’étaient des arabisants qui venaient d’arriver et qui pour le moment n’étaient rien du tout ! Maintenant c’est le prêtre kabyle qui est responsable, comme je vous l’ai dit. Un exemplaire de mes 400 pages de notes (il y avait 5 exemplaires en tout) au diocèse d’Alger, un autre je ne sais où … De toute façon, le Père Lanfry m’avait demandé de faire ça, pas pour être publié, c’était pour les jeunes Pères qui arrivaient, pour les aider à comprendre la mentalité, car ce n’est pas facile ; connaître seulement la langue ce n’est pas suffisant. Souvent les grands élèves venaient me demander quel était le sens de telle ou telle coutume. J’avais travaillé avec Camps pour la préhistoire.

Jean Claude Musso était un riche pharmacien, il avait quatre Kabyles qui faisaient marcher son affaire et il s’intéressait beaucoup aux coutumes. Un jour il est venu me voir et on a sympathisé, il était très aimable et il avait une bonne culture. Je connaissais toute sa famille, j’allais souvent chez lui. Quand j’ai été expulsé, j’avais 300 ou 400 kilos de pierres taillées et je me suis dit que mes confrères allaient en paver les jardins, parce que ça ne les intéressait pas. A un moment donné, le Secrétaire Général de la Préfecture m’a fait un papier comme quoi j’étais autorisé à chercher mais il voulait que je fonde une espèce de musée avec Musso. Musso avait acheté tout un tas de choses et moi j’avais fourni les pierres et les écoliers venaient, cela durant six mois. Et le parti (le FLN), du temps de Boumediene, a dit « ça ne nous intéresse pas, pour nous l’histoire ne commence qu’avec l’arrivée des musulmans, alors reprenez vos affaires ! ». J’ai donc tout ramené chez moi, j’avais des stèles puniques. Avant, j’allais à Tigzirt où il y avait une poignée de chrétiens (une vingtaine, et à Dellys, pareil). J’y allais dire ma messe le dimanche. Trois kilomètres avant d’arriver à Tigzírt j’ai vu des bulldozers, ils étaient en train d’ouvrir une piste. Je m’arrête, je cause avec eux et puis je vois une dalle couverte de boue. On me permet de la voir (je venais de lire le livre de Tite-Live Histoire Romaine). Je vois émerger de la boue une espèce de proéminence. Je prends ma brosse de fer et après avoir nettoyé, qu’est-ce que je trouve ? La description qu’a fait Tite-Live ! Tite-Live qui n’est jamais venu en Kabylie; il s’est arrêté dans le Sud Tunisien et il a entendu dire que plus loin il y a des montagnes beaucoup plus hautes où les gens sont des cavaliers formidables : ils montent à cru, ils ont un bouclier rond et ils n’ont que des javelots, ils arrivent sur vous, ils vous jettent le javelot et ils foutent le camp ! Il y en avait quatre qui étaient connues déjà découvertes dans la vallée du Sebaou, et un administrateur en avait fauché. On m’a signalé qu’il y en avait une à Palestro, elle avait disparu. J’ai donc mis celle que j’avais trouvé au musée que j’avais créé à Tizi-Ouzou, dans un local que m’avait donné la Préfecture. Mais comme ensuite on m’a dit « enlevez tout ça, ça ne nous intéresse pas ! », je l’ai mise dans ma chambre. Puis, quand j’ai été expulsé, j’ai dit à Musso, « Prenez tout et mettez-le de côté ! » Il a tout pris. Trois mois après, vers minuit, une crise ! Sa femme a fait venir le médecin : « Il est mort ! » Il avait fait bâtir une villa magnifique. Il avait trois fils. Immédiatement l’administration a mis la main dessus, les biens sont devenus propriété de l’Etat, et on a recommandé à sa femme de partir avec ses filles et les garçons aussi (l’un est un très grand architecte, un autre était médecin). Tout ce qui était donc dans la maison de Musso a disparu. J’ai demandé à mes confrères de se renseigner pour savoir où c’était passé, mais rien ! C’était en 1977, période où Boumediene était devenu fanatique.

Quand j’ai été expulsé du pays kabyle en même temps que le Père Lanfry et deux autres Pères, Monseigneur Duval (le Cardinal Duval était une personnalité en Algérie, Ben Bella l’estimait beaucoup), avec qui j’étais très bien, a été trouver Boumediene. Dans mes classes d’histoire, je me méfiais d’un des élèves qui renseignait en fait le parti. Le chef de cabinet, un agrégé de philo, un type très bien a répondu à Monseigneur Duval : « Le Père, nous n’avons rien contre lui du point de vue de la loyauté » (par exemple il y avait des élèves qui râlaient contre le gouvernement à propos de l’agriculture et je leur disais qu’il fallait qu’ils tiennent compte du pays qui manque d’eau et qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut, j’essayais de minimiser, « le Père n’a pas fait de prosélytisme mais le Dieu qu’il enseigne, ce n’est pas le Dieu de l’islam ». Un jour en classe, il y en avait un qui s’appelait Cherraq, un type très, très brillant qui est ingénieur maintenant, de la bourgeoisie de Tizi-Ouzou. Un jour donc je leur parlais des anciennes religions du pays et ce Cherraq me dit « Au fond, Père, à quoi ça rime puisque Dieu n’existe pas ! ». J’ai pensé qu’il allait se faire boxer, car deux ou trois lui ont sauté dessus. Je leur ai dit : « Vous me connaissez, vous savez très bien que ce que je cherche, c’est de faire de vous des hommes responsables (le nationalisme, on pourra en parler une autre fois, j’étais plutôt pour le FLN) capables de prendre une décision non pas parce que c’est la mode mais parce qu’ils ont réfléchi ! Voilà, je vais vous poser trois questions auxquelles je voudrais que vous répondiez par écrit ! » J’ai eu 18 réponses. Voici les questions I) Croyez-vous en Dieu ? Si oui, pourquoi, si non pourquoi ? 2) Est-ce que vous faites la prière musulmane ? 3) Est-ce que vous faites le jeûne ?

Tous ont répondu par écrit : 4 ou 5 faisaient profession d’athéisme, aucun ne faisait la prière musulmane parce qu’il faut être en état de pureté légale et ces jeunes gens se polluaient parfois donc c’était trop compliqué et ils disaient qu’ils la feront lorsqu’ils seront vieux. En revanche le jeûne, tous ! Alors je dis à Cherraq « Tu ne crois pas en Dieu et tu fais le jeûne ! ». Il me fait une réponse bien kabyle : « C’est parce que je respecte ma famille, et aussi pour me distinguer des Roumis ». Il y avait un internat de filles à Mirabeau ; c’étaient des colons qui avaient fait cette école et, quand ils sont partis, il n’y avait plus que des filles kabyles et à ce moment-là la Supérieure Générale s’était posé la question de rester. J’ai posé les mêmes questions aux filles, et elles ont toutes répondu : là j’ai trouvé une religion qui n’était plus le Dieu de l’islam mais le Dieu de Jésus Christ ; il y avait une nuance, ce n’est plus la crainte mais l’amour. La Supérieure générale et l’économe générale était venus pour fermer la maison, mais quand elles ont vu ça, elles m’ont dit qu’elles ne fermaient plus, au contraire elles ont appelé deux autres sœurs … jusqu’au moment où elles ont été obligées de partir. Ces filles, donc, vivaient une vie religieuse profonde et personnelle, ce n’étaient pas des rites et une prière mais vraiment une adresse, elles parlaient à Dieu ! C’était pour moi une grande consolation mais, mes garçons, je sentais que je pouvais les aider à garder la croyance en Dieu, car beaucoup s’affirmaient athées. Ils ne connaissaient rien en réalité.

En 1941, quand je suis revenu de la guerre j’étais à Bou-Nouh, c’étaient des Kabyles assez frustes là, et certains avaient émigré sur le versant sud où ils avaient racheté des terres de colons. C’était une grande misère à cette époque : 5 kilogrammes d’orge par personne et par mois. Dans ma mission j’ai reçu le général Weygand[25] et, devant toute la population, l’un a dit avec l’accent kabyle typique : « Mon giníral, moi j’ai une femme et des gosses, si je veux qu’ils crivent pas de faim, 5 kilos ce n’est pas possible, j’ai une poule elle me bouffe 5 kilos d’orge pour me donner un œuf, alors on vit comment ? » Alors Weygand me dit : « Je suis obligé de fournir à l’Allemagne tant de ceci, tant de cela, sinon ils nous coupent les vivres, le carburant, etc.. ». Je vivais donc chez eux à ce moment-là dans la petite pièce où ils faisaient sécher les figues. J’avais dans ma musette un produit contre les poux. Le chef de l’adrum me dit « Lis-nous une page d’Evangile ! » J’ouvre les Evangiles et je tombe sur « Ne vous souciez pas de ce que vous mangerez, Dieu vous connaît et vous êtes plus qu’un oiseau des champs, or l’oiseau des champs a toujours de quoi manger, etc.. ». C’était le sermon sur la montagne. Ça s’était su comme une traînée de poudre dans toutes les familles. Le surlendemain matin, un type vient avec son mulet et me dit « Père, c’est toi le Père de Bou-Nouh, il paraît que tu dis des belles choses je viens te chercher, tu vas coucher chez moi ce soir ! ». En route, il me dit : « une famille de 25 ou 30 personnes … et je n’ai rien ! » Je lui ai redit le passage sur l’oiseau qui n’a ni champ ni pâturage et qui se nourrit quand même, « ce sont les paroles de Jésus, mettez votre confiance en Dieu ». On arrive à sa petite mechta où tout le monde est réuni, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Il se tournait vers les femmes « Ecoutez, race de chèvres, écoutez ce que le cheikh a dit ! » Il a redit ce que je lui ai dit avec tant de ferveur que j’aurais aimé l’enregistrer. Il me disait, « Tu vois, les nuits je ne dors plus parce que je suis le chef, je suis responsable, les gosses viennent pleurer chez moi, alors si tu savais combien ces paroles me réconfortent ! »

Le lendemain c’était jour de marché à Bouira, j’étais sur mon mulet avec un jeune Père qui venait faire un stage chez moi. Les gens me voyaient et disaient « C’est le Père qui donne la parole de Dieu ! » et ils reprenaient ce que j’avais dit. Il y en avait un qui était sur son mulet et qui a offert à l’autre Père de monter dessus pour nous remercier de ces paroles. Il y avait un marabout de la famille de Sidi M’hamed Ben Abderrahmane Bou Qobrine (celui qui a deux Tombeaux, le grand saint de Kabylie né à Bou-Nouh et qu’on appelait El Gechtouli Ismaili, (de la tribu des Béni Smaïl et de la confédération de la Gechtoula), ce sont ses titres, il vivait au 18ème siècle). Ce marabout, qui s’était marié avec une Arabe, était d’une gentillesse infinie. Les autres marabouts recevaient des aumônes qu’ils mettaient dans un grand coffre et quand ils l’ouvraient ils se chamaillaient tant et plus. Un beau jour ils ont essayé de s’arranger, pas moyen, ce marabout est venu me trouver « Père, monte à la mosquée, tu vas être l’arbitre, nous te faisons confiance, ce que tu diras, nous le ferons ! ». Sur une trentaine de marabouts, 28 ont dit qu’ils étaient d’accord pour que je les arbitre ; les 28 ont rabroué celui qui n’était pas d’accord : « Tais-toi, blanc bec, nous sommes chargés de mettre la paix entre les Kabyles et nous ne sommes pas capables de la mettre entre nous ! Les Kabyles nous méprisent, nous acceptons le verdict du Père ! ». Ce n’est pas banal !

Pendant la guerre d’Algérie, le Colonel est venu me trouver un jour, il m’a dit « Père, les jeunes officiers veulent vous faire la peau ! » En fait, j’avais fait libérer des gens parce que j’étais bien avec le Général qui était à Sétif et qui venait me voir de temps en temps, pour me demander conseil. Je lui avais dit : « Un homme capable de donner sa vie pour une finalité mérite le respect, même si c’est un ennemi ! Que vous le combattiez c’est votre affaire mais ne méprisez pas ces hommes ! ».

Les Pères qui étaient dans la région des Portes de fer, les Bibans, vivaient dans une zone merveilleuse, sauvage ! Le chef d’une famille avait fait un méchoui et on est venu me chercher, il y avait toute la famille. A la fin du repas, on me dit « Tiens, regarde cette lettre ! ». Cette lettre était de son gendre, qui était directeur d’une médersa ouléma aux confins entre la région de Bouira et Sour El Ghozlane. Ça disait : « Je suis dans un camp de regroupement, on m’a permis d’écrire, je te demande d’aller chercher, non pas ma femme, mais ta fille et mes enfants ! ». Je lui ai dit d’y aller, il me dit « non, j’ai peur des vôtres, mais si tu viens j’y vais ! ». Alors je lui réponds « et moi j’ai peur des vôtres ! ». Le lendemain nous sommes partis dans un vieux camion aux portes attachées avec du fil de fer. On arrive à la lisière de la forêt et là on nous arrête : « à partir d’ici c’est zone interdite, c’est à vos risques et périls !». On est passés et on arrive au village. Il y avait des fellagas. Quand ils ont su qu’on venait chercher la femme du chef de la médersa ils nous ont fait manger et on a pris la femme et les trois gosses dans le camion. Il y a un psaume de Sidna David « Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi ! » c’est un des psaumes de David (psaume 23), je chantais ça, on s’engage dans le ravin ; il y avait le chauffeur, mon ami et moi. C’était le lundi de Pentecôte, donc les blés étaient déjà hauts. Un type se lève : « Ehbes ! » (Arrêtes !). Il avait un mousqueton, un revolver, un poignard. On s’arrête et nous voilà encerclés par une vingtaine de fellagas. L’un se précipite vers le chauffeur et lui dit « ma therked, ak herger ! » « Si tu bouges, je te brûle ! » et il m’a fait un petit sourire (j’ai su après qu’un des chefs du maquis était un de mes anciens élèves). Un autre vient de mon côté « Elli tabburt ! » (Ouvre la porte !) et me colle son fusil sur la tempe et il tremblait tellement que ça faisait tac, tac, tac, tac j’avais peur et en même temps j’avais envie de rire, je me suis dit qu’il allait réussir à me loger bêtement une balle dans la tête. Je prends le chef et je lui dis « d acu ? » (Qu’y a-t-il ?)  Il me répond « d acu k dibbwin gher dagi ? » (Qu’-est-ce   que tu viens faire par ici ?) « Je lui montre la femme et les enfants et il me dît « ma tesned lmujahidin ! Rruh fi laman Llah ! » (Et si tu croisais des maquisards ! vas-t-en et au revoir !). Ouf, j’ai eu chaud. Le lendemain j’ai reçu une centaine de visites me disant : « Tu vois, nous ne sommes pas des sauvages ! ».

Quand je suis arrivé à Ighil Ali, je venais de Bou-Nouh. A Ighil Ali les évènements ont commencé à peu près deux mois après les Aurès. Le chef s’appelait Aqlul, c’était une bête féroce, il égorgeait, il égorgeait ! Il était de la Soummam, en montant 4 ou 5 kilomètres vers Ighil Ali. C’était un messaliste enragé. Il avait été arrêté et relâché une fois sa peine terminée ; il revenait donc au moment où les maquis s’installaient dans la région. L’administrateur principal était un homme très honnête et son adjoint était pied-noir. Quand il a appris qu’Aqlul était rentré il dit au caïd et au garde-champêtre (qui était un négroïde venant du Sahara) : « Il faut coffrer Aqlul ! ». Ce qui fut fait, mais le juge l’a gardé quelques jours et l’a relâché, car il n’y avait rien contre lui. Alors l’administrateur adjoint leur a dit : « La prochaine fois, sautez-lui dessus et mettez-lui des papiers compromettants dans les poches ! ». C’était salaud ! Sur des faux-papiers donc, il a été condamné à trois mois de prison. Deux jours après sa sortie le caïd et le garde-champêtre étaient égorgés ! Ce n’était pas un tendre, hein ! Il avait sa femme et sa vieille mère dans un village à trois kilomètres d’Ighil Ali, où j’allais de temps en temps. Un soir, après le couvre-feu, je vois arriver quatre notables à la mission : « Père, il faut que tu interviennes car les harkis ont pris la mère d’Aqlul et si elle meurt là-bas, il va nous massacrer ! ». Je m’y rendis donc le lendemain matin, à 30 km d’Akbou. Je demande aux harkis si la vieille était là, ils me répondent que oui. Leur lieutenant, malgré que j’eusse mauvaise réputation parmi les harkis, m’a reçu plein de respect et de déférence :

« Ah, Père Poyto, quel honneur de nous rendre visite !

– Pourquoi avoir arrêté cette femme ?

– A cause de son fils !

– Lieutenant, une mère ne peut pas livrer son fils, et en second lieu, elle ne sait pas où il est ; alors je puis vous assurer d’une chose : si la vieille meurt chez vous, vous pouvez être tranquille que vous le paierez cher !

– Ah, non, je ne vous la donne pas !

– Vous permettez que je téléphone au Général et au Procureur de la République !

– Bon, allez, je vous donne un papier, prenez-la ! »

La pauvre vieille était là depuis la veille, je ne la connaissais pas mais elle, me connaissait et quand elle m’a vu, elle m’a sauté au cou et m’a embrassé, un baiser bien gras et bien mouillé ! « Allez, viens, nous rentrons à Ighil Ali ! » C’était le jour du marché, ça s’était su, alors on arrive, il y avait des centaines d’hommes. C’était la période où pour avoir du café, du sucre il fallait des tickets. Cette vieille me dit : « Père, ce ne sont pas les vôtres mais les nôtres qui m’ont volé mes poules, mais il me reste un coq, demain je te l’apporterai ! Nous, les femmes kabyles, je ne sais pas si nous avons droit au paradis. Si j’ai droit, je te donne mes tickets ! ». Je me suis dit : « Comme tu es veinard, non seulement tu bouffes le coq et en plus tu as des tickets », car au fond cette femme m’a tout donné. Le lendemain un type du maquis est venu me transmettre les remerciements d’Aqlul pour ce que j’avais fait pour sa mère. Ensuite j’ai été obligé de partir et lui avait déjà été tué. Mais cette petite vieille, elle m’avait donné ses tickets du paradis, ses basanât (comptabilisation des bonnes actions). J’y pense souvent, j’espère la trouver au paradis. On recevait beaucoup du Secours Catholique, de la farine, de l’huile, du tissu. Je présidais la distribution pour veiller à ce que les grands ne ramassent pas tout et il y avait une pauvre vieille, qui avait juste une petite tente de sacs. Elle était seule. Un de mes Pères lui portait sa ration de café et de sucre. Elle n’avait pour toute fortune qu’une poule et lorsqu’elle avait un œuf, qui était son seul repas, (elle mettait le doigt pour voir si l’œuf tant attendu arrivait !) elle me le donnait ! C’est extraordinaire ! Tout un tas de gestes comme cela, voilà ce qui me rendait ces gens tellement attachants !

Le mois de juillet 1954 j’étais allé à Alger voir mon ami Cherif Benhabyles[26] qui était Sénateur et Cadi de Draa-El-Mizan. Il m’avait pris en amitié. Ils habitaient à côté de Sétif. C’est de là que je suis allé dans le sud algérien voir les cimetières pour constater si je trouvais la même chose que dans le Nord mais la seule différence c’est qu’on mettait des palmes sur les tombes et puis des petits delous, qui, au lieu d’être faites de peau de vache pour puiser l’eau dans les puits étaient faites de peau de lapins. Tout cela pour que les morts aient la fraîcheur de l’eau ; et puis des vivres bien sûr !

J’en viens à Tellus Mater, la Terre Mère. Cette terre qui reçoit le corps et donne la vie doit être traitée avec respect parce qu’elle assure la pérennité de la vie, Il y a des gardiens de la terre qui sont différents des autres. Il faut distinguer les périodes de cultures, et la conservation des provisions. Les mariages se font au rythme du temps, au moment où l’on ramasse les figues et les olives puisque l’automne c’est la période de la prospérité et c’est de bon augure. Le moment des labours c’est au début du printemps et là, ce qui est important c’est la question de la pluie car si la pluie tarde après février-mars, tout est fichu ! C’est là qu’il y a donc les rites de Taghendjawt et puis d’Anzar, qui a été surtout étudié par le Père Genevois, qui avait récolté tous les chants qu’on faisait à ce moment-là. Taghendjawt, c’est une poupée en bois qu’on promène dans le village et dans les champs ; ça ressemblait un peu à ce qu’on appelait dans ma jeunesse les processions du printemps où l’on partait le matin avec une bannière, des chants, etc., on passait dans les champs on priait pour que la pluie vienne au bon moment, ce qui était moins nécessaire ici que là-bas ! Anzar, pour moi n’était pas une divinité (mais si, mais peut être le fils du Ciel) mais un démiurge entre le dieu et les hommes. Les rites d’Anzar étaient beaucoup plus pratiqués au Maroc qu’en Kabylie qui ne le connaissait qu’à cette période. Le labour était sacré, l’araire est l’élément masculin pointu en bois d’olivier sur lequel on ajoute à la pointe un capuchon en fer qui vient féconder la terre féminine. Ce capuchon métallique est conservé précieusement. On le met par exemple sur les berceaux, surtout quand l’enfant est mort ; il faut pour ainsi dire ré-labourer. Dans chaque douar, il y avait juste un seul homme qui ouvrait le sillon, homme vénéré bien sûr, personne ne touchait à la terre avant lui. Lorsque ce monsieur ouvre le premier sillon, des prières sont faites aux gardiens de la terre, et tous les morts, tous les saints, tous les gardiens vont suivre derrière lui. Il doit donc labourer tout droit devant lui sans jamais tourner la tête, car s’il tourne la tête, les créatures invisibles s’envolent. C’est très curieux, parce que dans l’Evangile, Jésus dit : « Celui qui a la main à la charrue ne doit pas tourner la tête », parce qu’il faut que le sillon soit droit, ceci est très frappant. L’ensemble de l’adrum, du village devait jouer son rôle dans l’ouverture des labours. Ainsi, les vaches ça rapporte mais les bœufs non, donc tout le monde n’avait pas de bœufs. Ici, chez moi, à Pontacq, à 30 km au sud, sur la route de Lourdes, c’est le dernier village béarnais, de l’autre côté c’est la Bigorre on disait dans ma jeunesse « Une fille doit trouver pour se marier les trois conditions suivantes : une maison à étage (le doublet soulé), un portail et une paire de bœufs « et s’il y avait un curé dans la famille c’était encore mieux ! Ensuite donc, pour semer, n’importe qui ne peut pas semer ; le semeur a une espèce de bourse en peau de bique et doit garder toujours le même geste de la main et ne doit pas tourner la tête. Quand le blé commence à émerger de la terre on plante des branches de lauriers roses pour stimuler la croissance. Au moment de la période des récoltes, les faucilles jouaient un rôle magique aussi contre le mauvais œil et sont gardées avec soin. Alors là c’est la même chose, c’est l’homme désigné qui donne le signal pour commencer la récolte à la faucille. Le gerbier est sacré car il y a un gardien spécial. On ne commence à dépiquer qu’après avoir offert des sacrifices, des poules ou autre chose pour que le gardien ait sa part de sang. Sur l’aire à battre il y a toujours quelqu’un qui y dort la nuit. A l’époque le dépiquage se faisait avec des fléaux ou bien avec des planches sous lesquelles il y avait des silex qui broyaient la paille. Ce sont les bêtes qui piétinaient et alors la paille était hachée car elle sert à la nutrition des bêtes ; on ne la gaspille pas. Les enfants montaient sur cette espèce de plateau et piquaient les bêtes qui, elles pouvaient ainsi prendre leur ration. Le vannage se faisait sur un endroit exposé au vent et nivelé avec de la bouse de vache, annar. Les filles ne pouvaient pas y aller, de même qu’une femme qui a ses règles, l’annar est clôturé par des pierres dressées. Avec les pelles en bois on jetait le grain et le vent enlevait la paille et le grain tombait. Le grain qui tombait à pic était le bon grain, les autres tombaient plus loin et étaient moisis, A la fin les pauvres veuves avaient le droit d’aller glaner les quelques épis qui restent et celui qui les chassait était mal vu. Les tiwikwínín, les gardiens féminins gardent les ìkufan.  La récolte des céréales est au mois de juillet, celle des figues au mois d’août, celle des olives en septembre. Personne n’a le droit d’aller cueillir une figue, même mûre avant la date qui a été fixée par le chef du village. Dans la zone de Michelet c’était vers le 20 Août qu’on pouvait commencer à ramasser les figues pour les consommer sur place. Les enfants attendaient cette date pour se précipiter même si toutes n’étaient pas mûres. Je ne me souviens plus de quelque chose de particulier concernant les figues dekkwar.

Alors pendant tout l’hiver la terre se repose jusqu’au début du printemps. Pour moi, c’est clair, Tellus Mater, la terre est vivante, il faut la respecter sinon elle se venge. Au sujet des masques, je me souviens que les gosses mettaient des masques en bois ou en papier mâché et faisaient le tour du village, de chaque kharrouba, en tapant sur des calebasses, des petits tambours et on leur donnait des figues sèches. Ils criaient Anzar, Anzar, Taghenjawt, juste avant les pluies, vers le mois de mars. Tout était sacré, mais je dirais que c’est un sacré de crainte ayant pour but de neutraliser les mauvais génies ; les bons, ce n’est pas la peine, ils sont gentils ! Ce sont les autres qu’il faut dompter ou acheter. Je passe maintenant au pressoir à huile très rustique de l’adrum. Le scourtin est une espèce de panier ouvert, avec des trous où l’on met les olives avant de les mettre sous la presse. Ces scourtíns étaient faits sur place avec du diss, herbe assez souple et robuste, mais il en fallait beaucoup parce qu’il y avait une usure très importante. C’étaient les hommes ou, pour les plus riches, un âne ou un bœuf qui faisait tourner la presse. La première huile est mélangée avec de l’eau car on arrose sans arrêt avec de l’eau chaude pour que la pâte devienne plus molle et que l’huile sorte de sa gangue. Alors c’était dégueulasse car il y avait le marc très noir. J’ai surtout vu cela à Ighil Ali où il y avait beaucoup d’oliviers, plus que dans la région de Bou-Nouh surtout riche en figuiers. Lorsqu’il y a eu la révolte de 1871 le gouvernement s’est emparé de 200 000 ha qui ont été donnés à des gens dans le Sebaou. Entre Draa-El-Mizan et Boghni il y avait des terres grasses qui étaient très bonnes pour les céréales et qui avaient été données à des colons ! Mais ces colons, certains n’étaient pas paysans du tout et on leur donnait 10 ha avec une paire de bœufs et une petite maisonnette. Alors très peu ont pu tenir le coup, car 10 ha en France peuvent faire vivre une famille mais là-bas non car une partie n’était pas labourable. Ce village de colonisation s’appelait Pirette. A mon souvenir il ne restait plus que 2 ou 3 colons qui avaient racheté aux autres quand je suis parti en 1976. Mais bien sûr c’étaient les Kabyles qui avaient racheté des propriétés de 40 ou 50 ha et qui faisaient alors une culture moderne. Avant 1871, les terres de culture entre Tizi Ouzou et Azazga appartenaient aux Ait-Iraten et l’autre à la tribu plus côtière à l’ouest de Tizi Ouzou où c’était la plaine. Cette plaine, les Turcs s’en étaient emparés ; il y avait 2 bordjs turcs ou 3 en Kabylie avec quelques janissaires. Le reste c’étaient des tribus makhzen arabes ou berbères qui travaillaient pour le compte des Turcs moyennant quoi on leur donnait des parcelles de terre dans cette partie riche. Ces tribus makhzen venaient grossir les janissaires quand ils prélevaient l’impôt. Les bordjs étaient à Draa el Mizan, à Boghni, au camp du Maréchal[27] et un autre dans le Sebaou, c’étaient des petits fortins tandis qu’à Bordj Menaïel c’est un vrai bordj qu’il y avait !

Passons aux rupestres maintenant. Tout d’abord j’avais eu l’occasion de voir les rupestres sahariennes avec le Père De Villaret[28] qui était à Djelfa où il n’y a pas laissé sa peau mais son âme ! Il y avait d’ailleurs fondé un musée. Il y avait de grands féodaux dans cette tribu des Ouled Naîl ! J’allais avec les gens qui travaillaient sur les rupestres d’Aïn Sefra dans le Sud Oranais. Quand il y avait des grottes je trouvais des roseaux auxquels étaient suspendus des robes de femmes, des souliers d’enfants et des hirondelles séchées. Un jour, pendant les vacances je prenais sept ou huit collègues qui enseignaient avec moi et nous partions dans le Sud avec ce Père à qui je demandais si du côté des montagnes de Bou Saada nous trouverions quelque chose, il me dit « Non, tout est à Djelfa ! » Bon ! Nous avons pris une piste qui venait d’être ouverte, de Messaad à Bou Saada, c’était là d’ailleurs qu’avait été tué Amirouche[29], le 29 mars 1959. La steppe, puis les montagnes, des pans de montagnes disloqués, des maisons qui ressemblaient à des ruines. Nous nous sommes approchés (j’en ai fait une trentaine de pages que Camps a publié dans la revue Libyca). Nous nous sommes réparti les lieux et j’ai trouvé un lion avec un type dans la gueule avec un phallus comme ça ! A l’époque j’avais le permis de fouiller en Kabylie mais comme c’était pendant la guerre avec Israël, il y avait des consignes pour tout signaler. Un Directeur d’école m’avait pris en amitié et me logeait chez lui car il faisait froid sur ces hautes plaines à 800 m d’altitude. Il m’a amené à la gendarmerie et j’ai vu le brigadier kabyle, les autres étaient arabes. Il m’a dit que mon permis n’était pas valable là. Après avoir téléphoné au Colonel ils nous nous ont foutu la paix. Nous avons prospecté et nous sommes arrivés dans un champ où le propriétaire nous a fait circuler. Un collègue me crie alors qu’il a trouvé une girafe. C’était une espèce de lama de 1 mètre cinquante. Le propriétaire a été fort surpris car il ne l’avait jamais vu depuis des générations. De même qu’en Kabylie les gens ne voyaient pas les rupestres sur leur propriété, et c’était très curieux ! A Ifígha c’est un abri sous roche avec un auvent. La photo qu’avait le cardinal Lavigerie … Le haut est plus visible que le bas à cause de la pluie qui balayait le bas des inscriptions libyques. Cela avait été signalé par le Ministère des Affaires Indigènes du temps de Napoléon III mais personne ne les avait déchiffrées, Dans la partie montagneuse qui se trouve entre Azazga et le Beloua il y a une chaîne côtière qui fait à peu près 800 à 900 mètres d’altitude, du côté de la mer c’est très à pic mais de l’autre côté c’est en pente douce qui descend jusqu’au Sebaou, il y avait quelques rupestres très grossiers. Je connaissais donc Musso qui avait acheté une jeep et tous les vendredis nous avons pu faire toute la Kabylie avec le chauffeur sur la photo que vous avez. Des rupestres je n’en ai jamais trouvé dans la montagne kabyle sauf là où il y avait les 7 phallus entre Draa-el-Mízan et les Issers, mais là c’est une vallée large. A part ça, aucun signe de préhistoire ou de rupestre, tout se trouve le long de la côte sur une largeur de 30 km. Nous sommes arrivés donc à 51 sites préhistoriques dont certains étaient sans doute liés aux rites de fécondité mais pas tous. Des jeunes m’avaient dit « Dans le village nous ne pouvons pas jouer aux cartes ni boire du pinard alors nous nous réunissons ici, c’est notre salon ! » Ils parlaient d’une grotte où il y avait des rupestres mais ils ne les avaient jamais remarquées !

C’est donc seulement depuis Dellys, à l’embouchure du Sebaou jusqu’à Dekkara[30], après Bougie, sur cette bande côtière dans des pentes peu escarpées que j’ai découvert presque tout. Près d’Azazga, à l’endroit dit Azrou, j’ai trouvé près d’un Aâssas une inscription en latin et en libyque où était écrit « genio loci », au génie du lieu, i.e. au génie de la pierre (Azrou) daté d’après moi du 2ème siècle de notre ère. Toutes ces inscriptions parfois en punique s’étalaient de la période punique jusqu’au 2ème siècle de notre ère, c’est-à-dire sur 500 ou 600 ans. Les silex taillés aussi je n’en avais trouvés que le long de cette bande côtière et jamais dans la partie montagneuse, j’en arrive donc à l’explication : j’ai trouvé une inscription latine qui dit « vous êtes ici dans le domaine impérial ». Quand les Romains arrivaient, ils prenaient les terres dont une partie était réservée à l’empereur et d’autres à des militaires ; c’étaient des fermes romaines. Ceci explique que les gens avaient été expulsés, ce qui me fait dire que la Kabylie montagneuse de Michelet, Fort National, Ath Yenní et peut-être Benì Abbas, n’avait que des forêts. D’ailleurs quand il y a eu la révolte de Firmus au 3ème siècle, les dernières batailles se sont faites sur ces sommets, là où les gens se cachaient du temps de Jugurtha. Je pense donc que les Berbères n’étaient installés que sur cette zone côtière aux pentes douces et aux collines et ont dû quitter ces terres pour s’installer dans la montagne où ils ont dû défricher la forêt à partir du 3ème, 4ème siècles.

Un homme avait découvert le site le plus ancien d’Algérie (j’ai oublié son nom), Aïn Hanech à 30 km au sud de Djemila, l’Homo Africanus qui avait à peu près 1 million d’années ; on n’avait pas trouvé de corps mais des outils[31]. A une période, je me trouvais à Constantìne avec un Belge qui devait être le Supérieur de la maison. Un jour l’évêque me dit : « Ce terrain est tellement vaste, est-ce qu’il serait intéressant de planter des arbres » ? J’ai cherché donc à retrouver ce site, ce qui n’a pas été facile mais je l’ai retrouvé et j’y allais souvent. On venait de terminer les labours, et sur le site lui-même je n’ai rien trouvé. Alors je me suis promené dans les champs et j’ai sorti 120 bifaces énormes que j’ai donnés à Camps qui me dit : « Tiens, cette civilisation-là a été signalée par un nommé Laplace, un Béarnais du côté de Nay ». Ce professeur Laplace disait qu’à Koudiar à côté de Constantine il y avait des vestiges de cet outillage très,  très  ancien. J’étais très bien avec le conservateur des Eaux et Forêts qui m’a labouré le terrain avec des gros tracteurs et, grâce au Secours Catholique, je le payais en sucre, huile et café et ils ont planté des arbres. Ces tracteurs avaient des tiges immenses qui désagrégeaient le sol et faisaient remonter des pierres ; alors le soir, je me promenais en égrenant mon chapelet avec beaucoup de distraction pour voir si mes arbres poussaient ; et puis des centaines de ces bolas[32], de cet outillage qui remontait à un million d’années. Camps m’a demandé d’en faire un article qui a été publié dans Libyca. Plus tard je rencontre Laplace rentré dans son Béarn natal et je lui raconte ce que j’avais trouvé et publié. Il s’est mis en colère en disant « Mais de quel droit est-ce que vous publiez cela ! ». Je lui ai répondu « Mais qu’est-ce que vous avez fait ?  Rien ! Vous avez seulement signalé le site mais vous n’avez jamais fouillé ni écrit ! ». Les deux sites les plus anciens d’Algérie sont donc Aïn Hennach et le Koudiar. L’Homme Algérien 6 c’est du côté de l’Oranie. C’est effectivement le préhistorien basque Harambourg qui a trouvé cet Homo Africanus à Aïn Hennach à 20 km au sud de Sétif et que je suis allé voir au Muséum d’Histoire Naturelle. Il avait une succession de périodes sur ce site depuis 1 million d’années jusqu’à la période historique. J’ai trouvé ce qu’on appelle l’ibéro-maurusien, de petites aiguilles.

Un jour des petits bergers m’ont appelé après un orage qui avait creusé une tranchée et j’y ai trouvé une défense d’éléphant grande comme ça, plus grosse que mon bras, encastrée dans l’éboulement. Quand j’ai voulu la dégager complètement, je n’avais plus que la poussière ! Une autre fois, Camps était furieux : je trouve une tête énorme avec des dents énormes aussi, une bête de 2 ou 3 millions d’années et quand je l’ai soulevée, pouf, les os sont tombés en poussière ! Je n’en ai gardé que les dents, dont une était grosse comme ça, une espèce d’hippopotame de l’époque. Camps la voulait mais je tenais à la garder, il a beaucoup insisté, il a voulu faire échange avec d’autres pièces de sa collection, mais j’ai tenu bon. Nous étions très familiers !

Une autre fois, c’était un crâne, je l’ai apporté au Bardo[33] et là Camps me dit « Tiens, ça tombe bien il y a là une dame qui vient de Paris et dont la spécialité est l’étude des crânes !».  C’était une vieille affreuse qui me dit « Ha, mais il a été retouché ! ». « Croyez-moi, chère Madame, je ne lui ai pas fait un dentier à ce crâne ! ».  « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, les dents ne correspondent pas au crâne ! ». C’était idiot ! Je lui dis « Madame, je vous en fais cadeau, gardez-le, puisque vous voulez lui faire un dentier qui convienne ». On trouve beaucoup de Béarnais dans ce domaine : Laplace, Servier (qui habite à 7 km d’ici).                   

Abordons maintenant la Kabylie pendant la guerre. Comme tout bon Français, et même plus que d’autres, j’étais plein d’admiration pour les conquêtes coloniales, pour la bonne raison que mon père, dans l’armée avait participé à la conquête de Madagascar. J’ai donc été élevé dans cet esprit. Quand on allait à l’école laïque on chantait « Mourir pour la patrie … » C’était une épopée pour moi. Quand je suis arrivé en Afrique, j’ai fait les cinq années d’études et, même sans beaucoup de relations avec les gens, je me suis rendu compte qu’il y avait du positif mais aussi beaucoup de négatif. J’étais donc en Afrique du Sud, en Afrique Australe et quand je suis revenu en Kabylie en 1937 il y avait un triple courant nationaliste : le courant de Messali Hadj, celui de Ferhat Abbas, et celui du Cheik Ben Badis. La Kabylie était surtout messaliste à ce moment-là ; Messali était de Tlemcen mais il avait beaucoup recruté parmi les ouvriers de la région parisienne[34] à tel point que quand je suis arrivé à Bou-Nouh, comme responsable de la Mission, on peut dire que presque tous étaient pour Messali Hadj. Dans le douar (un peu en retard sur d’autres) il n’y avait que deux bacheliers, l’un d’eux m’a invité à leur meeting un samedi au souk où j’ai assisté à quelque chose d’extraordinaire : 10 000 à 12 000 hommes qui attendaient l’arrivée de Messali Hadj. Messali Hadj est arrivé, est descendu de voiture, escorté par les scouts et des cavaliers. Je vois courir devant lui un notable qui courait en pleurant, un homme d’une quarantaine d’années…

J’ai fait la guerre, j’ai été blessé deux fois, on m’a mis officier des Affaires Musulmanes pour m’occuper de tout ce qui concernait les tirailleurs mais en réalité il s’agissait surtout de suivre la politique algérienne, ce qui fait que je me suis trouvé à Tizi Ouzou au moment de la révolte de Sétif, le 8 mai 1945. Le colonel me dit : « Je viens d’avoir des nouvelles sur ce qui se passe à Sétif, allez voir !». Je suis donc parti là-bas mais il n’y avait plus de bagarre ; je suis alors allé voir le sous-préfet de Bougie (car j’allais de Bougie à Kherrata et de Kherrata à Sétif). A la sortie de Bougie un homme m’arrête (un tout jeune homme) et me dit « Je suis juge depuis trois mois à Collo, le juge de Kherrata a été assassiné, on m’envoie pour le remplacer, est-ce que vous allez par-là ? ». « Ça tombe bien », lui ai-je répondu. Nous sommes partis et nous arrivons à ces gorges de Kherrata grandioses, et là, des corps, des corps amoncelés … Quand je suis rentré de Sétif j’ai fait mon rapport, qui m’a valu quelques difficultés … J’ai dit : « Croire que nous sommes devant une poussée de fièvre et qu’un régime de cheval suffira à ce que tout rentre dans l’ordre serait une erreur très grave, nous sommes devant quelque chose de très sérieux qui exigera des réformes en profondeur, sans lesquelles nous irons vers une catastrophe … »  J’étais très ami avec Chérif Benhabyles, cadi à Draa-el-Mìzan et sénateur ; pour les fêtes il allait à Chevreul[35] là où il y a eu le massacre de Sétif. Il me disait « j’ai peur de mourir, avec vous je me sens en sécurité car en votre compagnie on ne me prend pas pour un sanguinaire ». Je lui ai dit que moi aussi je pouvais, en sa compagnie, me faire admettre chez les siens. C’est comme ça que j’ai rencontré Ferhat Abbas deux fois, grâce à Benhabyles. La première fois, lors d’un repas chez lui. J’ai dit : « Monsieur Abbas, vous lancez un courant, est-ce que vous vous sentez capable de le maîtriser ? ». Il me répond « oui, oui, oui ! », puis « prendre la tête d’un peuple au 20ème siècle pendant que ces gens sont encore au 14ème… Vous avez eu raison de me poser la question car au fond je me la pose moi-même ! ».  C’était un homme très, très bien, un homme constructif ; il proposait au début une République algérienne associée à la République française.  Cela aurait pu se faire à ce moment-là, mais c’est une occasion qu’on a loupée !

J’ai rencontré aussi El Hachemi Ben Chennouf, député et bachagha de Khenchela dans les Aurès, un grand monsieur, un veuf qui vivait avec une Alsacienne, un homme d’un grand équilibre, chez qui je suis allé pour la dernière fois en septembre 1954. Il me dit, sur la route des Aurès : « Père ça va éclater. Sur toutes ces hauteurs, autour de nous, les hommes ont pris le maquis ». Un mois et demi après, c’est arrivé !

Sans le savoir, en juillet 1954 j’avais été à Alger où j’ai déjeuné dans un restaurant avec Benhabyles qui m’a présenté deux hommes charmants d’une quarantaine d’années, les frères Ben Boulaïd, ceux qui ont commencé le 1er novembre 1954, les maîtres du pays chaoui. Benhabyles leur avait donné la réponse du gouverneur concernant le retrait de leur licence, car ils faisaient du commerce dans toute leur région des Aurès. L’intervention du député auprès du gouverneur n’avait pas abouti – le gouverneur ne pouvant annuler la décision d’un subalterne – les frères Ben Boulaïd ont dit en nous quittant : « Eh bien, bientôt on entendra parler de nous ! ». Ils ont été tués au début de la guerre[36].

A Bou-Nouh, en allant dans l’un des cinq douars des Guechtoulen, je vois deux hommes armés sous un olivier. Je m’arrête et je discute avec eux un bon moment, ils gardaient la route en contrebas. En repartant je rencontre un ami kabyle qui me dit :

« – Tu n’as rencontré personne sur la route ?

 – Oui, en effet !

– Tu sais qui c’était ?

– Non !

– C’était Krim Belkacem et Ouamrane ![37] »

 En effet, Krim Belkacem avait pris le maquis en 1947, donc sept ans avant 1954, il y avait une cinquantaine de maquisards après lesquels les gendarmes couraient en vain ! Son cousin était garde-champêtre dans le douar où je me trouvais. Donc au tout début les maquis se trouvaient dans les Aurès, un peu dans le Constantinoís et, peu après, en Kabylie avec Krim Belkacem.

Un jour de l’Aïd, Benhabyles m’invite à Jijel, chez Djemame[38], pharmacien et bras droit de Ferhat Abbas. Pendant le repas, le téléphone sonne, Benhabyles décroche et me dit :

« C’est Ferhat Abbas qui me téléphone de Paris. Il m’emmerde ce Ferhat Abbas, il veut que j’intervienne auprès du Sénat à la suite d’un massacre dû à l’assassinat d’un médecin à El Milia[39].

 – Avant d’intervenir au Sénat, assure-toi d’abord de ce qui s’est réellement passé : tu as entendu un son de cloche, il faut entendre le deuxième. Je connais un juge là-bas, va le voir de ma part et il te dira ce qui s’est passé exactement, ainsi tu pourras intervenir en connaissance de cause ! »

Il m’a demandé de l’accompagner, ce que je fis. Il y avait là une quarantaine de notables qui me disent « Père, c’est le ramadan mais nous avons réservé un repas pour vous au restaurant !». On s’installe et tout à coup, une jeep et des gendarmes armés jusqu’aux dents qui nous demandent nos papiers et de les suivre chez le commandant du régiment de parachutistes. Il emmène Benhabyles et laisse les autres en disant à deux de ses gendarmes « Gardez-les ! » Je lui dis « Eh, dites donc, vous êtes lieutenant, mais moi aussi je suis lieutenant de l’armée française, j’ai la légion d’honneur ! ».

A Ighil Ali, les maquis avaient commencé depuis 3 mois quand je suis arrivé. C’était Amirouche qui commandait la zone[40] et c’est Krim Belkacem qui commandait la wilaya III. On voit arriver une division antiatomique commandée par le général Beaufre, douze mille hommes et des blindés qui faisaient un bruit d’enfer quand elle passait, c’était la division la plus redoutable[41].

Le jour de Pâques, je quitte Ighil Ali et je descends à Tazmalt pour célébrer la messe de Pâques, je traverse donc le village de Guendouz, je célèbre la messe et je remonte l’après-midi. A ce moment-là, Sidi Ali Ben Haddad était caïd du douar Aït Melikeche[42]. Ce Ben Haddad avait perdu son bras quand il était aspirant et je le trouvais là très perturbé : « Père, je viens vous voir car deux soldats d’un half-track (type de transport blindé) ont été descendus avec des fusils de chasse par des maquisards. Le colonel a ramassé 18 personnes dont 14 Kabyles et 4 de Béni Hadji, les casseurs de cailloux, et les a tous fait fusiller alors qu’ils n’y étaient pour rien. » C’était catastrophique car cette exécution ne faisait partie d’aucune opération. En pleine nuit je vais à Akbou voir l’administrateur :

« Vous êtes au courant de ce qui s’est passé ?

– Oui je sais mais je n’y peux rien, c’est une connerie monumentale mais c’est l’armée qui commande, mais peut-être que vous, vous pouvez intervenir ?».

Je téléphone au sous-préfet et je vais voir l’adjoint au maire et député algérien, un homme que j’estimais. Sa femme m’informe qu’il n’est pas chez lui parce qu’il a une grande réunion à la mairie de Bougie. Je téléphone et c’est le maire qui répond, il était ancien ministre des colonies[43] . Je lui explique ce qui venait d’arriver et il me demande de partir tout de suite pour le voir : j’arrive à la mairie qui était encerclée par l’armée, je grimpe les escaliers au galop, je frappe à la porte. Il y avait là le « grand sanhédrin » : au bout de la table il y avait le général Beaufre, un grand monsieur. A sa gauche, il y avait le sous-préfet, le maire, le député et six colonels. Le maire me dit « Asseyez-vous à côté du général et répétez-lui ce que vous venez de me dire au téléphone ». J’étais debout et je dis « Je ne suis ni intimidé, ni impressionné, je suis seulement essoufflé parce que j’ai couru ! Maintenant ce n’est pas le Père Blanc qui parle, c’est l’officier que j’ai été. Ce qui vient de se passer, c’est une catastrophe ! ».

Quand je suis arrivé en Kabylie, le caïd du douar des Ouadhias, douar peu soumis à la France, a été assassiné, La garnison se trouvait à Draa-El-Mizan. Ce caïd a été décapité et sa tête mise dans un sac. Selon la loi du talion, un homme a été décapité et sa tête mise dans un sac accroché à un arbre. Celui qui avait décapité le caïd a dit « je donne un louis d’or à celui qui coupe la corde !». Quand le sac est tombé et que la tête est apparue, il a dit « ça c’est la justice ! ». 

Je reviens donc à Bougie, où je dis aux hommes en face de moi : « Vous aviez perdu deux hommes, il fallait donc en prendre deux parmi les familles kabyles des assassins et les fusiller devant tout le monde. Cette justice-là, les Kabyles la comprennent ! ». Le maire me répond :

« Vous n’y pensez pas, ce n’est pas conforme à la loi française ! 

– Et prendre 18 types, les fusiller, est-ce que c’est conforme ?»

Il était déjà presque 11 heures du soir et tout le monde a insisté pour que je reste dîner avec eux, si bien que je suis resté à contre cœur, car le général m’a dit qu’il avait des questions à me poser. Comme je mangeais sans parler, le général me dit :

 « Vous ne parlez pas ?

– Je n’ai pas dit que je parlerai ; je répondrai seulement à vos questions si je le juge opportun

– J’ai une question à vous poser : Croyez-vous qu’un jour il y aura une république algérienne ?

– Dites donc vous posez de drôles de questions ! C’est un piège !

– J’insiste.

– Celui qui parle, c’est moi, je n’engage ni l’Eglise, ni les Pères Blancs, vous vous adressez à moi, je vous réponds ce que moi je pense. Je suis sûr qu’il y aura une république algérienne, je ne peux pas vous dire si ce sera dans 5 ans ou dans 10 ans, mais je suis sûr qu’elle arrivera !

– Ouuuuh ! Mon Général, il faut interdire la parole aux pékins et surtout aux ecclésiastiques ! » dit un des colonels. Ça a été un tollé et les colonels étaient féroces. Le Général leur a dit : « Je remercie le Père de m’avoir répondu loyalement ! ». Un colonel demande la parole : « Moi, il y a 6 mois je commandais un régiment à Tunis, aujourd’hui je suis ici et celui qui était en prison il y a 6 mois est Président de la République ! » Il parlait de Bourguiba.

J’avais des amis, mais un jour un colonel est venu me voir pour me dire « Père, faites attention les jeunes officiers, s’ils peuvent vous faire la peau, ils vous la feront ! ». Le Général est venu me voir à plusieurs reprises de Sétif en hélicoptère pour essayer de comprendre la situation. Je lui ai dit que cela me gênait beaucoup et que je préférerais qu’on prenne rendez-vous, à Akbou par exemple. Il me dit « Père, il y a des villages kabyles qui demandent des armes pour se défendre contre les maquisards, (c’étaient les villages d’auto-défense). Je l’ai déjà fait : à chaque fois, je réunis toute la population du village, je leur fais un discours et je leur donne des armes, Je veux vous soumettre mon discours maintenant et vous allez me dire ce que vous en pensez ! » J’ai lu son discours qui répétait toujours la même chose à savoir « vous êtes des braves, on va vous armer, les autres ce sont des lâches, quand nous arrivons ils fuient, ils n’acceptent pas le combat, etc. » J’ai dit :

 « Dites, mon Général, vous auriez une compagnie de 500 hommes, vous seriez encerclés par 8 à 10 000 hommes, une division; il y a des chars, il y a de l’aviation: est-ce que votre devoir est de tenir jusqu’à l’anéantissement ?

– Non, comme le combat n’est pas égal j’essaierais de sauver mes hommes ! 

– C’est ce que font les maquisards ! Que vous les combattiez, c’est votre métier, mais que vous les méprisiez, ce n’est pas acceptable car un homme qui est capable de donner sa vie pour un idéal mérite qu’on le salue bas ; en France vous avez exalté les résistants et dit que les Allemands étaient des salauds et des tortionnaires, et vous qu’est-ce que vous faites ? Ce sont des résistants ! Que vous les tuiez au combat c’est normal mais que vous les traitiez de lâches, non !

– Ah merde, je n’avais pas réfléchi à ça ! »

Les choses ont continué ainsi et puis un jour à Ighil Ali, c’était un centre municipal ; ils    étaient 18 notables qui sont venus me trouver et m’ont dit : « Voilà Père, Amirouche et ses maquisards nous demandent de démissionner et l’administrateur d’Akbou (qui faisait office de sous-préfet pour eux) nous interdît de le faire et veut nous aider ! » L’administrateur paie donc trois ou quatre hommes pour garder la mairie, que pouvons-nous faire ? Si nous nous armons, les maquisards viendront nous prendre les armes, alors que faire Père ? », « Démissionner ! » ai-je répondu. En effet ils étaient tous pères de famille et s’ils mouraient, personne ne pourrait les aider. J’étais vraiment énervé contre  l’Administrateur.

J’étais très,  très bien avec un garçon merveilleux dont le père était une canaille. Le garçon était un cheikh, chef de tariqa de Boudjellil[44], une branche de la tariqa (confrérie) Rahmaniya et son père, un vendu, faisait argent de tout ! Ce garçon me disait « Mon père c’est vous, le mien a été égorgé et n’a eu que ce qu’il méritait ! ». Ils avaient une grande ferme qu’ils avaient acheté à Bouira et ce garçon m’invitait souvent. Un soir, j’allais à Alger, je passe chez lui ; il me dit :

 « Père, si vous saviez comme je suis heureux !

Pourquoi ?

– J’ai sauvé la vie de deux Européens en pensant à vous parce que vous avez sauvé tellement de gens de chez nous et je suis content de pouvoir faire la même chose !

– Que s’est-il passé ?  (Ce garçon n’avait pas pris le maquis car il était tuberculeux et était chargé de faire la liaison entre les wilayas 2, 3 et 4)

– C’était un soir où un groupe de maquisards ont frappé à ma porte, envoyés par leur chef et chargés d’agir sur Bouira en tuant quelqu’un dans le but de faire du bruit. Ton voisin là, est-ce qu’on peut le tuer ? Alors, en pensant à vous, j’ai dit non, celui-là, ne le tuez pas car il n’a jamais rien fait de mal, au contraire ! Alors ils ont dit qu’ils allaient faire sauter un train et je leur ai dit que si c’était un train militaire, j’irais avec eux, mais si c’est un train de civils, non ! Alors que faire ? m’ont-ils répondu. Je vais avec vous attaquer la garnison qui se trouve à l’entrée de la ville – Mais on n’est pas assez nombreux, il faut laisser tomber ! »

Il avait un oncle maternel, un cheikh de la zaouia du côté de Port Gueydon[45], c’était un homme que je vénérais, il était d’une loyauté, d’une gentillesse… Voici comment il a été massacré : Il y avait un officier français des services secrets (service Action du SDECE) qui s’était arrangé pour semer la zizanie entre les maquisards. Par exemple c’est lui qui avait fait faire un poste de radio ultra moderne et il avait mis une bombe dedans et l’avait fait lâcher à côté de Ben Boulaïd, le chef des Aurès. Cet officier avait essayé de monter un maquis anti-maquis et avait distribué 800 armes. Le gars d’Azazga qui devait monter ce faux maquis avait consulté Amirouche qui lui avait dit « Va, crée un maquis, on t’apportera les têtes qu’on aura tuées ! » Après 4 ou 5 mois quand on a su que les services secrets avaient été roulés, on a organisé une opération du tonnerre de Zeus et, en particulier, il y a eu une quarantaine de légionnaires qui ont été tués, mais ils avaient exterminé pratiquement le maquis, Et puis un beau jour l’officier arrive dans la zaouia et demande le cheikh, les gamins appellent leur professeur et pan, les soldats français l’ont descendu et ont laissé là le corps ! En fait c’était juste un enseignant, pas le cheikh véritable, le cheikh n tariqa ! Ce dernier voulait enterrer le corps, mais il fallait la permission du fameux officier. Il va le trouver, se présente en disant ce qu’il voulait et l’officier lui demande qui il est ; quand il répond qu’il est le cheikh de la zaouia, pan, il est descendu lui aussi ! C’est après cela qu’un de mes confrères prêtre a été tué par représailles.

Un soir à Constantine ce garçon vient me voir : « Père, le Congrès de Tripoli[46] vient d’avoir lieu ! J’ai reçu les papiers que je dois faire transmettre au chef de wilaya ! Je viens pour que vous m’aidiez car il y a un point sur lequel je ne suis pas d’accord, celui des Algériens qui travaillent avec la France. Le cas de Mahdi Belhaddad[47] par exemple, préfet de Constantine, certains disent que c’est un traître et qu’il faut le tuer, les autres ont dit non. Je ne veux pas aller là-bas car je ne veux pas me compromettre, peux-tu y aller à ma place ? » Il me tend le papier (en arabe) et me le traduit en kabyle. Je l’ai porté à Belhaddad.

A un moment on m’a envoyé en France parce que soi-disant on devait m’enlever. J’ai fait savoir à Amirouche que tel village serait bombardé par l’aviation.

Parmi deux colonels très humains, l’un est venu me trouver et me dit :

« Père, j’ai assisté à la messe et j’ai entendu votre sermon (c’était à Bouira et il m’attendait dans la sacristie). Écoutez, malgré les consignes écrites et orales, dans mes compagnies, on torture. Je n’arrive pas à extirper la torture ! Alors je me pose la question : est-ce que je dois démissionner ? Je voudrais votre point de vue !

– Si vous étiez un général 4 étoiles au lieu d’un colonel 4 ficelles je vous dirais de démissionner, car cela ferait du bruit, mais, avec vos 4 ficelles, on dira « c’est un pauvre couillon !

– Si moi, qui suis contre la torture, je n’y arrive pas, qu’en sera-t-il si je suis remplacé par quelqu’un qui sera pour ? Père, je me méfie, je reste ! »

Un autre colonel est venu me trouver aussi : « Père, j’ai reçu l’ordre écrit du Général d’affamer un douar du Guergour parce qu’il est truffé de maquisards, nous ne pouvons pas y rentrer. On me dit qu’il faut donc leur couper le ravitaillement ; en tant que chrétien, je ne peux pas faire ça… ».

Après avoir été arrête avec moi à El Milia, Benhabyles fit une intervention à Paris, puis revint : « Père, je viens avec les excuses du Président du Sénat, du Président du Conseil et de M. Soustelle[48], le nouveau gouverneur de l’Algérie ! M. Soustelle voudrait d’ailleurs vous rencontrer et ne tarit pas d’éloges sur vous, la prochaine fois que vous irez à Alger, téléphonez-lui il vous recevra. » Quinze jours après je vais à Alger auprès du Père Lanfry :

« Je voudrais voir Soustelle !

– Dis donc, pour qui tu te prends, toi ! On ne va pas voir Soustelle comme ça !

– Ce n’est pas moi qui ai demandé à le rencontrer, c’est lui ! »

Le Père Lanfry très surpris, téléphone au Cabinet où le Chef me donne rendez-vous le lendemain à 11 heures.

Il y avait 70 élus musulmans, députés, sénateurs, membres de l’Assemblée algérienne qui s’étaient réunis pour dire qu’il leur fallait agir. Sur les 70, il y en a eu 61, dont 2 Kabyles chrétiens alors députés, qui ont signé un manifeste[49] pour dire qu’ils n’acceptaient pas ce que proposait la France et continueraient de lutter jusqu’au moment où ils obtiendraient satisfaction. Le matin donc, Benhabyles me raconte ça vers 8h et me dit qu’à midi ça va être une bombe ! Je rencontre Soustelle (un grand Monsieur, qui cherchait vraiment à trouver une solution ; mais il a changé après les évènements de Constantine[50]) qui me dit :

 « Père, Il y a tout de même des Algériens qui sont pour la France !

– Ecoutez, les Algériens sont des verbo-menteurs, ils sont sensibles à la magie du verbe ; le même homme est aussi sincère lorsqu’ il crie « Vive la France » que lorsqu’il crie « Vive l’Algérie ». »

Alors je lui raconte l’histoire du notable de Bou-Nouh, celui qui pleurait comme un gosse devant Messali Hadj. Il était venu me trouver et me dire :

« Père, je suis élu maire de Bou-Nouh, je voudrais inviter les gens avec lesquels nous allons travailler, qui faut-il inviter ?

– Invitez l’Administrateur, le Juge, le Secrétaire des impôts, les gendarmes, le médecin de colonisation, c’est avec eux que vous allez travailler.

– Faut-il faire un discours ?

– Si vous voulez !

– Vous me le faites ?

 – Ah, non !

– Mais vous me le corrigerez ?

– Je suis d’accord ! »

Le lendemain il m’apporte son discours. Il y avait 16 fois « Vive la France ». J’ai dit à Soustelle :

 « Le même homme, quand c’était le cœur qui parlait devant Messali Hadj était déchaîné, ensuite quand c’était l’intérêt et la responsabilité il se disait que « les Français nous embêtent mais en même temps ils nous apportent certaines choses » et criait à ce moment-là « Vive la France ». Donc le même homme, avec autant de sincérité criait « Vive Messali » et « Vive la France » ! Et ce n’est pas double-jeu ; simplement quand c’est le cœur qui parle, il est nationaliste, quand la raison parle, elle est pour la France.

 – Père, c’est formidable ce que vous me dites ! »

Il devait me recevoir un quart d’heure et nous discutions depuis trois quart d’heure. Je me suis levé au bout d’une heure et quart et Soustelle m’a invité à revenir le voir à chaque fois que je pensais pouvoir l’éclairer.

Après Soustelle, ça a été Lacoste[51]. A Bougie, le Directeur du collège d’enseignement général, qui était conseiller général, un protestant mais très droit, me dit que Lacoste voulait me rencontrer. Sur ces entrefaites j’ai reçu la visite de ce colonel attristé de l’ordre d’affamer le douar du Guergour. C’étaient donc les fellaghas qui les alimentaient en farine la nuit. Quand je suis allé voir Lacoste, c’est son Secrétaire général qui me reçoit et me dit que Lacoste a été rappelé le matin même à Paris. Je lui donne mon avis sur l’ordre d’affamer les villageois en lui disant que ce n’est pas avec de telles méthodes qu’ils arriveraient à leurs fins. Très surpris, il téléphone au colonel Ducournau[52], un grand bonhomme mort ici à Artiguelouve, (j’ai été à son enterrement à 5 km d’ici) et répète ce que je lui ai dit, puis ordonne que ces méthodes cessent immédiatement. Le colonel qui faisait appel à moi est venu me dire trois jours après que les ordres d’affamer les villages étaient supprimés !                                                                  Un auteur, Jean-Philippe Ould Aoudia[53] a écrit plusieurs livres dont l’odyssée des Sœurs Blanches qui avaient été enlevées par les maquisards à Ighil Ali.  Il m’a téléphoné car il voulait savoir quelle était l’attitude des Pères Blancs par rapport au maquis et comment le maquis considérait les Pères Blancs. J’ai quitté Ighil Ali au mois d’août et les sœurs ont été enlevées au mois de septembre ou octobre, parce que les militaires avaient capturé deux infirmières du maquis. La Supérieure d’Ighil Ali et l’autre sœur, une canadienne, ont été enlevées par les maquis d’Amirouche et sont restées prisonnières pendant un mois ; elles y ont été très respectées même si on les avait habillées en robe kabyle. A mon retour là-bas, le groupe qui les retenait a été attaqué par une patrouille française et là, la Supérieure a été tuée. Par qui ? On n’en sait rien ! La canadienne a été libérée et a fait tellement l’éloge des maquisards que l’armée a demandé qu’elle soit envoyée ailleurs. Voilà donc une attitude des maquisards par rapport aux Sœurs Blanches.

Auparavant, un dimanche matin à six heures, je reçois un militaire sénégalais qui me dit que l’on m’intime l’ordre militaire de partir immédiatement à Alger. Je célèbre la messe et je pars à huit heures. J’ai appris ensuite qu’à dix heures, des types, armes à la main, étaient venus pour me prendre ! Je n’ai jamais su ce qu’ils me voulaient, m’arrêter, me tuer… On m’envoie donc au vert, à Pau. Je m’y retrouve avec le Père Elan, maintenant aveugle, sourd, et impotent. Il était du côté de Tazmalt et avait été arrêté par les maquisards qui lui avaient d’abord demandé s’il était le Père Poyto. Ils l’ont gardé prisonnier un mois. Il a écrit cet épisode dans des notes qu’il garde avec lui et que j’ai lu deux fois. II raconte qu’on l’a mis sur un mulet et qu’on l’amenait chaque jour dans un nouveau village ; il n’a jamais mangé autant de poulet que durant cette période ! Il raconte ses relations avec les maquisards et comment, durant cette période, il n’a parlé que kabyle et entendu que du kabyle.

Le troisième exemple est celui du Père de Talhouët, il n’avait pas inventé la poudre mais c’était un brave garçon de la vieille noblesse[54]. Il n’avait jamais rien compris à la Kabylie, il ne s’occupait que des scouts. Un jour, il a été arrêté en venant d’Alger, avant d’arriver à Draa-El-Mizan par un groupe de maquisards. Il a été amené à l’état-major d’Amirouche dans l’immense forêt au-dessus de Yakouren. Il m’a raconté qu’Amirouche, durant un mois, lui faisait compter les billets de banque qui arrivaient. Un jour il a posé la question à Amirouche sur la date où il serait relâché et Amirouche lui a répondu « Vous êtes si mal que ça ici ? Il y en a qui paieraient cher pour se trouver auprès de moi ! ». Et comme la gandoura du Père était tout usée, Amirouche a fait faire au cordonnier une gandoura et un burnous, sur lequel il a fait mettre une croix en fil vert. Ils l’ont ensuite amené sur la route de Yakouren et lui ont dit de partir en précisant qu’il y avait un camp militaire à 2 ou 3 km.

Voilà donc trois cas de Pères Blancs qui ont été traités avec beaucoup de respect par les maquisards. Il y a eu deux Pères Blancs tués. Le premier, tout à fait au début, un saint homme qui allait soigner les gens à domicile, très dévoué, mais un peu couillon sur les bords ! Le Supérieur lui avait dit de ne plus sortir ainsi car il gênait les gens, mais, non, il voulait sortir tous les jours et aller chez les gens. Il est arrivé dans une ferme à côté de Mekla. Il y avait une bande de maquisards qui venait du Maroc. On ne l’a jamais retrouvé, il a certainement été tué et enterré ; ça n’était pas les maquis locaux. Le deuxième Père tué, je l’avais eu comme vicaire, c’était un Suisse en poste à Azazga. Tous les dimanches, il allait à Port Gueydon avec sa voiture. Bien que toute la zone fût pourrie de fellaghas il n’avait jamais eu de difficultés. Un jour on a trouvé sa voiture calcinée, lui tué et sur la poitrine un papier où était écrit « En représailles pour l’assassinat du cheikh untel. », celui dont j’ai parlé tout à l’heure. C’était une catastrophe car voilà deux saints hommes tués à cause des évènements. C’étaient les deux seuls assassinats, sauf à la fin, les quatre de Tizi-Ouzou, c’est tout. Personnellement, je crois que parmi les 32 Pères Blancs qui étaient là, il y en avait qui dans le fond étaient Algérie française, mais surtout pas cet italien, le Père Giovanni De Falco, un garçon intelligent, mais têtu comme une mule. Il avait pratiquement rejoint le maquis et avait été condamné par les Français à 5 ans de bagne, à Lambèse. Il était l’ami d’Ait Ahmed qui avait caché le trésor de son groupe dans le jardin des Pères Blancs. Nous étions donc protégés par Amirouche, qui d’ailleurs avait dit : « Si je disparais, il n’y aura plus un seul Père Blanc dans la région ! ». Alors que dans l’administration française beaucoup nous en voulaient ! J’étais personnellement assez connaisseur des choses car j’avais déjà vécu la révolte de Sétif ; et, grâce à Benhabyles, j’avais eu des relations qu’aucun Père Blanc n’avait eues.

Le cardinal Duval[55] était à l’époque évêque de Constantine. Quand j’étais dans le Constantinois, il m’avait dit « Cher Père, je suis un francaoui, je ne connais rien du pays, je vous demanderai de m’aider à éviter les impairs ! ». Je lui avais dit par exemple de ne pas s’exclamer devant un bébé « Oh, qu’il est beau ! » à cause du mauvais œil. Quand j’ai été expulsé de Kabylie, je n’avais aucun intérêt pour une autre région et je  suis venu ici. Monseigneur Duval me dit un jour : « Père, j’ai oublié les conseils que vous m’avez donnés. Je suis passé à Boghni, où j’ai été reçu par un docteur, une des grandes familles de Djelfa et dont la femme était d’Annaba. Des gens très, très évolués, qui m’ont reçu d’une façon admirable. Après le repas nous sommes passés au salon où il y avait des yatagans[56] en argent posés sur le mur, « Oh qu’ils sont beaux ! », me suis-je exclamé !  La dame prend une chaise et m’en décroche un : « Tenez, il est à vous ! ». Je me suis dit « Oh j’ai fait un impair, qu’aurait fait le Père Poyto ? ». J’ai remercié la dame en lui disant « Je vous remercie, je l’accepte, mais comme je suis un homme pacifique je le laisse en dépôt chez vous ! » ». Je lui ai dit : « Monseigneur, je vous donne 20/20, vous avez fait ce qu’il fallait ! »

Du point de vue FLN la wilaya 1 c’était les Aurès jusqu’à Sétif ; à Sétif il y avait la convergence de plusieurs wilayas, la 1, la 2 (Constantinois), la 3 (Kabylie jusqu’à Jijel). La 4 était la région de l’Ouarsenis et de Blida et la 5 l’Oranie ; le Sahara était à part. A Sétif il y avait beaucoup d’avocats kabyles et en particulier deux qui étaient de grands amis. L’un, Arezki, était marié à une Corse et avait plusieurs enfants et l’autre, Sidi Yahia, était aussi marié à une Française. Quand je passais de Constantine à Alger je m’arrêtais toujours chez eux. Un jour je passe, on m’ouvre et je vois qu’on s’étonne, j’ai senti un froid. Au bout de la table, il y avait un petit bonhomme en civil qui m’est présenté comme étant un commerçant à Bou-Nouh, mais je sentais bien que ce n’était pas du tout ça. Une quinzaine de jours après, entre les accords d’Evian et l’indépendance, un dimanche matin je reçois un coup de téléphone de Maître Arezki : « Père, il faut venir tout de suite ! ». J’y vais et je retrouve le même petit bonhomme. On me dit : « Père je vous ai menti l’autre jour, c’est le responsable de la région de Sétif ! Voilà : on va vous rendre un service et vous nous en rendrez un. ». C’était au moment des attentats de l’OAS. Il y avait un vicaire très brave, mais assez déséquilibré, et son curé était très Algérie française. Maître Arezki m’explique que le commandant FLN lui a dit que l’abbé aurait transporté des plastiqueurs pour poser des bombes et que les gens du FLN voulaient le tuer : « Nous avons obtenu 48 heures, à vous de jouer ! ». Je suis allé voir l’évêque dès l’après-midi, qui me dit : « Le coquin, ça ne m’étonne pas ! ». Le soir même, il prenait l’avion pour la France, je lui ai sauvé la vie. Ça, c’est donc le service qu’ils m’ont rendu, alors je leur ai demandé lequel ils attendaient de moi. Les accords d’Evian étaient signés, au 1er Juin il y aurait les élections et pour le moment c’est le gouvernement provisoire. Les notables voulaient organiser un grand défilé pour fêter la fin des hostilités et il fallait que j’aille voir le général de la place pour qu’il garantisse la sécurité des manifestants. Le général m’a demandé d’obtenir auprès des locaux qu’ils défilent, mais seulement dans l’allée principale, sans narguer l’armée et sans drapeaux algériens, sinon il ferait tirer sur la foule. Je lui ai dit que le rôle de l’armée était terminé et que le problème avait été tranché politiquement :

« Ça vous dépasse, ce serait un combat d’arrière-garde qui ferait encore couler du sang inutilement !

–  Ça fait 36 ans que je suis militaire, vous savez, ça fait quelque chose, l’os ne veut pas descendre

– L’os, mettez-le comme ça et il descendra !

– Oh, vous alors ! Bon, dites-leur que je suis d’accord qu’il y ait des drapeaux mais s’ils viennent nous narguer, je fais tirer ! ».

 Le défilé a eu lieu sans problème. Après l’indépendance, en Juillet je vais à Sétif, chez mes amis :

« On vous invite à la tribune d’honneur pour le grand défilé de la victoire !

– Oh, non ce n’est pas ma place ! »

J’ai assisté au défilé depuis l’appartement et, comme je suis féru d’histoire, j’ai pensé au Consulat, en France, en Novembre 1799. Ils étaient trois, trois couillons : l’un, c’était Napoléon, qui a tout bouffé, et les deux autres, Sieyès et Ducos, ont disparu. La wilaya des Aurès et la 3 défilaient. C’était vraiment une armée de sans-culottes, ils défilaient comme ils pouvaient. Derrière, il y avait l’armée de Tunisie[57], avec des blindés et tout le reste, ils ne s’étaient pas battus beaucoup ceux-là ! Dans une voiture il y avait Ferhat Abbas et dans une autre, Boumediene et un troisième. Je me suis dit, tiens voilà les trois consuls, quel est celui qui va bouffer les autres ? Je misais pour Boumediene et je ne me suis pas trompé !


[1] Au Nyassaland, territoire africain faisant alors partie de l’empire colonial britannique. Aujourd’hui, le Malawi.

[2] Aujourd’hui, commune d’El Menia, au sud de Ghardaïa, dans le Sahara algérien.

[3] Commune de montagne dont le nom officiel est aujourd’hui Aïn El Hammam.

[4] Si Amar Boulifa fut le premier Kabyle formé à l’école française à publier des ouvrages d’études linguistiques, historiques et archéologiques sur le monde berbère en général et la Kabylie en particulier. Il publia en 1913 la première Méthode de langue kabyle.  

[5] La France déclare la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939.

[6] Jean-Marie Dallet, prêtre et auteur du premier Dictionnaire kabyle-français, publié en 1982.

[7] Jacques Lanfry, prêtre, cofondateur et animateur du Fichier de documentation berbère, revue d’études sur les langues et coutumes berbères publiée entre 1945 et 1977.

[8] La conquête musulmane de l’Afrique du Nord s’effectue de l’an 647 à l’an 709.

[9] Littéralement « l’ignorance ». Ce terme désigne, dans les pays musulmans, les périodes préislamiques.

[10] Littéralement, en arabe, la voie. Nom généralement utilisé pour désigner une confrérie soufie.

[11] Dans la tradition kabyle, le foie est le centre du courage chez une personne ou un animal. Les poules ou lapins sont réputés craintifs.

[12] Préhistorien français, spécialiste des Berbères, fondateur de l’Encyclopédie berbère.

[13] Aujourd’hui, commune de Draâ Ben Khedda.

[14] Henri Genevois (1913-1978), prêtre, auteur de nombreuses études sur la Kabylie

[15] La ligne Morice, édifiée en 1957, doublée par la ligne Challe en 1959.

[16] Charlie Decker, Jean Chevillard, Christian Chessel et Alain Dieulangard assassinés le 27 Décembre 1994. Meurtres attribués à des terroristes islamistes.

[17] Aujourd’hui Bordj Zemoura, commune de la wilaya de Bordj Bou Arreridj

[18] Puissante famille originaire de Tazmalt, qui organisa au XIXe siècle la lutte contre la colonisation française dans la région de Bougie, puis se mit ensuite au service du colonisateur. Les Ou Rabah, grands propriétaires, possédaient des terres dans toute la vallée de la Soummam.

[19] Importante famille de la région de Sétif et Bordj Bou Arreridj

[20] L’opération Jumelles (juillet 1959 – mars 1960) faisait partie du plan du général Challe, qui visait à anéantir militairement le FLN dans toute l’Algérie. Il s’agit de la plus importante opération militaire française menée en Kabylie.

[21] Jacques Faure, général français. Il commande les chasseurs alpins dans la région de Tizi-Ouzou de 1958 à 1960. Il sera ensuite condamné à 10 ans de prison en France pour avoir surtout la tentative de putsch des généraux contre Charles de Gaulle.

[22]  Alim Louis  Benabid, le fils d’Ahmed Benabid et de son épouse,  infirmière française,  est un neurochirurgien célèbre,  membre entre autres, en France, de l’Académie des Sciences.

[23] En arabe populaire : « celui qui a tourné ». Désignait communément un Musulman francisé, perçu comme un traître aux siens.

[24] Boudjemâ Ould Aoudia (1887-1973). Avocat, élu à l’Assemblée Algérienne,  il défend dans les années 1930  l’égalité juridique entre Européens et Musulmans, dans le cadre de la République française. Son neveu, Salah Henri Ould Aoudia,  inspecteur des Centres Sociaux Educatifs, fut assassiné à  Alger par l’OAS le 1 5 mars 1962,  au côté de Mouloud Feraoun. Quant à Amokrane Ould Aoudia, cousin de Salah Henri, il fut, avec Jacques Vergès et Mohand Oussedik, un de fondateurs du collectif  d’avocats qui pendant la guerre d’Algérie,  défendait les  militants du FLN face à la justice française.  Il fut assassiné en  1959 de manière illégale par l’armée française.

[25] Un des plus célèbres généraux français depuis la Première Guerre Mondiale, Maxime Weygand est Délégué général du gouvernement de Vichy en Afrique entre 1940 et 1941.

[26] Chérif Benhabyles était originaire de Chevreul – Benì Aziz, dans les environs de Sétif. Homme politique, élu de Constantine, puis d’Oran défenseur de l’œuvre coloniale française, il est assassiné en 1959 par le FLN, à Vichy.

[27] Aujourd’hui, commune de Tadmaït, dans la wilaya de Tizi-Ouzou.

[28] Père blanc qui sillonna le Sahara algérien, François de Villaret découvrit et répertoria de nombreuses gravures rupestres.

[29] Amirouche Aït Hamouda, colonel commandant la Wilaya III dans les rangs de l’Armée de libération nationale, durant la guerre d’Algérie, tué au combat. Il était le plus célèbre et le plus redouté des moudjahidines algériens.

[30] Village de la commune de Taher, dans l’actuelle wilaya de Jijel.

[31] Aïn Hanech, à 7 km d’El Eulma, dans l’actuelle wilaya de Sétif, est un site préhistorique découvert en 1947 par le paléontologue français Camille Harambourg. Des galets façonnés par des hominidés y ont été datés de 1,8 millions d’années, ce qui constituait la plus ancienne trace humaine en Afrique du Nord. Depuis, en 2018, une équipe algéro-espagnole a découvert sur le site voisin d’Aïn Boucherit d’autres objets lithiques remontant à 2,4 millions d’années.

[32] Bolas : arme lithique préhistorique, par extension, objet préhistorique sphérique

[33] Aujourd’hui musée national du Bardo, à Alger. Musée essentiellement consacré à la préhistoire et à l’ethnographie depuis 1930.

[34] Ouvriers algériens travaillant en France, dont beaucoup étaient Kabyles.

[35] Aujourd’hui Benì Aziz, commune de la wilaya de Sétif, dans les Babors. Sur le territoire de cette commune, on trouve le site archéologique d’Ikjane, ancienne cité de la tribu Koutama et point de départ de la conquête fatimide de l’Afrique du Nord au Xème siècle.

[36] Mostefa Ben Boulaïd, un des principaux chefs nationalistes historiques ayant déclenché la guerre d’Algérie, meurt au maquis le 22 mars 1956.

[37] Krim Belkacem et son adjoint Amar Ouamrane furent les premiers maquisards nationalistes algériens en Kabylie. Ils jouèrent chacun un rôle crucial lors de la guerre d’Algérie, dirigeant les wilayas III et IV. Krim Belkacem sera signataire des accords d’Evian.

[38] Mohammed el Hadi Djemame, pharmacien originaire de Jijel, co-rédigea en 1945 avec Ferhat Abbas son fameux Manifeste du peuple algérien. Il rejoignit le FLN lorsque Ferhat Abbas fit de même.

[39] Commune côtière, aujourd’hui située à l’ouest de la wilaya de Jijel.

[40] Après avoir rejoint les maquis FLN dans la région de Ouacif à la fin de l’année 1954, Amirouche est nommé en 1955 responsable de toute la vallée de la Soummam (d’El Kseur à Bouira) par Krim Belkacem, colonel de la Wilaya III. À la suite des départs de Krim Belkacem et de Mohammedi Saïd, Amirouche est nommé colonel de toute la Wilaya III en 1957.

[41] La 11e division d’infanterie, commandée par le général André Beaufre, était surnommé « la division de fer » au début de la guerre d’Algérie. André Beaufre, militaire de carrière et résistant, reste surtout connu pour ses ouvrages de stratégie, sur la dissuasion nucléaire et la guerre révolutionnaire.

[42] Aujourd’hui commune de Benì Mellikeche, daïra de Tazmalt, wilaya de Béjaïa.

[43] Jacques Augarde, maire de Bougie de 1947 à 1962, fut en réalité sous-secrétaire d’Etat chargé des affaires musulmanes dans le gouvernement Robert Schuman de 1947-48. Également député, puis sénateur, centriste, il fut affilié au MRP, puis au Centre républicain.

[44] Aujourd’hui commune de la wilaya de Bejaïa, entre Ighil Ali et Tazmalt.

[45] Aujourd’hui Azzefoun, commune côtière de la wilaya de Tizi-Ouzou.

[46] Congrès du Conseil National de la Révolution Algérienne, tenu à tripoli du 27 mai au 30 juin 1962. Y ont été entérinés les accords de cessez-le-feu avec la France (accords dits d’Evian) et le programme de gouvernement du FLN. Le Congrès est surtout resté célèbre pour avoir révélé au grand jour les désaccords entre factions rivales du FLN, en compétition pour accéder au pouvoir dans la future Algérie indépendante.

[47] Mahdi Belhaddad, né dans les Aurès, était l’arrière-petit-fils du cheikh Haddad, chef de la confrérie Rahmaniya qui déclencha la révolte anti-française de la Kabylie en 1870. D’abord caïd dans la région de Bougie, puis sous -préfet d’Aïn Defla, il devient le premier et seul Algérien musulman à atteindre le grade de préfet en Algérie : d’abord préfet de Batna, puis de Constantine, un des postes les plus importants de l’administration coloniale française. Partisan de la négociation avec le FLN, il est peu aimé des militaires. Après l’indépendance de l’Algérie, il poursuit sa carrière administrative en France, mais est enterré à Souk Oufella, en Kabylie.

[48] Gaulliste de gauche, Jacques Soustelle fut brièvement gouverneur général de l’Algérie, du 1er février 1955 au 30 janvier 1956. Ministre après le retour au pouvoir de Charles de Gaulle, il tombe en disgrâce et doit s’exiler après avoir tenté de fédérer politiquement les partisans de l’Algérie française, y compris certains cadres de l’OAS.

[49] Le manifeste des 61 fut publié le 22 septembre 1955 et appelait à l’autonomie de l’Algérie. Ferhat Abbas faisait partie des signataires.

[50] Massacres du Constantinois d’août 1955, dans la zone Collo – Philippeville (aujourd’hui Skikda) – Constantine – Guelma. A l’initiative du FLN, des dizaines de civils européens (dont des enfants) ainsi que des Musulmans pro-français sont massacrés. La répression fera des milliers de morts et marquera un tournant de la guerre d’Algérie.

[51] Homme politique français, socialiste, Robert Lacoste a été gouverneur général de l’Algérie de février 1956 jusqu’au mois de mai 1958. Il s’est engagé dans une politique de répression sans faille contre le FLN et a soutenu jusqu’au bout l’idée d’une Algérie française.

[52] Paul Ducournau, colonel puis général de parachutistes dans l’armée française.

[53] Jean-Philippe Ould Aoudia est un médecin français, né à Alger en 1941. Son oncle, Salah Henri Ould Aoudia, kabyle chrétien, fut assassiné par l’OAS aux côtés de Mouloud Feraoun, lors de l’attentat de Château Royal, le 15 mars 1962. L’ouvrage mentionné par le Père Poyto s’intitule Un enlèvement en Kabylie, publié en 1996 aux éditions Tirèsias.

[54] La famille de Talhouët fait partie de la vieille noblesse bretonne. Le Père de Talhouët était notamment enseignant au lycée des Pères Blancs, à Aït Yenni.

[55] Désigné évêque de Constantine en 1947, Léon-Etienne Duval devient archevêque d’Alger en 1954. Il se fait détester par la population pied-noir, en raison de ses positions favorables à l’autodétermination de l’Algérie et proches du FLN. Le pape le fait cardinal en 1965 et il reçoit la nationalité algérienne en 1966. Il prend sa retraite en 1988, meurt en 1996 et est enterré dans la basilique Notre Dame d’Afrique d’Alger.

[56] Sabres turcs, répandus en Algérie durant la période ottomane.

[57] Eléments de l’Armée de Libération Nationale du FLN, stationnés en Tunisie durant le conflit. Les éléments de l’ALN stationnés au Maroc et en Tunisie étaient surnommés « l’armée des frontières ».